mardi 30 décembre 2014

Lettre du 31 décembre 1914

Madame Paul Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Lyon, le 31 Décembre 1914


Ma Chérie,

J’ai tes deux dernières lettres et notamment celle du 28 courant. Où est-il ton beau courage du début de cette malheureuse affaire? Tu as vraiment tort de te laisse aller à des réflexions aussi désespérées, toi qui a toujours soutenu que la femme et notamment la mère supporte autant et même davantage que l’homme (1). Au fond, tu es dans une meilleure situation que la plupart des femmes et mères de France. Tu restes dans ta maison, cela est certain, et tu as de quoi vivre jusqu’en Mars/Avril. D’ici là, tout sera certainement arrangé et tu ne manqueras certainement de rien en ce qui concerne la vie matérielle. Tu auras peut-être encore quelques interrogatoires du Commissaire de Caudéran (2), mais ce sera réellement tout. 
Que ferais-tu donc si, dès le début de la guerre, j’étais sur le front comme tant d’autres? Ou si j’y allais maintenant? Tu oublies que j’ai eu relativement beaucoup de veine jusqu’ici: en allant à Bel-Abbès j’aurai besoin d’une instruction d’au moins deux mois avant d’aller au Maroc: cela nous amènera jusqu’au milieu du mois de Mars: qui sait si d’ici là la guerre n’est pas finie. Et même si elle n’était pas finie, qu’est-ce que je risquerai au Maroc? Il arrive une balle toutes les demi-heures, et si dans un engagement il y a cinq morts et dix blessés cela est considéré comme énorme! Et nous n’en sommes pas encore là, car il se peut très bien que je resterai à Sidi-Bel-Abbès jusqu’à la fin de la guerre (3)!
Tu as les enfants avec toi, et rien qu’eux devraient te donner le courage de supporter cette épreuve qui est certes aussi dure pour toi. Tu as d’autre part des amies et connaissances avec lesquelles tu peux causer! N’as-tu pas envie d’aller voir les dames de Métivier (4), 2 rue Sainte Eulalie (dans la maison du Café Suisse, mais entrée de la rue Sainte Eulalie) qui auront certainement plaisir de te recevoir. Tu sais que j’ai habité chez elles pendant une dizaine de jours avant mon départ pour le Maroc Bayonne et que je leur ai prêté plusieurs livres de la collection Nelson (5) (Quo Vadis, Jérusalem et Lettres de mon Moulin ) (6) que tu peux réclamer. 
Si je n’ai pas suffisamment de temps pour t’aviser, je te télégraphierai mon départ pour l’Algérie où mon adresse sera

1er Régiment Étranger
à Sidi-Bel-Abbès (Algérie)

Je t’indiquerai la Compagnie dès que je serai arrivé là-bas. Que le mot Afrique ne t’effraie pas: c’est la plus grande France là bas, et Bel-Abbès n’est qu’à 4 heures d’Oran qui se trouve à 30 heures de Marseille: une paille!
Si tu réussis à retirer les titres et que tu les déposes dans le coffre de Mr. W. (7) à la banque, fais-toi donner par celui-ci un état de ces titres pour la bonne règle. Il pourra également encaisser les coupons échus, et te remettre l’argent. Tu as un état de tous les titres à la fin du petit carnet que je t’ai remis à Bayonne. Tu noteras aussi toujours le montant des coupons, pour que nous puissions vérifier si tout est bien en règle.
J’espère sincèrement que tu te remonteras le moral et que tu passes cette malheureuse période aussi bien que j’espère la passer. Tu peux payer à Mr. Robin la moitié du terme, puisque tu possèdes maintenant l’argent, tout en lui faisant remarquer que tu ne sais pas encore quand tu paieras le reste. 
Écris-moi bientôt et embrasse les enfants bien fort.
Mille tendresses

ton Paul


L’avoué de Nantes m’écrit qu’il espère arranger l’affaire promptement. S’il le demande, tu pourras lui envoyer par lettre recommandée mon passeport et ma déclaration d’étranger de Nantes (8).


Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - Première indication des opinions féministes de Marthe.
2) - "Commissaire de Caudéran" : le commissaire de police chargé d'instruire la demande de permis de séjour de Marthe.
3) - "jusqu'à la fin de la guerre !" : Paul, qui veut par ces arguments rassurer Marthe sur leurs sorts respectifs, prend ici un grand risque: celui de passer pour un "embusqué", risque dont il est nécessairement prévenu en cette fin d'année où commence la "campagne contre les embusqués" dont Georges Clémenceau prendra la tête en avril 1915.
4) - "les dames de Métivier" : les logeuses de Paul, à Bordeaux, avant son départ au dépôt de la Légion à Bayonne." 
5) - Collection à bon marché distribuée en France depuis 1911. Dite "des livres jaunes", cette collection d'origine écossaise, anglaise et américaine, est considérée comme l'ancêtre des actuels livres de poche : un petit format, un riche catalogue de romans largement appréciés, un faible coût. En outre les soldats la recherchaient pour sa relative solidité (les couvertures étaient entoilées) et pour la lisibilité de ses caractères.
6) - Quo Vadis, roman historique paru en 1896 racontant les persécutions des chrétiens sous Néron, par l'écrivain polonais Henryk Sienkiewicz (prix Nobel 1905), dans lequel il dénonce en fait les persécutions du tsar à l'encontre des catholiques polonais. Jérusalem, texte de Pierre Loti où il raconte un voyage qu'il fit à Jérusalem en 1894, et dont le thème est la recherche de Dieu par un agnostique. L'auteur y professe les préjugés antisémites de son époque (l'Affaire Dreyfus commence en octobre 1894). Les lettres de mon Moulin, d'Alphonse Daudet: la première édition de cet ouvrage à la fois populiste, ruraliste, régionaliste et nationaliste remonte à 1869. Il est depuis lors constamment réédité et considéré comme un classique de la littérature française. Paul avait en matière de littérature des goûts fort éclectiques...
7) - "Mr. W." : Mr. Wooloughan
8) - "déclaration d'étranger de Nantes" : il  peut s'agir du permis de séjour délivré à Paul, à Nantes, avant la guerre, ou, plus certainement, de sa déclaration au Tribunal - ou à la Chambre- de Commerce de Nantes en tant qu'associé de nationalité étrangère à la Société Leconte et Compagnie. 

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