dimanche 7 décembre 2014

Lettre du 8 décembre 1914

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran 
près Bordeaux (Gironde)
le 8 Décembre 1914


Chérie,
Hier matin, juste au moment où j’allais t’annoncer que dorénavant je mettrais aussi longtemps que toi pour répondre aux lettres reçues, le sergent fourrier venait me remettre tes lignes de samedi. C’est égal, tu n’es pas bien pressée pour me donner de tes nouvelles ! Enfin puisque tu es rentrée maintenant, j’espère que tu es plus à ton aise. Je pense aussi que ton voyage s’est bien passé et que tu n’as pas eu la même réception à la mairie de Caudéran qu’à celle de Bayonne. Donne moi bientôt des nouvelles à ce sujet et dis moi aussi combien de temps la famille Devilliers restera avec toi. Comme le gouvernement va rentrer à Paris (1), je crains bien que les locataires de D. n’en fassent autant, tout en souhaitant que la famille Devilliers reste avec toi au moins une bonne quinzaine pour te convaincre que tu ne risques rien à Caudéran.
J’ai bien regretté de ne pas avoir vu Cambo et la belle demeure de Maître Rostand (2); ce sera peut-être pour plus tard.
J’ai fini par m’habituer ici et je commence à trouver la vie à Lyon bien agréable (tout est relatif bien entendu). Au bureau de la 2° il y a fort à faire mais les gradés, en partie de Bel Abbès (3), en partie des rengagés sont des gens agréables malgré leur abord un peu rude. Le Capitaine, un homme d’un certain âge, est très bienveillant pour ses hommes et surtout très juste. Il se rend compte de tout par lui même et ne se gêne pas de goûter l’ordinaire à la cuisine et de crier si les soins voulus de propreté etc. ne sont pas donnés. Il entend tous les matins les hommes qui voudraient lui parler personnellement ; au rapport, un officier demande en outre journellement si quelqu’un a des réclamations à faire. La nourriture est suffisante et point mauvaise. Grâce à un arrangement avec le Caporal d’Ordinaire, je reçois mes plats à part, mais personnellement je ne suis pas aussi bien nourri qu’à Bayonne au mess.
La ville de Lyon est une des plus belles que j’ai vues. Des rues larges et modernes, des maisons de 4, 5, 6 et 7 étages, un éclairage parfait, une grande propreté. Des cabinets souterrains, très luxueux, avec lavabo gratuit et demande de se laver (sans pourboire) dans l’intérêt de l’hygiène ; des cireuses automatiques à 10 cs ; des comptoirs où le café, thé, lait etc. est servi à 10 cs la tasse. La ville a des places vastes et aérées avec des mouvements superbes, des églises et édifices publics d’un goût parfait et souvent très vieux et d’un style difficile à décrire. Le Rhône et la Saône avec d’innombrables ponts traversent la ville dans toute sa longueur et les mouettes y font leur vol gracieux bien que la mer soit distante de 350 km env. J’étais dimanche (après une douche dans une des “Douches Lyonnaises” très élégantes et démocratiques en même temps : 35 cs avec serviettes et savon) par la ‘Fourvière’ quelque chose comme le sommet de Montmartre à Paris avec une église magnifique et d’où l’on a une vue superbe sur la ville et jusqu’aux cimes des Alpes ; on voyait le Mont Blanc ! Genève est en effet à env. 80 km.
Ce qu’il y a maintenant de moins agréable, à la Légion, ce sont les soldats, du moins dans notre compagnie. Il y a là nombre de juifs polonais, russes et allemands (4), parlant un jargon mi-allemand mi-hébreu (5); des turcs, des espagnols et quelques suisses. Dans notre cantonnement, il n’y a qu’1 1/2 compagnies, les autres sont dispersés dans la ville. Depuis quelques jours il y a aussi une douzaine d’Américains et je vais tâcher d’en faire plus ample connaissance pour avoir l’occasion de parler l’anglais. On nous exerce aussi ferme : 1/2 compagnie va partir ces jours ci sur le front et d’autres vont suivre.
Quant à la situation militaire, je suis toujours optimiste, nous avons bien avancé ces jours ci et si l’avance russe est momentanément arrêtée, il ne reste pas moins vrai que les allemands, avec leurs attaques désespérées, perdent un monde fou. Enfin, l’Italie s’est déclarée nettement favorable aux alliés et elle prendra partie pour eux un jour ou l’autre. Tu as certainement lu qu’après Friedrichshafen (6), Fribourg en Brisgau (7) a été bombardée par les avions alliés et la ligne de chemin de fer détruite.
Baboureau doit partir le 20 pour être versé dans le service armé ! Je vais donc faire donner la procuration à Siret (8) qui, lui, est définitivement réformé.
Les enfants se remettent certainement bientôt complètement. Embrasse les bien pour moi et dis le bonjour à la famille Devilliers et à Hélène ainsi qu’à Mme et Georgette Plantain lorsque tu les verras.
Meilleurs baisers.
  Paul

P.S. As tu été au Comptoir d’Escompte, allée de Tourny, pour régulariser ta procuration ?

Sur le “Journal” (9) de samedi dernier, il était question d’un cas où la saisie d’une maison allemande n’a pas été maintenue ; on a levé les scellés parce que le propriétaire s’était engagé pour la durée de la guerre au 1° Etranger.

Notes: (François Beautier)
(1) "le gouvernement va bientôt rentrer à Paris" : sur injonction du chef d'état-major général de l'armée française (Joseph Joffre) le gouvernement s'est officiellement replié à Bordeaux du 2 septembre au 8 décembre 1914, le ministère de la guerre y restant jusqu’au 15 janvier 1915.
(2) "Maître Rostand" : il s’agit d’Edmond Rostand (1868-1918), dramaturge célèbre (auteur notamment de Cyrano de Bergerac, L’Aiglon, Chantecler), académicien depuis 1901, grand bourgeois dreyfusard, pacifiste (Chantecler est joué la première fois en 1910), patriote (il s’engage en 1914 mais est réformé), humaniste,  qui vit depuis 1906 dans sa villa Arnaga, à Cambo-les-Bains (Pays basque), près de Bayonne.
(3) "Bel Abbès" : Sidi Bel Abbès, en Algérie occidentale, siège principal de la Légion en Afrique du Nord. 
(4) "juifs polonais, russes et allemands" : Paul prend à son compte un préjugé antisémite qui est cependant moins partagé dans les rangs de la Légion étrangère que de l'Armée. 
(5) "jargon mi-allemand mi-hébreu" : Paul nie ainsi au yiddish le statut de langue, de même qu'il indique, en ne mettant jamais de majuscule au mot "Juif", qu'il ne considère pas les juifs (membres d'une communauté religieuse), comme un peuple ou une nation officiellement constitués.
(6) "Friedrichshafen" : site de construction des ballons dirigeables Zeppelin, la ville fut pour la première fois bombardée par l'aviation française le 23 novembre 1914 (les installations Zeppelin avaient été attaquées par un aviateur français dès le 14 août).
(7) "Fribourg en Brisgau" : les terrains d'aviation et la gare de Fribourg en Brisgau furent pour la première fois bombardés le 4 décembre 1914 lors d'un raid français.
(8)"Siret" : collaborateur de Paul à Bordeaux.
(9) "Le Journal" : Paul est abonné au quotidien national "Le Journal", que Marthe lui réexpédie régulièrement sous manchette, et dont il lui renvoie les articles découpés qu'il veut conserver ou lui faire lire. Il s'agit de l'un des grands quotidiens nationaux de l'époque, orienté vers un lectorat de classe moyenne, cultivé, républicain, libéral, patriote, ouvert aux Anglais et aux Américains. Son directeur, Charles Humbert, homme politique important, spécialiste des questions militaires et très critique face à l'Armée française, sera arrêté en février 1918 puis rapidement acquitté du soupçon d'avoir racheté Le Journal, en 1911, avec de l'argent allemand.

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