lundi 22 décembre 2014

Lettre du 23 décembre 1914


Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Lyon, le 23 décembre 1914

Ma chérie,

J’ai reçu tes lettres du 19 et 20 courant : Non ne perdons pas courage, l’orage passera. J’ai chargé un avoué à Nantes de faire opposition en mon nom et il paraît de plus en plus certain que le séquestre sera levé et que si provisoirement on appose des scellés sur nos meubles on ne t’expulsera pas. Pour le cas où la mainlevée (1) ne serait pas donnée avant la fin du mois, j’ai demandé au séquestre une somme mensuelle de 500 Frs. J’attends avec impatience un mot si tu as réussi à avoir quelques centaines de francs ; note qu’au besoin Mr. Penhoat m’avancerait aussi de l’argent, sans parler de l’obligation de 1912 en dépôt chez Mr. Wooloughan que tu pourras vendre pour 205/210 Frs. à une banque quelconque par l’entremise de Hélène par exemple. J’ai ici suffisamment d’argent jusqu’à fin février j’espère. Et de toute façon si l’affaire traînait nos biens deviendraient libres à la fin de la guerre. Mais comme je te l’ai déjà dit je compte fermement avoir satisfaction sous peu.
Ce seront de tristes jours de “fête” que tu passeras cette année, car je vois qu’en dépit de toute ta volonté tu te laisseras abattre par la tristesse. Et il est doublement douloureux qu’en ces jours difficiles nous ne soyons pas l’un auprès de l’autre. Ici il n’y a point de congés ni permissions pour Noël, d’ordre du Ministre (2). Je compte faire une petite promenade vendredi avec mon camarade à la Croix Rousse, dans la banlieue de Lyon.
Je commence à m’habituer à cette vie de caserne et si les soldats ne se composaient pas en partie de sujets plus ou moins malpropres, ce serait bien soutenable. En ce qui concerne le manger, je me suis arrangé d’avoir moyennant 20 sous par jour 2 bons repas à la popotte des sous-officiers. Ce n’est que le dimanche soir que je dîne dehors pour le “bon plaisir” d’avoir les pieds sous une table et des assiettes bien propres sur une nappe immaculée. Le soir vers 6 hs. après la soupe Valentin et moi, nous nous débinons ; nous passons voir les télégrammes à un grand journal, “Le Progrès” puis nous entrons au café, faire notre correspondance et ensuite une partie de dame ou d’écarté (3). As tu du coeur Rodrigue ? “Qui garde Caro n’est jamais capot”. (4) - Ou nous prenons notre douche mensuelle et faisons un tour au cinéma.
Les colis de Noël commencent à arriver ici et les poilus sont vraiment prodigieux à partager le contenu avec leurs camarades de la chambrée. Que nos enfants ne perdent pas leur bonne foi dans le Père Noël, quoi de plus naturel ? J’aurais voulu leur offrir cette année une ‘Lanterna Magica’ (5) qui aurait certainement intéressé Suzanne et Georges. - Mais là encore il faut attendre de meilleurs jours ! Et je te promets que s’ils reviennent nous en jouirons autrement que dans le passé ! Comme en ces moments-ci toutes les querelles et dissentiments qu’on a eus paraissent petits et insignifiants. J’y pense souvent le soir en ma couche plutôt dure lorsque les camarades ronflent à qui mieux mieux !.......
Mon avenir est toujours fort incertain. Mon Sergent-Major et mon Capitaine vont tâcher de me garder au bureau à Lyon, mais je ne sais pas si cela réussira ou bien si je vais à Sidi Bel Abbès.
As tu vu Baboureau entretemps ? Il m’écrit bien rarement depuis quelque temps et si je ne reçois pas de ses nouvelles ce soir je vais rouspéter sérieusement ! Je ne pense pas qu’il tombera dans les fautes de Charon à Marseille (6), mais son silence commence de m’inquiéter. Il a pourtant femme et enfant et il est bien dévoué ! Ce serait pour moi un désappointement terrible ... Quelle impression te faisait-il la dernière fois que tu l’as vu ?
Miègeville a demandé de passer à l’aviation et il est probable que cela lui réussira. Il s’est donné beaucoup de mal pour m’accréditer ici auprès des gradés. Malheureusement il manque toujours de ce qu’on appelle le nerf de la guerre (7)!
Mes anciens camarades Antoine Jaquet et Singer (8) sont casernés à tous les diables et je les vois rarement. Dimanche dernier, par un temps affreux, j’ai poussé jusqu’à l’affluent de la Saône dans le Rhône. Mais d’une façon générale il fait beau temps ici, seulement un peu froid. 
As-tu eu d’autres nouvelles d’Emma Schulz ? Il paraît que l’opinion publique en Suède (9) change, du moins d’après les journaux.
Tâche d’oublier ton chagrin pour la Noël au moins ; j’espère pouvoir t’annoncer bientôt la bonne nouvelle que nos biens sont libres.
On m’annonce à l’instant que ton paquet est arrivé ! donc plus vite que tu le pensais ! Merci encore une fois. Et comme je regrette de ne pouvoir rien t’offrir à toi et aux enfants cette année.
1000 baisers
                                                   Paul


Bien le bonjour à Mme Plantain, les Devilliers et Hélène. En ce qui concerne cette dernière, tu feras comme tu voudras !

Notes (François Beautier):
1) - "mainlevée" : acte de justice annulant une saisie.
2) - "d'ordre du Ministre" : Alexandre Millerand, ministre de la Guerre du gouvernement de René Viviani du 26 août 1914 au 29 octobre 1915, interdit toutes les permissions pour les fêtes de fin d'année de 1914, craignant une offensive de percée des troupes allemandes - après leur blocage par la "Course à la mer" - qui profiterait d'un éventuel relâchement des rangs français suite à l'appel du pape Benoît XV à une trêve de Noël.  
3) - "écarté" : jeu de carte traditionnel qui doit son nom à la possibilité donnée aux joueurs d'écarter des cartes pour les remplacer.
4) - "Qui garde Caro n'est jamais capot" : Paul cite des expressions propres aux joueurs de carte : "As-tu du cœur Rodrigue ?", repris du Cid de Corneille, et "Qui se garde à carreau n'est jamais capot !", que Paul restitue phonétiquement faute de la comprendre, sont deux exemples d'appels possibles d'un tricheur à son partenaire.
5) - "Lanterna magica" : nom originel de la lanterne magique (projecteur de dessins et photos sur plaques de verre) 
6) - "les fautes de Charon" : il s'agit en fait des "fosses de Charon", autre nom du fleuve mythologique de l'Enfer (l'Achéron ou le Styx) que le nocher Charon (ou Caron) fait traverser aux morts. Paul veut dire que le risque de son collaborateur Baboureau de mourir au combat est évidemment très faible à Marseille.
7) - "le nerf de la guerre" : expression très populaire désignant l'argent.
8) - "Antoine, Jaquet et Singer" : Paul évoque trois camarades rencontrés (ou retrouvés ?) au centre de recrutement de la Légion à Bayonne. 
9) - "Suède" :  le royaume de Suède s'est proclamé neutre par volonté du roi Gustave V, conservateur et germanophile, le 31 juillet 1914. L’opinion publique suédoise d'abord pro-germanique par besoin des affaires avec l’Allemagne et par sentiment anti-russe, change au profit des Alliés qui acceptent le 8 décembre 1914 d’assouplir leur blocus des navires de commerce suédois.

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