Le Deutschland en baie de Chesapeake |
Madame P. Gusdorf 22 rue du Chalet 22 Caudéran
Taza, le 7 Février 1917
Ma Chérie,
J’ai ta lettre du 25 Janvier et te confirme la mienne du 4 ou 5 courant (1).
Ce que tu me dis là sur l’annotation sur les permissions accordées en France doit être bien exact car j’ai appris déjà la semaine dernière qu’ici aussi on fait la même mention. Toutefois comme il s’agissait de Territoriaux ou de Zouaves, je n’ai pu voir encore de mes yeux un tel titre et c’est pour cette raison que je ne t’en ai pas causé. Quoi qu’il en soit, cette mention est une preuve indiscutable qu’il y a quelque chose dans l’air et que les bruits qui courent depuis quelque temps ne sont pas tout à fait sans fondement (2). La nouvelle de la rupture des relations entre l’Amérique et l’Allemagne, arrivée aujourd’hui (3) ici, est également de nature à fortifier l’impression que la fin de la guerre approche. On a même l’impression que l’Allemagne, sentant la partie irrémédiablement perdue, n’est pas fâchée de se voir dresser tout le monde contre elle pour pouvoir dire, en abandonnant la lutte, qu’elle ne cède que devant l’univers coalisé. Ce facteur américain se fera naturellement surtout sentir sur le terrain économique, car militairement les Etats-Unis se borneront vraisemblablement de protéger leur navigation dans l’Atlantique (4). Mais il me semble certain que l’Allemagne a toujours reçu, par l’entremise des Pays Scandinaves et de la Hollande, des approvisionnements venant d’Amérique, sans parler des quelques cargaisons chargées par le fameux sous-marin “Deutschland” (5). Enfin, l’aide financière des USA n’est point à dédaigner et l’effet moral sera d’autant plus grand que l’exemple pourrait facilement être suivi par d’autres neutres, du moins en ce qui concerne la rupture des relations diplomatiques.
Mon camarade Miègeville (6) de Biarritz doit être à Salonique (7), si toutefois il est encore parmi les vivants ; voilà près de 2 ans que je n’ai plus eu de ses nouvelles et j’ai demandé maintenant à Frid (8) de se renseigner ce qu’il est devenu. Pour ce qui concerne les charbons, Bordeaux semble être encore privilégiée puisque du moins on y trouve du combustible, ce qui est, paraît-il, impossible à Marseille et dans d’autres villes du Midi (9). L’usine à Gaz de Marseille est arrêtée depuis fort longtemps, et pas mal de petites usines également (10). Où as-tu donc acheté ton anthracite (11)? Ici, nous brûlons surtout du bois d’olivier, du grenadier et du figuier, ce dernier cependant qui contient trop de sève ne brûle que difficilement.
Le petit chemin de fer stratégique, qui avait, lorsque je suis monté, des briquettes allemandes marquées “Emden” (12) brûle une briquette infecte qu’on nous donne aussi quelquefois à la cuisine. De toutes façons, les stocks des Cies de Chemin de Fer, Usines à gaz et métallurgiques doivent être bien maigres, et l’importation va être énorme dès la fin des hostilités. Je ne sais pas si le Syndicat (13), dans ses gros marchés sur 1914/15, et même 1916, avait stipulé qu’en cas de guerre ses livraisons seraient purement et simplement annulées, ou bien suspendues pour être exécutées après la guerre. La fait que ce dernier cas est prévu pour le contrat du Syndicat avec Mr. Lagache me fait croire que pour les gros contrats il y a la même clause, comme du reste aussi pour le contrat Lagache-Gelsenkirchen (14).
Je t’avais, je crois, déjà dit que Penhoat (15) m’a communiqué une lettre de Leconte en date du 13 Janvier dans laquelle L. annonce qu’une forte grippe l’empêche d’envoyer le relevé de compte promis, mais qu’il le fera dès que sa santé sera rétablie. Voilà donc que la guerre n’a rien changé à ses petites habitudes ! Le ton de la lettre était plutôt froid !!!
Les communications avec Rabat (16) étant interrompues depuis une huitaine par suite du mauvais temps, et pas prêtes à être rétablies, la question de ma permission est toujours suspendue, comme tant d’autres du reste. Mais le temps passe quand même et c’est déjà quelque chose !
Est-ce que Georges (17) est maintenant complètement habillé comme un garçon ou porte-t-il toujours une petite robe avec le pantalon ? Je me demande par exemple comment tu t’arranges avec ta garde-robe pour être à peu près bien habillée ?
J’attends toujours l’adresse de Mme Robin (18) pour pouvoir lui confirmer les arrangements pour la bonne règle et puisqu’elle semble y tenir tant !
Je te joins la coupure dont je te parlais l’autre jour (19) et t’embrasse ainsi que les enfants bien tendrement.
Paul
Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "4 ou 5 courant" : cette lettre n'a pas été conservée.
2) - "fondement" : si les bruits qui courent au début de février 1917 évoquent l'obligation pour les chefs de corps d'accorder des permissions avant le 31 mai à tous les soldats qui n'en auraient jamais profité avant le 31 janvier 1917, alors ils sont effectivement fondés. En droit, cette obligation est imposée par les circulaires militaires de mise en application de la "Charte du permissionnaire" élaborée et votée par le Parlement le 28 septembre 1916. Cette charte qui institue le droit du soldat à une permission de 7 jours par période de 4 mois, établit en outre deux principes qui se traduisent par des mentions nouvelles sur les titres de permission : un nouveau motif de permission, la "détente", qui caractérise les permissions allant dorénavant de droit et les distingue des anciennes, attribuées pour des motifs exceptionnels (événements familiaux, travaux agricoles, retour de captivité, distinction au front, convalescence après hospitalisation...) ; une mise hors décompte du temps de permission de la durée des transports d'aller au lieu de congé et de retour au cantonnement, ce qui se traduit par l'annotation "délai de route non compris", et par l'indication, du moins au début 1917, du délai forfaitairement attribué au permissionnaire en fonction de la distance à parcourir (après la réforme instituée le 1er octobre 1917 par Philippe Pétain - suite aux mutineries essentiellement motivées par la suspension des permissions - le délai de route sera la durée effective des transports, constatée par les gendarmes à l'arrivée du soldat à son lieu de congé puis à son départ de ce même lieu). De toute évidence Paul et Marthe s'impatientent de la mise en application de ces dispositions au profit de Paul. Cependant, Lyautey, Ministre de la Guerre, et Gouraud, qui le remplace au Maroc, où les effectifs sont de toute évidence insuffisants (d'autant que la phase 4 du plan Lyautey de pacification générale du Maroc est en cours à l'ouest du Moyen Atlas - autour de Kasba Tadla - et au sud du Haut Atlas - autour de Bou Denib, actuel Boudnib) s'empressent de les appliquer au compte goutte : pour cette raison, Paul n'a encore vu passer dans son régiment aucun titre de permission comportant les annotations "de détente" et "délai de route non compris".
3) - "aujourd'hui" : la rupture des relations diplomatiques avec l'Allemagne par les USA est officiellement datée du 3 février 1917 : Paul est plus rapidement informé quand il a accès à la radio du poste de commandement (lequel est alors installé à Touahar).
4) - "dans l'Atlantique" : Paul raisonne selon l'hypothèse d'un non-interventionnisme viscéral des USA. Or ils déclareront la guerre à l'Allemagne aux côtés de la Triple Entente le 6 avril 1917 et débarqueront leur premier corps expéditionnaire national en Europe dès le 13 juin 1917 (des volontaires s'étaient auparavant engagés individuellement dès le début de la guerre).
5) - "sous-marin Deutschland" : il s'agit d'un bâtiment hors norme, un cargo submersible (ne méritant pas vraiment l'appellation de sous-marin car il n'est capable de plonger et de se diriger sous l'eau que le temps d'échapper à ses adversaires) d'une capacité de transport de 700 tonnes de marchandises. Lancé en 1916 par une compagnie civile pour passer outre le blocus naval britannique et approvisionner l'industrie allemande à partir de marchandises américaines (achetées notamment aux USA, alors pays neutre), il fit deux très rentables voyages commerciaux de ce type avant la déclaration de guerre américaine. Il fut alors réquisitionné par la marine impériale allemande et transformé en croiseur sous-marin, lequel coula 43 navires alliés et neutres avant l'armistice. Remis aux Anglais au titre des réparations, il fut détruit par eux en 1921. Le Deutschland, premier construit d'une série prévue de 8 submersibles, eut trois frères, le Bremen, qui disparut en mer lors de son premier voyage commercial vers les USA, en août 1916, l'Oldenburg et le Bayern qui furent en cours d'achèvement transformés en croiseurs submersibles. Les quatre autres exemplaires, prévus comme cargos civils, furent d'emblée construits comme croiseurs militaires. A titre de réparations la France reçut le Bayern, qu'elle démolit en 1921, et l'Oldenburg qu'elle perdit en mer en 1922.
6) - "Miègeville" : sous-officier rencontré ou retrouvé par Paul dans le détachement d'engagés formé à Bayonne à l'automne 1914. Paul a signalé dans sa lettre du 9 juillet 1915 qu'il n'avait plus de nouvelles de cet ami vraisemblablement envoyé combattre aux Dardanelles.
7) - "Salonique" : port grec tenu par les Alliés qui y débarquent les troupes destinées à combattre les armées bulgares et turques des Balkans depuis le 5 octobre 1915.
8) - "Frid" : un caporal légionnaire devenu ami de Paul. D'origine russe il a obtenu à la fin 1916 une permission qui lui a permis d'aller voir son frère à Libourne. A cette occasion il a rendu visite à Marthe à Caudéran (voir la lettre du 15 décembre 1916).
9) - "villes du Midi" : les cargos alliés déchargent les combustibles destinés à la France (charbon britannique et américain, pétrole des USA) dans les premiers ports français à peu près sûrs, c'est-à-dire Le Havre et Bordeaux. Les ports français méditerranéens, trop éloignés et menacés par les sous-marins ennemis (malgré l'efficace contrôle en surface du détroit de Gibraltar par les Britanniques) sont presque totalement abandonnés.
10) - "également" : les préfets et les maires édictent des consignes de réduction puis de restriction des consommations publiques et privées de charbon et de gaz (alors obtenu par cokéfaction du charbon) à partir d'avril 1916. Pendant l'hiver 1915-1916, des distributions de charbon avaient été réservées aux épouses de soldats sous les drapeaux.
11) - "anthracite" : ce charbon à haute valeur calorique, très recherché par les industries de guerre, est devenu très rare sur le marché déjà insuffisamment alimenté du fait du conflit, ce qui a provoqué le quintuplement de son cours depuis le début de la guerre.
12) - "Emden" : port allemand de la Mer du Nord, avant-guerre l'un des principaux exportateurs du charbon de la Ruhr dont il fabriquait aussi des briquettes renommées par leur haute qualité énergétique. Ce port fut bloqué par la marine britannique dès le début de la Grande Guerre.
13) - "le Syndicat" : il s'agit probablement du Rheinisch-Westfälische Kohlen-Syndikat (RWKS), le cartel des producteurs de charbon de Rhénanie-Westphalie déjà mentionné par Paul dans sa lettre du 10 juillet 1915.
14) - "Gelsenkirchen" : grand port fluvial de la Ruhr, notamment exportateur de charbon allemand. Le contrat évoqué liait ce port (ou ses courtiers ou transporteurs) à Lagache, un ami que Paul a mentionné dans ses lettres du 26 décembre 1914 et du 17 janvier 1917. Cette nouvelle mention permet de situer Lagache parmi les relations d'affaires de Paul avant guerre.
15) - "Penhoat" : associé de Paul dans la Société L. Leconte. Leconte est un habitué des grippes diplomatiques...
16) - "Rabat" : Paul évoque ici les communications maritimes entre ce port atlantique marocain et l'Europe. C'est par la ligne Rabat-Bordeaux qu'il pourrait partir en permission.
17) - "Georges" : fils et second enfant de Marthe et Paul, il aura 5 ans en avril 1917. C'est le futur philosophe Georges Gusdorf.
18) - "Mme Robin" : propriétaire de la maison qu'habitent Marthe et les enfants à Caudéran.
19) - "l'autre jour" : la lettre en question, datée du 4 ou 5 février, a été perdue.
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