mardi 31 octobre 2017

Lettre du 01.11.1917

Le S/S Marsa

Cette lettre est la suite de celle de la veille et se trouvait dans la même enveloppe.


Jeudi, le 1° Novembre 1917

Nous sommes au large de Valence, le cap sur Carthagène (1), vers le Sud. On s’en aperçoit du reste, car la température a changé complètement ; le soleil s’est levé tout rouge vers 6 1/2 h et me chauffe agréablement. Je suis assis sur un radeau - dans lequel j’ai eu moins froid cette nuit - et je regarde la côte espagnole toute baignée de lumière. Des cargos, surtout anglais et tout armés, sortent du port ; quelques-uns sont drôlement peints, gris et noir (2), et au large d’innombrables voiliers qui font la pêche. Un train va au loin vers Barcelone par Tarragone (3), des maisons toutes blanches se dessinent dans des bouquets d’arbres. Ordre formel de ne pas quitter notre ceinture de sauvetage (dite “de sauvage”) ; si le corset vous rend les mouvements aussi difficiles, je comprends facilement que tu en sortes les baleines (4). Il y a aussi sur le navire une quarantaine d’hommes surveillés par les gendarmes parce que, n’ayant pas obtenu leurs 9 jours de prolongation, ils les ont pris d’office (5). Cette nuit à 11 1/2 h, lorsqu’une forte discussion entre ces détenus me réveillait pour une heure, je réfléchissais que si tu m’avais dit le 27 au matin (6) ou le 26 de rester, je serais resté sans autre réflexion et sans me préoccuper des suites... Seulement, tu étais encore bien plus anxieuse que moi de me savoir rendu à temps, et même à la gare, où nous avions encore une bonne demi-heure avant le départ du train, tu n’as pas voulu essayer seulement de me retenir un moment. Il est vrai que tout cela m’est venu cette nuit et non point sur le coup, et que ce n’est peut-être pas juste de te le reprocher ainsi ...
Je suis pourtant bien plus calme qu’hier ; le bon soleil et la qualité de tes provisions de bord (que je n’ai touchées qu’hier et sans lesquelles je crèverais facilement de faim) y sont sans doute pour quelque chose. Et je ne retire point la permission ou plutôt le consentement que j’ai donné de te chercher par ailleurs la satisfaction dernière que je n’ai pu te donner jusqu’ici, malgré toute ma bonne volonté incontestable (7). Mais je te prierai de me le faire savoir une fois l’histoire finie et je te jure de ne pas en faire état ...
As-tu eu des nouvelles de Me Lanos ou de Palvadeau (8)? Je pense fermement que cette affaire, ou plutôt les deux, seront réglées ce mois-ci et même dans sa première quinzaine. Cela me sortirait quand même un gros poids de te savoir tranquille sous ce rapport et à peu près à l’abri. Si Me Lanos paie avant l’autre, tu attendras tout de même le règlement de l’affaire Leconte avant de payer Mme Robin (9), mais tu adresseras Frs. 200 à Me Palvadeau et tu verseras 35 Frs. pour les bijoux (10)
Que fais-tu en ce moment ? (8 h du matin). Tu es probablement à table avec les enfants. A quoi penses-tu ? M’as-tu déjà écrit à Oran ou à Taza ? Pour ta gouverne, si tout va bien je serai demain soir à Bel Abbès, samedi à Oudjda et mardi soir ou mercredi à Taza, au Dépôt des Isolés. Peut-être bien, si le beau temps persiste, que je n’aurai que peu d’arrêt à Taza et qu’on m’expédiera par camion-auto (11) jusqu’à Fez. Je suis le seul de mon Régiment de Marche sur le bateau, mais il y a plusieurs hommes de la Musique de Bel Abbès (12) et pas mal de légionnaires du 3° Etranger (13).

le 1° Novembre à midi

Nous venons de croiser le S/S Marsa (14) venant d’Alger avec des permissionnaires, que de mouchoirs en l’air ! A tribord les côtes d’Espagne se déroulent, changeant d’aspect à chaque instant. A l’instant nous passons à 80 à 100 m d’une île toute taillée en roches. Quelques misérables pins y poussent quand même comme des mendiants et un soleil de plomb plonge le tout dans une mer de lumière qui fait mal aux yeux. 
Voilà presque 3 ans que nous perdons, séparés l’un de l’autre et impuissants de sortir de cet engrenage. Nous étions-nous réellement perdus avant la guerre au point que tu me le disais ? Je n’en avais point le sentiment aussi net ; j’avais gardé au contraire un souvenir très doux des dernières semaines passées à Bayonne (15). D’une promenade solitaire que nous fîmes sur la route de Pau le soir de la Toussaint, vers mi-Novembre, et de la fin de notre promenade lorsque nous descendions sur les rives de l’Adour (16). Et de cette promenade-là j’avais conservé précisément l’impression très nette que notre amour n’était point mort et que, malgré les leçons que le temps nous a données, nous serions prêts tous les deux à recommencer l’expérience dans les mêmes conditions. Mais nos chemins, à partir de notre mariage, n’ont pas été parallèles. Avons-nous abouti enfin sur le même point - nous sommes-nous rendu compte que notre bonheur est dans nous, que nous nous complétons mutuellement et que - une fois cette tourmente terminée - nous devrons le tenir en nous tenant réciproquement l’un l’autre ? Je te jure que c’est là que se concentrent toutes mes idées et que les heures passées maintenant avec toi sont les plus douces de ma vie. Si comme je l’espère toujours je me tire de cette fournaise, nous serons plus heureux qu’autrefois ... malgré le point vide (17) de ta vie que je ne puis combler. Il est bizarre que ce détail me reste toujours présent à l’esprit ; s’il occupe une aussi grande place dans le tien, tu ne dois pas te sentir bien heureuse.
Les soldats ici à bord sont certainement bien plus mal que les plus pauvres émigrants (18). On couche où l’on trouve quelques centimètres carrés et, pour se couvrir, on a une pauvre petite couverture toute usée. Comme nourriture, mieux vaut ne pas en parler du tout, car il est inimaginable qu’un homme puisse vivre avec ça. S’il n’y avait pas les 2 quarts de pinard, tout le monde se révolterait.

à 18 h

Nous approchons de Carthagène (19), d’où nous devrons piquer droit sur Oran. Les ombres qui se prolongeaient déjà démesurément couvrent peu à peu tout, car le soleil disparaît. Je ne cesse point de penser à toi, me disant que je vais compter les jours et les heures jusqu’à mon retour près de toi. Il m’est matériellement impossible de fixer mes idées quelque part ; je crois toujours sentir la douceur de ton corps, ton souffle qui se confond avec le mien et entendre ta bonne voix me disant quelques mots venant du fond de ton âme ... Serais-je réellement ensorcelé ? Je commence à le croire ...
A toi plus que jamais

                     ton Paul

Je n’ai pas écrit à Alice, vu que son anniversaire a été fêté déjà le 26 (20).




Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - « Valence, Carthagène » : grands ports de la côte méditerranéenne espagnole au sud du delta de l’Èbre. 
2) - « gris et noirs » : camouflés et armés, ces cargos - que Paul dit surtout anglais - s’approvisionnent en Espagne, pays neutre, en produits agricoles et miniers.
3) - « Barcelone et Tarragone » : les deux grands ports espagnols au nord du delta de l’Èbre.
4) - « baleines » : allusion aux arceaux (originellement faits à partir de fanons de baleines) des corsets de femmes.
5) - « ils les ont pris d’office » : ayant prolongé sans autorisation leur permission de 9 jours pour la rendre conforme au nouveau régime mis en œuvre à compter du 1er octobre 1917, ces soldats étaient passibles du Conseil de Guerre en tant que mutins ou déserteurs. Sauf exceptions, il semble que les autorités militaires aient préféré, face à l’adversité ambiante, ne pas donner suite. 
6) - « le 27 au matin » : date du départ de Paul de Caudéran.
7) - « bonne volonté incontestable » : Paul parle à mots couverts d’un problème conjugal déjà évoqué et auquel il propose de nouveau une solution remarquablement libérale : la libération sexuelle de sa femme, qu'il autorise à chercher hors mariage la satisfaction qu'il ne peut lui donner. 
8) - « Lanos, Palvadeau » : les avocats de Paul, dont il attend les règlements des deux affaires en cours, celle de la levée totale ou partielle du séquestre (Me Lanos), et celle de la participation aux bénéfices ou à la liquidation de la société Leconte (Me Palvadeau). 
9) - « Mme Robin » : la logeuse des Gusdorf, qui réclame le paiement des arriérés de loyers.
10) - « 35 Frs. pour les bijoux » : Marthe a vraisemblablement gagé ses bijoux en garantie d’un prêt (dont l’intérêt mensuel serait de 35 fr) pour faire face à ses dépenses en attendant le règlement des affaires en cours. 
11) - « camion-auto » : l’usage était plutôt de dénommer « auto-camion » les camions automobiles.
12) - « la musique de Bel-Abbès » : la fanfare militaire (ou clique), du siège de la Légion à Sidi Bel Abbès.
13) - « 3e Étranger » : 3e Régiment étranger d’infanterie de la Légion. Paul appartient au 1er Régiment de marche du 1er Régiment étranger.
14) - « S/S Marsa » : ce paquebot à vapeur (on disait alors « steamer ship ») appartenait à la Compagnie de navigation mixte depuis 1900 et était affecté à la ligne Alger-Port Vendres (il effectuait habituellement cette traversée en 22 heures).
15) - « Bayonne » : allusion nostalgique aux avant-derniers moments d'intimité du couple, en novembre 1914, alors que Paul, en cours d’instruction militaire à Bayonne, attendait son transfert au dépôt de la Légion à Lyon et que Marthe et les enfants, revenant d’Espagne, l’avaient rejoint en stationnant dans la ville pendant quelques jours. 
16) - « l’Adour » : le fleuve côtier qui relie Bayonne à l’océan.
17) - « le point vide » : nouvelle évocation pudique du problème conjugal évoqué plus haut dans cette lettre (voir la note « bonne volonté incontestable »).
18) - « émigrants » : allusion, par analogie de mode de transport, à la misère de la plupart des migrants européens vers le Nouveau Monde. 
19) - « Carthagène » : ce port espagnol juste au nord de celui d’Oran (Algérie) s’en trouve aussi au plus près, à moins de 250 km.

20) - « déjà le 26 » : l’anniversaire d’Alice se situant le 30 octobre, Paul l’a fêté la veille de quitter sa famille, le 26 octobre. Cette rationalité, ici exclusive de toute sentimentalité, traduit-elle un trait de caractère permanent ou la douleur de Paul d'être à nouveau éloigné de sa famille ?

lundi 30 octobre 2017

Lettre du 31.10.1917

Le pape Benoît XV, Giacomo della Chiesa


Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

A bord du S/S Félix Touache (1), le 31/10 17

Ma Chérie adorée,

On dirait réellement que c’est fait exprès : le 16 Septembre, jour de notre mariage, je me suis embarqué sur ce même bateau à destination de Port-Vendres et le 30 Octobre, jour de naissance de notre petite dernière (?) (2) je m’y installe pour retourner à Oran. Mais quelle différence - je suis venu avec le soleil, le grand soleil d’Afrique qui éclairait le monde, et j’avais aussi chaud au coeur, car j’allais vers toi, auprès de nos jolis petits enfants, et les 3 semaines ou le mois (3) à passer avec toi me semblaient immenses. Ce n’est que 3 ou 4 h avant l’arrivée à Port-Vendres que j’ai passé un mauvais moment - c’est lorsque le navire, au milieu du brouillard, cornait éperdument pour attirer l’attention du pilote, et que celui-ci, enfin venu, déclarait qu’avec ce brouillard on ne pourrait pas franchir la passe. Mais le brouillard se dissipa dans la nuit et vers 10 1/2 h le vapeur s’amarra au quai de Port-Vendres. Et puis c’était sur le quai de la gare St Jean (4) où je te cherchais sans penser que tu ne pouvais pas y pénétrer. J’avais peur que je ne te retrouve trop changée - tellement plongée dans tes polémiques que tu sois restée trop peu femme. Il n’en fut heureusement rien et c’est ce fait que tu sois encore plus aimante qu’autrefois qui m’a rendu infiniment heureux.
Partis hier soir très tard, nous longeons les mêmes côtes d’Espagne à si peu de distance (5) que souvent on reconnaît les hommes ou les rivages. Mais le temps est couvert et les idées sombres. Hier, lorsque pendant 2 heures d’attente dans la cour de la caserne on s’apercevait de nouveau qu’on était redevenu militaire, tout le monde avait une crise aigüe de cafard. La nuit fut fraîche, froide, et couché sur un radeau (il était impossible de se procurer une chaise longue) j’ai grelotté toute la nuit. J’ai maudit le Maroc et j’ai maudit cette guerre sans fin - j’ai pleuré de rage d’être ainsi condamné avec des millions d’autres à me séparer de tout ce qui m’est cher pour faire une besogne inutile et stérile ... Par ci par là on entendait des mots à demi murmurés : “Si je n’avais pas ma famille, je sais ce que je ferais...” C’était atroce ! L’air marin calme un peu les nerfs et la rage a fait place à une résignation sourde qui, je pense, restera jusqu’à la fin de la guerre ou du moins jusqu’à la prochaine permission (6).
Une heure avant de partir de Port-Vendres, j’ai appris que le chancelier Michaelis (7) a démissionné ; cela changera-t-il quelque chose ? Que les affaires italiennes (8) vont de plus en plus mal et que le Pape, profitant de ce ou de ces faits, recommence ses propositions de paix. Aura-t-il plus de succès cette fois-ci ? J’en doute encore, car on dirait qu’il n’y a pas encore assez de tués et de mutilés ...


Notes (François Beautier)
1) - « Touache » : Paul écrit correctement ici le nom de ce navire, pour la première fois (et pour son dernier séjour à bord).
2) - « petite dernière » : Alice, née le 30 octobre 1913.
3) - « 3 semaines ou le mois » : Paul savait que le régime des permissions changerait pendant qu’il serait lui-même en détente pour 3 semaines. Aussi espérait-il une « rallonge » de 9 jours portant son congé à un mois. En réalité, il est parti d’Oran le 16 septembre et reparti de Caudéran le 27 octobre, ce qui signifie que Paul aurait passé au minimum un mois chez lui, même si son voyage Oran-Caudéran avait duré dix jours (durée inhabituelle mais possible si le navire emprunté à l'aller a été retardé - par panne, tempête, ou blocage au port du fait de la présence de sous-marins en mer - mais aucune chronique maritime ou militaire ne mentionne un tel retard sur cette ligne à cette époque). Non seulement il aurait bénéficié de la « rallonge » de 9 jours mais aussi - si le voyage n’a pas été retardé entre Oran et Caudéran - d’un délai supplémentaire, de quelques jours (ayant alors un motif qui pourrait être par exemple un problème de santé, une convocation au tribunal, un retard de délivrance d’une pièce officielle, ou un engorgement des trains de retour). 
4) - « Gare St Jean » : principale gare de Bordeaux.
5) - « à si peu de distance » : la navigation en vue de côte, en eau peu profonde, ou à proximité immédiate du talus continental, réduit fortement le risque d’attaque surprise par un sous-marin.
6) - « prochaine permission » : dans tout ce paragraphe Paul oublie ou défie le risque d’une lecture de son courrier par un agent chargé d’informer son dossier de demande de naturalisation. Cependant il apparaît ainsi en typique Poilu de 1917.
7) - « Michaelis » : Georg Michaelis (1857-1936) fut chancelier d’Allemagne et ministre président de Prusse du 14 juillet 1917 (en succession de Theobald von Bethmann-Hollweg, démissionnaire) au 31 octobre 1917 (date de sa propre démission, suite à l’expression publique de son profond mépris pour les options pacifistes désormais majoritaires du Reichstag). Il fut d’ailleurs accusé par une commission d’enquête parlementaire, en 1926, d’avoir empêché la paix en 1917. Son successeur du 1er novembre 1917 au 30 septembre 1918 fut le centriste catholique proparlementaire Georg von Hertling.
8) - « affaires italiennes » : la bataille défensive de Caporetto (ou 12e bataille de l’Isonzo) menée par les Italiens face aux Austro-Allemands depuis le 24 octobre, tourne mal et s’achève le 9 novembre par un échec total. Ceci entraîne la méfiance des Alliés vis-à-vis de l’Italie et une crise morale profonde dans l’armée italienne et le royaume, avec mutineries, désertions et agitation révolutionnaire. 

9) - « propositions de paix » : le pape Benoît XV appelle à la paix depuis la Toussaint 1914. Le 24 juillet 1917 il fait - par l’intermédiaire du nonce apostolique à Munich - une nouvelle proposition de conciliation au chancelier allemand Georg Michaelis. Celui-ci y répond le 13 septembre par des propos vagues et généraux : l’échec du pape est patent mais son message sera pris en compte par le nouveau chancelier (catholique) Georg von Hertling. 

vendredi 27 octobre 2017

Lettre du 28.10.1917

Zouave en uniforme d'apparat

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Port-Vendres, le 28 Octobre 1917 (1)

Ma chère petite femme,

Me voilà donc à 500 km de distance dans un petit bistro de Port-Vendres à côté d’un caporal et de deux zouaves (2) (dont l’un un Bordelais, contremaître de Gabriel Beaumartin (3), marchand de poteaux de mines). Arrivé hier soir, vers 8 1/2 heures, j’ai appris aussitôt à la Place (4) que le S/S Félix Zouache (5) ne partira pas avant demain soir, lundi, comme je l’avais prévu. Voilà donc une journée que j’aurais pu passer encore avec toi, voir ta petite figure, entendre ta bonne voix et sentir ta main dans la mienne. Enfin, c’est passé, et si je pense dans quel état je me trouvais hier matin à la gare au moment où je te quittais, je ne voudrais pas recommencer 24 h plus tard la même scène.
 Les premières heures dans le train étaient épouvantables, un cafard monstre et que le temps maussade ne chassait point. Pourtant, en réfléchissant sur le doux temps passé avec toi, aux jours lumineux où après 3 ans de séparation on sentait enfin une âme qui non seulement comprend, mais aime et cherche l’âme soeur, on aurait dû être plutôt content et heureux du bonheur. Enfin, vers 10 h je commençais à m’intéresser à la conversation. Il n’y avait presque que des permissionnaires venant du front ; un avait participé à l’attaque de la semaine sur l’Aisne (6), un autre, un chasseur alpin venait de Verdun (7), etc. etc. Tous, sans exception, lisaient le Journal du Peuple (8) et partageaient les idées, plusieurs allaient même dans leurs opinions bien plus loin. A Narbonne (9), où je me baladais en ville pendant 1/2 heure sous une pluie battante, nouvel accès de cafard qui ne passait que remonté dans le train et entendant les poilus, souffrant comme moi. Ceux-là retournaient surtout au Maroc ou en Algérie, laissant femmes et enfants, la rage dans l’âme ... et on rouspétait de telle façon que quelques gros civils (10) évacuaient prudemment notre compartiment ... Ici nous avons monté une équipe de 3 pour louer une chambre à nous 3 Marocains, les 2 zouaves ont un grand lit et moi un petit à moi seul. Et je t’assure que j’ai roupillé les poings fermés, sans rêve jusqu’à 8 h ce matin. Comme il n’y a pas de notaire ici, nous sommes allés tous les 3 à Collioure (11) à 3 km d’ici où j’ai vu le vieux notaire de campagne (12). Comme il fallait pour la procuration par-devant notaire une foule de renseignements (date de la formation, de l’enregistrement etc. de la Société) que je n’avais pas en tête, le notaire m’a conseillé de faire moi-même la procuration sur papier timbré, légalisée par le Commandant d’Armes. Cette procuration a, d’après lui, la même valeur et est suffisante. Je viens donc de la faire et vais la poster tout à l’heure à la Sous-Intendance pour la légalisation, qui ne coûtera rien. Demain, je l’enverrai par recommandé à Penhoat ; inclus la copie (13).
Presque tous les camarades sont, ou partis hier par Alger, ou bien ici depuis 8 à 15 jours à se tourner les pouces. L’un d’eux avait obtenu ici, en rentrant le 14, sa prolongation (14), était reparti à ses frais pour Paris et se trouve de nouveau ici depuis 3 ou 4 jours. Nous mangeons tant bien que mal au dépôt et nous payons un casse-croûte comme supplément. Si nous partons lundi soir, nous arriverons jeudi matin à Oran, mais il se peut que nous partions seulement mardi soir. Nous payons chacun 20 sous pour la chambre (15).
N’oublie pas d’aller au bureau avec la clef du petit meuble et demande les factures, la serviette “Documents” dans laquelle se trouve probablement le bail avec Mme Robin (16).
Je suis très calme maintenant et vis sur mes réserves faites de tes caresses et de tes bonnes paroles. Je me sens tout heureux de t’avoir retrouvée et de t’avoir possédée toute entière mieux qu’autrefois. Et je me figure que nos enfants garderont l’empreinte de ton éducation, de ton caractère et de ta bonne et douce intelligence.
Embrasse-les pour moi sur leurs deux joues roses et reçois mes plus tendres baisers.

                        Paul

Le bonjour à Hélène et à la famille Lemaître (17). N’oublie pas de retirer ta procuration au 50 cours de Tourny (18) et de faire ta gymnastique suédoise.
Encore un gros baiser.

Paul


Veux-tu me communiquer le texte de la procuration à Meknès (19).



Notes (François Beautier) 
1) - « 28/10/17 » : Paul a quitté Caudéran la veille et est passé par Narbonne avant d’arriver à Port-Vendres. À cette date, depuis le 1er octobre 1917, le régime des permissions est passé de 21 à 30 jours annuels. Paul - dont la permission a été accordée bien avant cette date, à la mi-août (voir sa lettre du 18 août) - a cependant profité d’un prolongement d’un peu plus de 9 jours de sa permission de détente à Caudéran. 
2) - « zouaves » : fantassins français de l’Armée d’Afrique. Leur uniforme d’apparat, très étonnant pour des Français, était celui des auxiliaires kabyles de l’armée française qui conquit l’Algérie entre 1830 et 1847.
3) - « Gabriel Beaumartin » : affréteur maritime à Bordeaux, il approvisionnait les mines de charbon du Pays de Galles en poteaux de bois tirés de la forêt des Landes. L’un de ses navires, la Louise, fut coulé par un sous-marin allemand le long de la côte bretonne le 18 janvier 1917.
4) - « à la Place » : cette expression équivaut à « auprès du Commandement de Place » et renvoie donc à l’institution militaire plutôt qu’à un site urbain.
5) - « Zouache » : en fait « Touache ».
6) - « sur l’Aisne » : allusion à l’offensive lancée par le Général Philippe Pétain du 23 au 26 octobre 1917 sur le Fort de la Malmaison qui verrouillait la crête du Chemin des Dames tenue par les Allemands depuis le terrible échec de l’offensive Nivelle à l’été 1917. La « Seconde bataille de l’Aisne », victorieuse, valida la tactique de Pétain d’attaques étroitement ciblées, rapides et dotées d’armes modernes (notamment de chars légers).
7) - « Verdun » : après l’offensive française de l’été 1917 sur la rive gauche de la Meuse, les Allemands ont résisté sur la rive droite jusqu’au 21 septembre, puis tentèrent vainement une contre-offensive - la dernière - en octobre.
8) - « Journal du Peuple » : quotidien fondé par le socialiste contestataire Henri Fabre en 1916. Paul, lecteur assidu depuis janvier 1917 (voir sa lettre du 26 janvier), partage la volonté systématiquement critique et les partis pris pacifiste et internationaliste du journal. Il semble maintenant que, sous l’effet de sa douleur et de sa révolte, il oublie son libéralisme d’homme d’affaires éclairé et partage en partie l’esprit typiquement libertaire et révolutionnaire de la rédaction.
9) - « Narbonne » : arrivant de Bordeaux par Toulouse, Paul a changé de ligne de chemin de fer à Narbonne pour se diriger vers Port-Vendres par Perpignan.
10) - « gros civils » : tout à sa révolte (en ceci il est alors un vrai Poilu de 1917), Paul adopte les poncifs d’une représentation manichéenne d’un monde en pleine lutte des classes où, contre toute analyse même sommaire, les prolétaires sont tous chair à canon en première ligne et les bourgeois tous embusqués (planqués) ou civils !
11) - « Collioure » : petite ville ancienne juste au nord de Port-Vendres (le territoire de cette dernière fut détaché en 1823 de ceux des communes de Collioure et de Banyuls).
12) - « notaire de campagne » : il s’agissait donc d’enregistrer un acte en présence de 2 témoins, qui furent pour l’occasion les deux zouaves rencontrés par Paul sur le chemin du retour de sa permission.
13) - « inclus la copie » : faute d’indice, il est impossible de préciser de quel type de procuration il est question. Il se peut qu’il s’agisse d’une double délégation de pouvoir effectuée par Paul au profit de son épouse et de son ami associé Penhoat, dans le cadre des affaires concernant les relations de Paul et de la société Leconte. Cependant on ne sait pas pourquoi Paul établit ces documents si tard, alors qu’il est sur le point de quitter la métropole. 
14) - « sa prolongation » : arguant du changement de régime des permissions à compter du 1er octobre 1917, certains soldats (dont sans doute Paul) en cours de détente à cette date obtinrent des autorités militaires de leur lieu de permission une prolongation de 9 jours. Paul donne ici l’exemple d’un permissionnaire rentré à Port-Vendres le 14 octobre et immédiatement autorisé à repartir pour Paris - à ses frais - avant de revenir au port le 24 ou 25 octobre, c’est-à-dire après une rallonge de 9 jours de détente (transport non inclus). Par cet exemple, Paul pose implicitement la question de l’égalité de traitement entre les Poilus… Cependant il n’avance pas le cas de sa propre prolongation, à laquelle il fera allusion dans sa lettre du 31 octobre 1917.
 15) - « la chambre » : Les remarques de Paul sur la nécessité et le coût des chambres et des casse-croûte concourent au même questionnement : l’armée française est-elle républicaine ? Bien que ces contestations soient dans l’air du temps (réprimées mais entendues car craintes), et largement motivées pour ce soldat père de trois enfants et en âge d’être versé dans la Territoriale près de chez lui, Paul prend le risque de voir sa demande de naturalisation retardée (voire refusée) en manifestant clairement sa parfaite intégration à l’esprit des Poilus de 1917. Paul a-t-il bien pris conscience que ce n'est pas l’esprit de la France, laquelle appuie alors unanimement Pétain et approuvera massivement - dans moins d'un mois – Clemenceau ? 
16) - « le bail avec Mme Robin » : Paul indique à son épouse où elle trouvera l’original du bail de leur logement. Il s’agit d'une pièce utile, soit pour mener la discussion à l’amiable avec Mme Robin, soit pour se défendre de sa plainte en justice.
17) - « famille Lemaître » : première mention de cette famille dans le courrier de Paul. 
18) - «  50, rue de Tourny » : le 50, Cours de Tourny à Bordeaux est à cette époque - et encore aujourd’hui - l’adresse du commerce et atelier de photographie des frères Panajou, maison alors très réputée. Paul rappelle à Marthe d’aller y chercher la copie photographique de l’original de sa procuration. Ce type de copie devait être attesté conforme par un officier public (le plus souvent maire, notaire ou commissaire de police) pour valoir l’original.
19) - « procuration à Meknès » : il se peut qu’il s’agisse d’une procuration de Marthe au profit de Penhoat, ou de l'un des avocats de Paul, qui souhaite pouvoir en vérifier les termes dès son arrivée à son régiment, alors installé à Meknès

samedi 7 octobre 2017

Carte postale du 08.10.1917

Nantes, 1917


Carte postale  Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Nantes (1), 8/10 17

Ma Chérie,

Nous (2) ne sommes pas mécontents de cette première journée ; notre affaire s’arrangera rapidement. Me Palvadeau (3) s’est constitué mon avocat et j’ai vu le Procureur ce soir pendant 2 heures avec l’ami Penhoat. Je serai de retour mercredi matin à 10 h. 
Meilleurs baisers pour toi et les enfants.

Paul



Notes (François Beautier)
1) - « Nantes » : Paul a profité de sa permission pour se déplacer au tribunal de Nantes qui administre le séquestre de ses biens.
2) - « Nous » : Paul et son associé ami Penhoat.

3) - « Me Palvadeau » : avocat à Nantes, il était jusqu’alors le représentant de Paul dans sa demande de levée de séquestre (totale ou partielle - dans ce cas au profit de Marthe). Il semble qu’il soit maintenant commis également à une nouvelle affaire, menée de front par Paul et Penhoat, visant à obtenir le partage des bénéfices et/ou la liquidation de la société Leconte.