mardi 29 mars 2016

Lettre du 30.03.1916

Le cuirassé Provence

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 30 Mars 1916

Ma chérie, 

Rentrant de notre tournée (1), j’ai trouvé tes lettres des 17, 19 & 22 courant ainsi que les journaux dont il manque cependant le n° du 20 qui passe peut-être par Casablanca ou bien flotte en Méditerranée (2)! Merci beaucoup pour le petit sac - tout parfumé - et de tes voeux d’anniversaire. Je suis content que Mme Penhoat vienne te rendre visite, ce qui te changera j’espère les idées noires. Mr. P. m’annonce également cette visite aujourd’hui et en parle à peu près avec la même gravité que les journaux de la conférence des alliés (3) à Paris. Il m’engage à lui faire jusqu’à cette date historique des propositions sur notre coopération contre le G/A (4) et sur les précautions à prendre contre lui. Penhoat pense que vous deux pourriez, le cas échéant, consulter un avocat à Bx pour faire signifier à N. (5) que nous faisons toutes nos réserves quant à la négligence de L. (6) de nous fournir les comptes et même de ne nous avoir jamais parlé des affaires faites en son nom personnel. Je t’ai déjà expliqué mon point de vue, qui est que dans la situation où je me trouve, il est même interdit à L. de me fournir les dits comptes, car notre contrat d’association est suspendu pendant la durée des hostilités. 
Je suis toutefois d’avis qu’il serait bon que nous ayons une preuve indéniable en mains que L. fait des affaires en son propre nom, bien que s’il travaille réellement pour le compte du ravitaillement, cela se saura toujours à Nantes, notamment par la concurrence, par des employés congédiés et notamment notre ancien chimiste de Chantenay (7) parti en brouille avec le G/A. Si j’étais à Bordeaux, je provoquerais sans grande peine une offre de Nantes sur papier L. L. par exemple par mon ami Mr. Capuron qui s’adresserait directement à Nantes, mais toute cette affaire est trop délicate pour faire intervenir une tierce personne - même toi - auprès de Capuron, qui est Directeur de l’Union Gazière du Sud-Ouest, ou bien de m’adresser à lui par écrit, bien que C. soit peut-être celui sur lequel je peux compter le plus sûrement à Bx. Dans ces conditions, je peux proposer à Penhoat de faire provoquer cette offre de L. par un de ses amis à Paris si c’est possible. Et si cela ne réussissait pas il pourrait quand même notifier par lettre recommandée ou même par huissier à L. qu’ayant des preuves en mains que L. travaille pour quelques affaires en son nom personnel, il (P.) fait les plus expresses réserves quant au recours qu’il aura à Leconte aussitôt les hostilités terminées et aux conséquences du refus de L. de fournir les comptes réguliers à P.
Le sympathique Malaret m’écrit également une longue lettre datée du lendemain de sa visite à Caudéran avec la plus sympathique Mme M. Celle-ci fait en effet l’impression d’une excellente femme, courageuse et gaie. Et tu auras ainsi appris - à ma satisfaction, je ne te le cache pas - que malgré que je demandasse toujours beaucoup de mes employés et que je fusse peut-être un peu minutieux vis à vis des maisons avec lesquelles j’étais en contact, j’ai laissé un bon souvenir un peu partout ce qui ne veut pas peu dire en ces temps que nous vivons. L’attitude de la famille Led. (8) qui t’impressionne à tel point est un point tout à fait spécial. N’oublie pas que bien que retraité L. se sent toujours officier et c’est cela ce qui lui impose cette attitude qui ne rime point avec son caractère. Lorsque j’étais encore à Bx après le commencement de la guerre, il me fit dire par Baboureau qu’il aurait du plaisir de me serrer la main avant mon départ, mais que son uniforme l’en empêchait ...
Malaret prévoit aussi que L. sera forcé sous peu de fermer boutique à Bx. Il y a là sans aucun doute beaucoup d’exagération provoquée 1°) par le caractère méridional de M. et 2°) par son amertume vis à vis de L. Il était tout naturel que Bordx se ressente tout particulièrement de la ...


(La fin de cette lettre est perdue.)


Notes (François Beautier)
1) - "notre tournée" : Paul n'en dit pas plus, sans doute pour ne pas effrayer Marthe. Car selon toute vraisemblance il est allé au blockhaus de Djebla (il l'annonçait le 14 mars), dans un secteur où la rebellion antifrançaise demeure active.
2) - "flotte en Méditerranée" : à la suite d'un possible torpillage par un sous-marin allemand (le croiseur auxiliaire français "La Provence II" a ainsi été coulé au large de la Grèce par le U35 le 26 février 1916). Pour un récit de ce naufrage, voir http://www.histoire-genealogie.com/spip.php?article1985 
3) - "Conférence des Alliés" : plusieurs tentatives allemandes, via les pays neutres, d'ouvrir des pourparlers de paix furent dévoilées entre janvier et mars 1916, mais toutes furent anéanties par le haut commandement militaire allemand. La conférence militaire interalliée de Chantilly du 12 mars 1916 conduisit les représentants des gouvernements alliés réunis à Paris le 27 mars 1916 à répondre à ces refus par une accentuation du blocus contre les Empires centraux.
4) - "G/A": abréviation déjà utilisée dans la lettre du 17 janvier 1915 désignant le greffe administratif (en toutes lettres : greffe du tribunal administratif") qui a prononcé le séquestre des biens de Paul. Apparemment Penhoat et Paul, associés, voudraient accuser Leconte d'avoir administré à son seul profit personnel les affaires de leur société commune. 
5) - "Bx." : Bordeaux
-6)  "N." : Nantes (siège du tribunal administratif qui a prononcé le séquestre).
7) - "Chantenay" : ancienne commune autonome, intégrée à celle de Nantes en 1908.
8) - "la famille Led." : famille Ledouarec, dont Paul a parlé dans ses lettres des 24 janvier et 9 juin 1915 : il s'agit d'anciens voisins à Bordeaux, Mr. Ledouarec étant un officier retraité de l'Armée française. 


jeudi 24 mars 2016

Carte postale du 25.03.1916

Vue de Caudéran au début du 20ème siècle

Carte postale  Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 25 Mars 1916

Chérie,

Je suis sans tes nouvelles depuis le 15. Partant demain pour quelques jours en reconnaissance, je te prie de ne pas t’inquiéter si mes nouvelles sont rares ces jours-ci.
Mes meilleurs baisers pour toi et les enfants ; le bonjour pour Hélène.


Paul

lundi 21 mars 2016

Lettre du 22.03.1916

Vue de Bordeaux
Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 22 Mars 1916

Ma chérie,

Je te confirme ma carte postale d’hier et viens de recevoir encore ta lettre du 15, après celle du 12 & le mandat-poste. Siret aussi bien que Baboureau (1) viennent de m’écrire une lettre que j’ai réexpédiée à Mr. Penhoat. Tes recherches semblent bien confirmer ce que j’avais répondu immédiatement à toi aussi bien qu’à Mr. P., à savoir que si Leconte a attrapé quelques affaires pour l’approvisionnement, ce seront tout au plus des affaires de transit ou de surveillance. Tu mets donc toute ton énergie pour débrouiller ces ténébreuses menées de mes concurrents et je dois reconnaître que tu es sous ce rapport aussi une bien meilleure collaboratrice que je n’aurais supposé ! Tirant maintenant les conclusions, je crois qu’il ne faut pas en exagérer les conséquences. Comme tu le dis déjà, le ton même de ces récriminations est tel qu’un homme sérieux en voit tout de suite le fond et la tendance. Au surplus, les Anglais surtout sont trop pratiques pour ne pas juger un homme sur son utilité plutôt que sur sa nationalité ! Il faut ajouter que je compte bien avoir marqué sur mon livret, en rentrant, 1/2 douzaine de combats auxquels j’ai participé, ce qui fermera encore le bec de certaines gens.
Revenons maintenant sur l’attitude et les agissements du Grand (2) hier. Tu trouveras peut-être étrange que je trouve sa manière de faire un peu naturelle. Mais n’oublie pas qu’il est mis, par mon cas, dans une situation assez difficile. En effet, les seules affaires importantes en ce moment sont celles pour l’approvisionnement militaire ou civil. Or, il est certain que pour ces affaires on aura exclusivement recours aux Français de France et cela expliquerait facilement les en-tête “L.L.”, mais à la condition que le Grand ne les cache pas à nous, ou du moins à Penhoat. Nous avons stipulé dans une de nos assemblées qu’aucun de nous ne pourrait faire partie d’une autre affaire sans le consentement des autres. Naturellement, les relations entre L. et P. sont depuis le début de la guerre tellement tendues que les deux se regardent comme chien et chat. Il faut donc attendre la fin de la guerre pour voir comment cela tournera. De toutes façon, je ne te cache point que si je pouvais complètement liquider ma situation, je n’en serais pas trop fâché. Je regrette seulement une fois de plus que je ne te puisse pas parler de vive voix des plans et des projets que j’ai échafaudés .. .
Siret ne m’a écrit que quelques lignes pour m’annoncer une lettre plus longue qui suivrait sous peu. Je suis content que Malaret ait trouvé du travail chez Sursot (3) et j’espère que S. (4) aussi finira par en trouver. A en juger par B. (5) les affaires seraient tout à fait mesquines à Bordeaux. Bab., à part sa vieille bronchite, se porte toujours bien et se trouve en Champagne. 
Je crois tout de même que tu vas un peu vite en disant qu’en 6 mois tu parleras aussi bien l’anglais que le français ! As-tu acheté le livre anglais dont tu me causes ? 
Merci d’avance pour le colis qui, j’espère, arrivera cette fois-ci en bon état. Car j’ai remarqué que les colis cousus en toile ne sont jamais ou très rarement endommagés. Inclus une coupure de la Petite Gironde qui te fera peut-être plaisir. Et si c’était vrai ???
Je finis cette lettre en te priant à mon tour de ne pas perdre courage si nous traversons en ce moment une période qui, au point de vue matériel, est la première mauvaise de notre vie. Tout cela se tassera, crois-moi, et nous verrons encore des “Leuchtende Tage” (6).
                                                Ton Paul


Mes meilleurs baisers pour toi et les enfants. Est-ce qu’Hélène est rétablie ?


Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - Siret et Baboureau étaient les employés de Paul au bureau de Bordeaux de la société Lucien Lecomte et Compagnie; ils ont été congédiés par Lecomte.
2) - "du Grand" : il s'agit d'un sobriquet désignant Leconte.
3) - "Sursot" : ?
4) - "S." : Siret
5) - "B." : Baboureau
6) - "Leuchtende Tage" : des "jours lumineux" (des jours heureux)


jeudi 17 mars 2016

Lettre du 18.03.1916

Élisabeth de Wied, en poésie Carmen Sylva

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22 Caudéran 

Taza, le 18 Mars 1916

Chérie,

Tes lettres des 5, 7 et 9 courant me sont parvenues ensemble avec une lettre de l’ami Penhoat qui m’avait joint copie des lignes qu’il t’avait adressées de Paris. En ce qui concerne sa demande relative à L. (1) et aux affaires qu’il traiterait pour l’approvisionnement militaire à Nantes, je suis persuadé que s’il fait quelque chose ce sera tout au plus du transit, c.à.d. qu’il réexpédierait du fourrage etc. Le seul moyen que je vois de nous renseigner à ce sujet serait de prier Mr. W. (2) de prendre une fiche auprès de son agence de renseignement sur la maison L. L. & Cie en demandant exprès si elle s’occupe aussi d’approvisionnement militaire. Tu lui diras que tu lui rembourseras le coût de la fiche. Je te retourne ci-joint la photo de Mr. Plantain que tu m’as demandée l’autre jour, elle est bien réussie ! Pour ce qui concerne la maladie de Georgette, je suppose qu’il s’agit de l’oreillon ? Si cela était, une visite serait excessivement imprudente car la maladie, sans être bien dangereuse, est très contagieuse. Elle s’est produite déjà plusieurs fois dans notre Compagnie ; les hommes furent alors strictement isolés, et guéris dans 8 à 10 jours. Cette maladie affecte cependant le haut des mâchoires, juste en dessous des oreilles. 
C’est donc un appartement meublé que Mme P. (3) a loué dans la rue de l’Hermitage  (4) ? Sa façon de faire est en effet bien bizarre et décousue ! Et pourtant, ces gens-là n’ont pas besoin de nous, donc, pourquoi continueraient-ils les relations avec nous, sinon par sympathie ?
Ne te fais donc pas de mauvais sang pour moi ; la vaccination ne m’a affecté que pendant six heures et la troisième piqûre, reçue samedi dernier, s’est très bien passée ; samedi pr. (5) ce sera la 4° et dernière. Il est certain que les cas de fièvre typhoïde sont devenus très rares parmi nos troupes, mais la vaccination ne semble être efficace que pendant 2 ans, car elle est répétée tous les 2 ans maintenant.
Carmen Sylva (6) était - sous ce nom - une poétesse, et tu trouveras quelques-unes de ses poésies dans le recueil allemand que nous avons. Elle n’était cependant point connue sur le terrain du pacifisme. 
Hélène était donc sérieusement malade que tu te sois figuré de la perdre ? (7) Est-elle complètement rétablie maintenant ? Je regrette beaucoup le renvoi de Siret (8) et j’espère pour lui qu’il aura retrouvé rapidement un nouvel emploi. J’estime qu’il est inutile de rendre les 100 Frs à Mr. Penhoat maintenant, car il n’en a point besoin. C’est du reste son frère de Guingamp (celui que j’ai connu à Paris) qui m’a envoyé dans le temps cette somme d’ordre de Mr. Penhoat. Ce dernier a une maison ou une propriété en Bretagne dont son frère encaisse le loyer pour son compte.
J’ai lu déjà au Journal avec beaucoup d’intérêt les différents discours de Liebknecht, le seul avec Rosa Luxembourg (9) qui n’a pas changé d’attitude. Aussi paraît-il avoir été exclu du parti socialiste allemand, bien que, d’après les journaux, il doit y avoir quand même encore quelques liens entre lui et le parti. Je vais te retourner aussi la semaine prochaine le livre que tu m’as envoyé et dont la lecture m’a fait beaucoup de plaisir. Je constate cependant que l’auteur, tout en critiquant ce point dans le livre “J’accuse” (10), met encore plus de fougue pour attaquer le gouvernement allemand. Certainement ce livre sera également défendu en Allemagne, car outre la défense chaleureuse de “J’accuse” il récapitule encore son contenu (11). Pour éviter que tu paies une surtaxe sur la présente lettre, je te retournerai la coupure de l’Humanité sous pli séparé.
Le temps s’est remis au beau, nous repartirons sans doute sous peu en colonne. On attend ici prochainement une escadrille de bombardement, 15 avions paraît-il (12).
Dis à Hélène le bonjour de ma part et reçois, ainsi que les gosses, mes meilleurs baisers.


                                                   Paul


Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "L." : Leconte
2) - "W." : Wooloughan, ami américain de Paul, bien placé et bien informé. Penhoat et Marthe soupçonnent ici Lecomte de faire des affaires pour son compte.
3) - "Mme P." = Madame Plantain
4) - " rue de l'Hermitage" : à Caudéran, près de chez Marthe.
5) - "samedi pr." : samedi prochain
6) - "Carmen Sylva" : Marthe a vraisemblablement signalé à Paul le décès survenu le 2 mars 1916 à Bucarest de la très célèbre et extravagante reine de Roumanie Élisabeth de Wied, née allemande en 1843 et connue dans toute l'Europe sous son pseudonyme de poétesse Carmen Sylva. Paul, qui pourrait en vanter la maîtrise de nombreuses langues étrangères (elle a notamment traduit Pierre Loti en allemand) la dévalorise un peu aux yeux de son épouse féministe et pacifiste en relevant qu'elle n'était pas connue sur le terrain du pacifisme.
7) - Exemple du pessimisme de Marthe, toujours prête à imaginer le pire. 
8) - Siret est un neveu d'Hélène, à qui Paul avait donné un emploi dans le bureau de Bordeaux de la société Lecomte, et que Lucien Lecomte a renvoyé - du fait de la baisse d'activité de la société, ou par souci d'éloigner les fidèles de Paul, on ne sait pas...
9) - "Rosa Luxemburg" : elle dirigeait avec Karl Liebknecht au sein du parti socialiste allemand (SPD) le courant socialiste révolutionnaire pacifiste (au sens donné par Lénine au concept de "pacifisme intégral" servant de levier à la révolution prolétarienne internationaliste). Depuis janvier 1916 Karl Liebknecht défendait au Reichstag la pensée de Rosa Luxemburg (alors en prison) prônant la transformation de la guerre impérialiste en guerre révolutionnaire. Cette idéologie les mit en position critique puis en opposition radicale avec le SPD qui participait à l'union sacrée allemande depuis le début de la guerre. En septembre 1916 ils constituèrent avec Franz Mehring et Clara Zetkin un groupe autonome, la Ligue spartakiste, dont les membres furent exclus du SPD à la fin de l'année : ils fondèrent en avril 1917 l'USPD (SPD indépendant).
10) - "J'accuse" : Paul a déjà parlé du livre "J'accuse, par un Allemand" dans sa lettre du 31 mai 1915. L'auteur alors anonyme, Richard Grelling, dont le nom et l'identité furent révélés après la dernière réédition en 1919, était un journaliste pacifiste allemand réfugié en Suisse depuis 1915.
11) - "son contenu" : Paul ne mentionne ni le titre, ni le nom de l'auteur du livre dont il parle ici. Sans doute s'agit-il de l'un des livres édifiants prêtés aux Poilus par le journal l'Humanité, comme le fut le "Jean Jaurès" de Romain Rolland. Peut-être Paul ne voulait-il pas que son éventuel censeur militaire s'appuie sur le titre et le nom de l'auteur de ce livre pour en déduire que le légionnaire Gusdorf partageait les vues des socialistes internationalistes allemands et/ou des pacifistes révolutionnaires ?
12)- "15 avions" : une escadrille aérienne comptait alors généralement 3 ou 6 pilotes donc 3 ou 4, ou 6 à 10 avions (une partie en réserve et maintenance). La première escadrille de 6 pilotes qui entra en fonction au Maroc fut basée à Casablanca en juin 1916 et exclusivement affectée à la surveillance des côtes. Celle qui s'installa à Mekhnès en septembre 1917, pour contrôler la liaison entre les Maroc oriental et occidental, disposait de 3 appareils.

dimanche 13 mars 2016

Lettre du 14.03.1916

Portrait présumé de l'émir Abdelmalek
Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 14 Mars 1916

Ma chérie,

Pendant 4 jours nous étions coupés de l’Algérie et même du Maroc Oriental par suite d’un accident de la voie ferrée, provoqué par les bicots (1) qui avaient enlevé plusieurs rails (2). Ce n’est donc qu’aujourd’hui que ta lettre du 4 et celle de Suzette me sont parvenues et le livre, envoyé en recommandé, m’a été remis ce soir. J’y reviendrai dans une prochaine lettre et te retournerai le bouquin dans quelque temps. 
Tu auras appris entretemps par les journaux que la bataille de Verdun continue toujours et n’aura probablement aucun résultat tangible, si ce n’est que les Allemands, au prix de sacrifices fantastiques, ont pris quelques kilomètres carrés de terrain (3). L’acharnement inouï laisse reconnaître qu’on voudrait en finir coûte que coûte et si, comme on peut prévoir, l’attaque allemande reste infructueuse (4), il est tout de même probable qu’elle se reproduira sous peu sur d’autres points du front (5). De toutes façons, je suis persuadé qu’il n’y aura plus une 3° campagne d’hiver.
Je ne me rappelle plus si j’ai reçu tes lettres des 27/8 Février, et comme je suis dans l’impossibilité de conserver toute ma correspondance - comme déjà expliqué - je ne peux pas non plus rechercher. Toutefois, comme j’ai toujours tes lettres sous les yeux en écrivant, il est à présumer que les deux lettres en question ne sont pas arrivées à destination du moment où je n’y ai pas répondu. Y avait-il quelque chose de particulier dedans ? (6)
Je t’ai déjà dit que la question des permissions est toujours en suspens et que même les Français qui n’ont pas de raisons sérieuses n’en obtiennent pas. Jusqu’ici, aucun légionnaire présent au Maroc n’est encore parti et mon camarade Savario, malgré ses 15 ans de service, n’y compte guère. Ce “motif sérieux” exigé ici au Maroc n’est point indispensable en France où les hommes ont des permissions à tour de rôle. Je présume que c’est par rapport aux faibles effectifs de l’armée active au Maroc qu’on prend ces mesures ici ! (7)
Il m’est impossible en ce moment - et tu le comprendras facilement - de m’expliquer sur les différentes questions que tu me poses. On aura plus tard le temps de parler des effets et des causes de vive voix. Il va sans dire que la guerre et tous les changements qu’elle entraîne, toutes les fautes et erreurs qu’elle découvre et toutes les défectuosités qu’elle laisse voir, finit par changer bien des sentiments et opinions aussi.
La lettre de Suzanne m’a fait beaucoup de plaisir, je préfère de beaucoup ces produits personnels, car à la lire il me semble entendre la petite voix de ma fille qui, étant l’aînée, m’est plus proche que les 2 autres. Dis-lui aussi que je la remercie de ses bons voeux qui viennent vraiment un peu tôt (8)... Je n’avais pas mis cela sur la carte que je lui ai adressée à midi.
Il est fortement question que si le temps se maintient nous partions en reconnaissance du côté de Djebla (9) le 19 ou le 20 courant pour construire un nouveau Blockhaus. J’aurai l’occasion de te prévenir, si réellement nous partons, ce qui me paraît invraisemblable dans cette saison-ci (10).
Les bilans et procès-verbaux de nos assemblées de ces dernières années doivent se trouver dans la nappe (11) “Documents” à la maison ; prière de revoir cela. Mais évite d’aller au bureau pour ne pas faire croire des choses qui ne sont pas. As-tu pu parler à W. de l’affaire de l’Amazone que je t’ai signalée l’autre jour et s’est-il renseigné ? L’affaire m’intéresse naturellement beaucoup ! 
L’histoire de la Turquie a donc encore été un canard ; par contre, l’Allemagne se fâche avec le Portugal (12) qui lui enlève de cette façon irrévocablement 80 paquebots et navires réfugiés dans ses ports. La Hapag (13) et le Lloyd (14) ne doivent pas rire !
Mes meilleurs baisers pour toi et les enfants.

                                                 Paul

PS J’ai maintenant des enveloppes comme celle qui t’apporte cette lettre, donc inutile de m’en expédier avec le papier.

Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "bicots" : sans doute Paul emploie-t-il ce terme péjoratif désignant les Arabes (de surcroît écrit sans majuscule) pour ne pas se distinguer de ses collègues...
2) - "plusieurs rails" : la prise du camp d'Abdelmalek, le 27 janvier 1916 (à laquelle Paul a participé) n'a pas mis fin à la rébellion, maintenant sans gestion centrale, des tribus nationalistes, ni aux soutiens qu'elles reçoivent de l'Allemagne : il en résulte des opérations désordonnées et des actes de sabotage tout à fait caractéristiques d'une guérilla anticoloniale.
3) - "de terrain" : allusion vraisemblable à la prise du fort de Douaumont le 25 février 1916. 
4) - "reste infructueuse" : effectivement, l'offensive allemande est bloquée à partir du 9 mars par la résistance du Fort de Vaux (finalement pris le 7 juin 1916) et du point défensif du Mort-Homme (qui tiendra jusqu'au 16 mars).
5) - "autres points du front" : l'offensive allemande sur Verdun avait pris de court celle que Joffre avait préparée sur la Somme pour la fin 1915. Il devenait hautement prévisible que Joffre la relancerait pour desserrer l'étau allemand sur Verdun, et qu'il en ferait porter l'effort essentiel sur les troupes britanniques. Cette revanche sera lancée sur la Somme en juin 1916. 
6) - Cette "lettre perdue" fera l'objet de nombreux échanges...
7) - "ces mesures ici !" : Lyautey donne effectivement cette explication, mais il faut y intégrer la nécessité d'allonger chaque permission d'une dizaine de jours de voyage aller-retour du fait de l'éloignement de la métropole.
8) - "un peu tôt" : Paul est né un 3 avril (1882)
9) - "Djebla" : blockhaus de protection de l'avant-dernière station de la ligne ferroviaire d'Oujda à Taza, qui vient d'être sabotée par les rebelles nationalistes. Paul y est allé à plusieurs reprises en 1915 pour construire le premier blockhaus.
10) - "cette saison-ci" : le début du printemps est marqué par des orages violents dans la région de Taza.
11) - "mappe" : mot ancien désignant un dossier, une liasse, une "chemise"...
12) - "Portugal" : le coup d’état du 14 mai 1915 a porté au pouvoir au Portugal un gouvernement ouvert aux Alliés auquel les Britanniques demandent de saisir les navires allemands stationnant dans les ports portugais. L’Allemagne réagit à la confiscation, le 23 février 1916, de près d’une centaine de navires, en déclarant la guerre au Portugal le 9 mars 1916.
13) - "la Hapag" : principale compagnie maritime allemande, elle a déjà perdu beaucoup de navires du fait de la guerre.
14) - "le Lloyd" : - cette abréviation désigne la puissante compagnie maritime allemande "Norddeutscher Lloyd" (NDL) fondée à Brême en 1857, concurrente de la Hapag et comme elle touchée par la saisie par le Portugal des navires allemands.




samedi 5 mars 2016

Lettre du 06.03.1916



Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 6 Mars 1916

Ma Chérie,

J’ai ta lettre du 24/25 Février. Pourquoi crois-tu donc que les lunettes n’étaient pas pour moi ? Elles ont remplacé et très avantageusement la paire que la Compagnie m’avait fournie et que j’ai perdue (1). Si j’ai demandé le prix, c’est que ces lunettes ont beaucoup plu à un camarade auquel j’ai recommandé de s’adresser directement à l’opticien en lui communiquant son numéro, car il n’y a aucune raison de te déranger encore une fois du moment où je peux indiquer le nom de l’opticien qui se trouve sur l’étui.
Pour ce qui concerne les permissions, aucune n’a encore été accordée, mais presque tous ceux qui les avaient demandées ont été prévenus qu’il ne faut pas y compter, vu que le simple désir de passer quelques jours dans sa famille ne suffit point et qu’il faut y avoir des motifs sérieux et urgents. L’ami Savario (2) de Caudéran a donc déchiré tous ses projets de voyage.
Tu trouveras ci-joint la jolie carte m’adressée par ton amie de Stockholm et qui est peut-être la seule vue intéressante que nous avons de Stockholm.
Si j’ai essayé l’autre jour de mettre les choses au sujet de la colonne de Janvier au point, ce n’était point par amour-propre ou par jalousie des lauriers au bénéfice du groupe mobile de Taza, mais uniquement parce que je n’approuve pas la manière des journaux de vouloir tout mettre sur le compte de 1 ou 2 hommes qui, s’ils s’occupent activement des opérations dans la région de Taza, laissent néanmoins à nos Chefs d’ici beaucoup de responsabilités pour les affaires dans l’Oriental (3) et notamment de la région de Taza. Il ne pourrait du reste en être autrement, car les alentours de Taza sont loin d’être tranquilles et il suffit de faire un tour au cimetière et à l’hôpital d’ici pour s’en rendre compte. Parmi les troupes d’Afrique on ne parle guère de la croix de fer, mais de la croix de bois (4), bien que celle-ci soit moins recherchée ici que la croix de fer (5) (souvent en argent) dans l’armée allemande. 
Malgré la perte de graisse, je me porte très bien physiquement, peut-être mieux qu’en arrivant ici. J’ai beaucoup bruni sous le soleil africain (que nous n’avons pas vu depuis 10 jours) et si je laisse ma graisse ici, j’espère toujours ramener ma peau ... Oui, je reste optimiste et plus que jamais persuadé que la guerre se terminera cette année. Certes, le sort de Verdun ne décidera pas de la guerre pour les Alliés, mais pour l’Allemagne l’issue de cette bataille a une importance capitale (6). S’ils ne réussissent pas à prendre Verdun malgré les pertes énormes, ce sera un rude coup pour le peuple et qui pourra facilement changer son attitude et, par la suite, la face des choses.
Le bruit court aujourd’hui ici que la Turquie a demandé la paix (7). Un telle paix serait, au point de vue économique, de la plus grande importance : ouverture (et probablement neutralisation) des Dardanelles, facilité de la communication avec la Russie, possibilité pour celle-ci d’exporter ses grains et libération de la majeure partie des troupes russes et anglaises massées au Caucase, en Egypte, en Mésopotamie etc. Il est vrai d’un autre côté qu’on lance beaucoup de canards ici, beaucoup plus qu’on en mange ! Où en est donc l’affaire Plantain-Pasquier ?
Combien de leçons anglaises prends-tu par semaine ? Renseigne-toi donc ou fais plutôt prendre des renseignements sur la proposition faite, à ce qu’il paraît, par l’Etat d’Amazonie (Brésil) aux porteurs de ses obligations qui n’avaient pas payé les coupons depuis 2 ans (8).
Mes meilleurs baisers pour toi & les enfants.

                                                Paul


Un bonjour pour Hélène.


Notes (François Beautier)
1) - "j'ai perdue" : Paul, très myope, avait été réformé pour ce motif de son service militaire en Allemagne alors qu'il y résidait encore. Sa compagnie de la Légion lui a fourni une paire de lunettes.
2) - "Savario" : légionnaire professionnel depuis 15 ans, il avait beaucoup plus de chances d'obtenir une permission que Paul, qui ne s'est engagé que pour la durée de la guerre.
3) - "l'Oriental" : le Maroc oriental (dont Taza est l'une des portes occidentales).
4) - "croix de bois" : critique rare, par Paul, du statut de fait inférieur des troupes françaises composées de soldats des colonies ("Les croix de bois" de Roland Dorgelès sera publié en 1919).
5) - "en argent" : la "croix de fer", décoration allemande attribuée comme symbole d'entrée dans un ordre militaire honorifique à trois classes créé en 1813, était en acier pour l'entrée dans la seconde classe, en argent et en or pour les autres. Paul, en précisant que cette croix était "souvent en argent", confirme le fait que la croix en acier avait été si massivement distribuée qu'elle ne suscitait plus d'intérêt et que les autorités l'avaient pratiquement remplacée par la croix de première classe en argent.
6) - "importance capitale" : le second assaut tenté par le Kronprinz sur Verdun, par la rive gauche de la Meuse, a échoué sur le Mort-Homme le 8 mars. Au soir de cet échec les pertes allemandes (tués, disparus et blessés) dépassent le nombre de 100 000 (à peu près autant chez les Français).
7)  - "La Turquie a demandé la paix" : fausse nouvelle provenant de rumeurs datées du début mars 1916 : celle d'une prise prochaine de Constantinople (les Russes s'étaient effectivement emparés d'Erzurum - au nord-est de la Turquie 8) - à la mi-février 1916, ce qui fit rêver certains journalistes d'une tenaille dont l'autre mâchoire serait une nouvelle offensive alliée sur les Détroits) et celle de la préparation d'un dépeçage de l'Empire ottoman entre les Alliés (un mémorandum concernant leurs futures zones d'influences respectives fut effectivement publié le jour même, le 6 mars 1916, de l'envoi de cette lettre. Mais la chute attendue de l'Empire ottoman était très loin d'être obtenue.
9) - "les coupons" : la France a officiellement engagé des négociations en 1915 avec l'État brésilien pour qu'il honore les dettes publiques de son État central, de ses États fédérés (dont l'Amazonie, qui a lancé son dernier emprunt obligataire en 1914) et de ses principales villes. Ces négociations permettront de convaincre le Brésil de sortir d'une neutralité favorable à l'Allemagne en lui déclarant la guerre en octobre 1917.