mardi 18 décembre 2018

Carte postale du 19.12.1918



Carte postale  Monsieur Georges Gusdorf  22 rue du Chalet 22  
Caudéran

Casablanca, 19/12/18

Bons baisers et à bientôt.
 

Papa

dimanche 2 décembre 2018

Lettre du 03.12.1918

Marthe et les quatre enfants à Caudéran en 1921

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22 Caudéran


Aïn Leuh, le 3 Décembre 18

Ma chérie, 

Depuis ma lettre du 1° courant, j’ai reçu les tiennes des 15 et 18 écoulé ; devant descendre demain matin à Meknès (où j’arriverai le 6) je vais te répondre encore ce soir, installé au “foyer du soldat” (1) qui nous fournit gracieusement le papier et de quoi écrire. 
La lettre de Me Palvadeau que tu m’annonçais n’était point jointe : comme elle arrivera probablement avec le prochain courrier, il est infiniment probable que je ne la verrai jamais (2) ! Au sujet de ma santé, tu es rassurée entretemps ; encore une fois je me porte à souhait et j’espère bien éviter toute rencontre avec la grippe espagnole. Toutefois, il me serait très difficile de suivre les bons conseils que tu me prodigues à profusion : Comme soldat, il est déjà difficile d’éviter les casernes ou si tu préfères les baraques qui les remplacent dans ce pays ; il est même comme de juste défendu de découcher si par hasard on trouvait un hôtel à Aïn Leuh, Ito (3) ou El Hadjeb (4). Comme je ne pourrai prendre que le bateau du 20 à Casablanca, je resterai au moins du 6 au 15 à Meknès où je dois encore coucher à notre dépôt, ainsi du reste que les 3 nuits à Casablanca. Pendant le trajet en chemin de fer Meknès-Casa (5), on peut coucher à l’hôtel à Dou bel Anri (6) et à Rabat - mais on paie en conséquence, cela va sans dire, et il est bien entendu en outre que pendant les 3 jours de marche d’Aïn Leuh à Meknès on dépense pas mal d’argent pour sa nourriture - 90 km à pattes font de l’appétit et de la soif, ainsi que les 3 jours en bateau. C’est cela du reste qui m’a empêché de t’envoyer de l’argent, ce qui avait été mon idée primitive, vu le retard excessif de Me Palvadeau de t’envoyer les fonds. Enfin, je ne puis qu’espérer que tu tiendras jusqu’à mon arrivée !
Pour le reste de ta lettre je ne puis pas non plus partager ton avis qu’on nous laissera tout juste nos yeux pour pleurer, mais comme je sais que tu n’es pas heureuse si tu ne peux pas te faire du mauvais sang, je renonce à combattre tes arguments, d’autant plus que j’ai essayé déjà maintes fois de le faire sans succès ! Et puis ton raisonnement au sujet de mon avenir et de mon sort est tellement ... comment dirai-je pour ne pas te froisser ? - confus - qu’avec ton tempérament je commencerais à me faire du mauvais sang pour ta santé ... Ne continuons donc pas dans ce style de nous traiter d’idiots car dans ce cas il vaudrait décidément mieux se suicider sur place. 
A bientôt donc !
Meilleurs baisers pour toi et les enfants.

Paul

P.S. Les bateaux de Casablanca arrivant presque toujours la nuit, ne fais pas la sottise de te renseigner sur l’heure à la Transa (7) pour aller au quai, car on passe, paraît-il, encore une visite sanitaire à bord, de sorte qu’on ne débarque que quelques heures après l’arrivée, ordinairement le lendemain matin. D’après ce qu’on dit l’encombrement à Casa est tel que je ne pourrai guère embarquer avant le 30 Décembre.


Notes (François Beautier)
1) - « Foyer du soldat » : à la fois bar et boutique, il est géré par la caserne. 
2) - « jamais » : Paul espère que d’ici l’arrivée de ce courrier il aura quitté le casernement. Ce courrier obsolète ne lui sera alors vraisemblablement pas réexpédié. 
3) - « Ito » : ville étape (maintenant touristique) à 45 km à vol d’oiseau au sud-sud-est de Meknès (voir le courrier du 1er janvier 1918 et la note correspondante).
4) - « Hadjeb » : en fait El Hajeb, étape à 30 km à vol d’oiseau au sud-sud-est de Meknès (Paul y a passé la nuit du 30 au 31 décembre 1917, voir sa lettre du 1er janvier 1918).
5) - « Casa » : Casablanca.
6) - « Dou bel Anri » : en fait Dar Bel Amri, petite ville étape sur la voie ferrée Meknès-Rabat par Kénitra (alors la seule) à 50 km au nord-ouest de Meknès.

7) - « la Transa » : la Transat, c’est-à-dire la Compagnie générale transatlantique, fondée en 1855, qui exploitait alors la ligne maritime Bordeaux-Casablanca, que Paul comptait emprunter avant le 30 décembre 1918. Faute de courrier ultérieur, il est difficile de savoir si ce fut le cas. Cependant, il est vraisemblable que Paul prit ce bateau à cette date, et débarqua donc à Bordeaux trois jours plus tard, le 2 janvier 1919. En effet, son livret militaire indique la date du 31 janvier 1919 comme date d’envoi en congé illimité (juste avant l’échéance d’une permission de détente d’un mois, que ce congé prolonge donc indéfiniment) et la date du 2 février 1919 pour la délivrance d’une carte d’alimentation civile (ce qui se faisait un mois après la démobilisation). 

vendredi 30 novembre 2018

Lettre du 01.12.1918

Illustration pour "A Christmas carol"

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Aïn Leuh, le 1° Décembre 1918

Ma Chérie,

Voilà que les choses ont tout de même fini par s’arranger ! J’avais fait hier tous mes préparatifs de départ, car la Compagnie est remontée ce matin à El Hammam : mon sac était fait et je m’apprêtais à passer la revue. Avec mon optimisme habituel, je disais encore hier matin au Sergent Major et même au Capitaine que j’avais l’idée que je les plaquerais pour descendre à Meknès aller en perme, mais ils me charriaient ... Le Capitaine me promettait cependant de me renvoyer, avec un convoi, dans huit jours si le télégramme du Bataillon de mettre les permissionnaires en route arrivait d’ici là ... Le Capitaine ajoutait même - plutôt en manière de blague - qu’il irait chasser (1) exprès du côté de Lias (2) (à mi-chemin Aïn Leuh-El Hammam) pour me permettre de gagner Lias, d’où il n’y a guère de danger d’aller à Aïn Leuh. Je rageais bien un peu dans mon intérieur, mais je ne perdais pas encore tout espoir. 1/2 heure avant la revue de départ le télégramme arrivait ... et c’était à moi de rigoler (3), tandis que le Sergent-Major, qui aurait préféré m’amener à El Hammam, faisait la tête ... Cela fait que je suis resté ici ce matin, passant en subsistance à la 23° Compagnie ; malheureusement je ne peux partir d’ici que par le convoi du 4 ; j’arriverai donc seulement le 6 à Meknès, trop tard pour prendre le bateau du 10 à Casablanca. Espérons que je pourrai au moins prendre celui du 20 pour arriver le 23 ou 24 à Bordeaux, c.à.d. à temps pour passer la Noël avec vous ! Il paraît que la Subdivision de Meknès appose un cachet sur les permissions qu’à l’expiration du délai nous devons gagner le dépôt de Lyon (4) c.à.d. ne pas revenir au Maroc. Mais comme ici (comme partout) le désir est souvent pris pour la réalité, je dois attendre mon arrivée à Meknès pour voir clair. De toutes façons, ne m’écris plus jusqu’à nouvel ordre. En cas d’évènement particulier, tu pourrais télégraphier : Gusdorf Dépôt 1° Etranger Meknès ... Ah que j’ai hâte de revenir auprès de toi ! Juste ce matin j’ai lu “Conte de Noël” (5) de Charles Dickens que je connaissais déjà pour l’avoir étudié en anglais à l’école, du moins en partie. C’est ravissant et très riche et original comme idée. 
Enfin, nous nous reverrons sous peu et c’est l’essentiel. Pourvu que la question matérielle ne devienne pas plus embarrassante pour toi par suite du silence inexplicable de Me Palvadeau (6)! Embrasse les gosses bien pour moi et reçois toi-même mes plus tendres caresses.

Paul

Le bonjour pour Hélène.


Notes (François Beautier)
1) - « chasser » : patrouiller.
2) - « Lias » : poste d’étape, à une douzaine de km au sud-ouest d’Aïn Leuh, où Paul est passé plusieurs fois en escortant des convois, en novembre 1917, puis en avril, mai, et juin 1918.
3) - « rigoler » : Paul vient donc de recevoir son autorisation de permission. Il est vraisemblable qu’il s’agissait non pas de la permission exceptionnelle « de naissance » qu’il espérait durant l’été 1918, mais de la permission annuelle « de détente » à laquelle il avait droit depuis novembre 1918. Comme sa Compagnie (la 24e) partait en mission à El Hammam le même jour il dut attendre à Aïn Leuh un convoi pour le conduire au siège de la subdivision de Meknès. En attendant il fut pris en charge par la 23e Compagnie qui stationnait encore à Aïn Leuh. 
4) - « Lyon » dépôt alors le plus important de la Légion en France métropolitaine.
5) - « revenir au Maroc » : tout ceci signifie qu’à la fin de leur permission les permissionnaires seront considérés comme démobilisables (voire démobilisés). Paul, qui était parmi les plus âgés et dont la charge de famille était relativement importante, était moins « productif » pour l’Armée française que pour la société civile, ce qui lui valut d’être démobilisé parmi les premiers : son livret militaire indique qu’il fut placé en « congé illimité » à la date du 31 janvier 1919 c’est-à-dire à l’issue de sa permission de détente d’un mois. Cette démobilisation rapide (pour quelques vieux Territoriaux elle eut lieu dès la mi-novembre 1918 mais pour le gros des troupes, soit 5 millions de soldats, elle s’étira jusqu’en septembre 1919 et la classe 1918 attendit même jusqu’en mai-juin 1920) et qui ne disait pas son nom (« congé illimité » n'est pas « démobilisation ») fut délivrée par le 144e Régiment d’infanterie dont le siège était à Bordeaux (Paul s’était engagé là, dans la caserne la plus proche de son domicile, le 10 août 1914, et avait "fait ses classes" à Bayonne jusqu’au 27 novembre 1914 avant d’être incorporé dans la Légion, à Lyon, trois jours plus tard).
6) - « Conte de Noël » : ce texte aussi titré « Un chant de Noël », publié en 1843, est l’un des plus célèbres et parmi les plus édifiants de l’écrivain anglais Charles Dickens (1812-1870). Il dénonce l’égoïsme abject d’un certain Ebenezer Scrooge, très riche et très avare marchand londonien, que quatre fantômes punissent et parviennent à convertir à un mode de vie humaniste. On sent à ce choix de lecture que Paul s’émeut à l’approche de Noël (en effet, le dernier qu’il passa en famille remonte alors à 5 ans) et de son retour à la vie civile (les affaires redeviendront-elles sa priorité ?).
7) - « silence » : apparemment Maître Palvadeau fait le mort, et le versement à Marthe de la part du capital de la société Leconte qui revient à Paul n’a toujours pas eu lieu. 


vendredi 23 novembre 2018

Lettre du 24.11.1918

Hélène Siret

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Aïn Leuh, le 24 Novembre 1918

Ma Chérie, 

Pas de nouvelles depuis ta lettre du 8. Et le temps ne passe réellement pas vite. Ce qu’il y a de plus ennuyeux, c’est que le télégramme du Bataillon ordonnant la mise en route des permissionnaires de Novembre n’arrive pas. Et pourtant Novembre est presque terminé. Et le 1° Décembre je vais être forcé de monter avec la Compagnie à El Hammam (1), si d’ici là le télégramme en question n’est pas arrivé ! 
Tu parles donc d’une veine ! Le prochain convoi sur Meknès est le 4 Décembre et si je dois monter avec la Compagnie il n’y aura plus aucune chance pour moi d’attraper le bateau quittant Casablanca le 10 Décembre. Inutile de te dire que dans ces conditions j’ai un bourdon (2) phénoménal, car j’avais fermement compté d’être au moins à Noël avec toi ...
Enfin la Conférence de la Paix doit être réunie quand même à l’heure qu’il est (3) et il est à espérer que ces Messieurs se dépêcheront quand même tant soit peu ! Je ne pense pas qu’on attendra avec la signature de la Paix que tous les détails soient réglés, mais qu’on se contentera d’y consigner les conditions, précises certes, mais dans les grandes lignes, laissant le règlement des détails à une commission mixte internationale (4).
Je ne m’explique nullement la négligence de Me Palvadeau et attends avec anxiété les nouvelles s’il t’a enfin répondu. Tu auras remarqué que l’Extérieur Espagnol (5) est retombé au-dessous du pair, à environ 97%, son taux normal. Et les coupons turcs (6) ne sont-ils toujours pas payés ?
N’y a-t-il toujours pas de changement dans la situation sanitaire ? L’école de Suzanne a-t-elle repris (7) ? Je pense que toi et les enfants vous êtes toujours en bonne santé et que, vu le changement dans la situation militaire, vous ne manquerez pas de combustible cet hiver. Combien paies-tu maintenant le charbon (8)?
Je vais être forcé aussi d’écrire à Penhoat (9) pour le mettre au courant de ce sacré retard. Pas de chance, réellement pas de chance !
Meilleurs baisers pour toi et les enfants, le bonjour pour Hélène.

Paul

Et Siret François (10) qu’est-il devenu ? Sa tante n’a-t-elle plus de ses nouvelles ?



Notes (François Beautier)
1) - « El Hammam » : si Paul est déplacé dans ce poste, c’est-à-dire hors du siège de sa Compagnie (Aïn Leuh), il ne pourra pas partir en permission de détente. 
2) - « bourdon » : « cafard », état dépressif (les mots à la mode étaient « spleen » et « blues »).
3) - « à l’heure qu’il est » : impatient de la signature de la paix, Paul néglige les causes évidentes d’un retard important (désaccords internes aux États et entre les États, troubles révolutionnaires et difficultés diverses d’organisation). Ainsi, la Conférence de la Paix ne se réunit pas immédiatement après l’armistice du 11 novembre 1918 mais seulement le 18 janvier 1919. En effet, l’armistice avait été fixé pour 36 jours avec possibilité de le renouveler 3 fois. Il fut ainsi prolongé d’un mois le 12 décembre 1918 puis d’un autre le 16 janvier 1919 (d’où l’ouverture de la Conférence le 18) et enfin pour une durée illimitée le 16 février 1919. 
4) - « commission mixte internationale » : peut-être pour rassurer Marthe ou se rassurer lui-même, Paul semble envisager la construction multilatérale d’une paix mondiale comme une simple affaire commerciale, puisqu’il suppose qu’il n’existe qu’une seule « commission mixte » (mettant face à face les délégations des vainqueurs et des vaincus). En fait la Conférence de la Paix fut composée de commissions thématiques spécialisées (par exemple « Commission des prisonniers de guerre , « des colonies allemandes », « du Maroc », « des clauses politiques autrichiennes », « des affaires roumaines et yougoslaves », des territoires de Memel et de Dantzig », « de l’aéronautique », « de la Société des Nations »… ) dont le nombre foisonna jusqu’à plus de 50 au fur et à mesure que les problèmes à régler furent définis et abordés concrètement. Une première série de réunions de ces commissions, tenues à Paris du 18 janvier 1919 au 27 juin 1919 puis le 28 juin à Versailles, construisit le Traité de Versailles signé ce jour-là (5 ans jour pour jour après l'assassinat à Sarajevo de l'archiduc François-Ferdinand d'Autriche-Hongrie et de son épouse, événement considéré par les Alliés comme déclencheur de la Grande Guerre), dans la Galerie des Glaces du Château de Versailles (à l'endroit même où avait été proclamée la naissance du Deuxième Reich allemand, le 18 janvier 1871). Le travail en commissions se prolongea ensuite à Paris du 1er juillet 1919 jusqu’en août 1920, alors qu’une « Conférence des Ambassadeurs », destinée à vérifier l’application des décisions, se tint de janvier 1920 à mars 1931. 
5) - « l’Extérieur Espagnol » : emprunt obligataire d’État de l’Espagne à l’étranger, dont Paul possède des titres (voir son courrier du 22 avril 1917). Il est, à cette époque, vendu « au-dessous du pair » à seulement 97% de sa valeur nominale, l’Espagne ayant besoin d’attirer des acheteurs en leur offrant un intérêt de 3% supplémentaire au moment de la revente. Paul, , inquiet de la faiblesse des ressources de sa famille, insiste sur ce rabais car il signifie que la confiance en ce titre commence à s’effondrer, ce qui devrait inciter Marthe à vendre rapidement les siens, comme il l'y encourage de nouveau. 
6) - « les coupons turcs » : Paul mentionne pour la première fois la possession de titres obligataires ottomans. Il s’agit vraisemblablement de l’emprunt extérieur dit « de la dette publique » émis de 1902 à 1914 avec un intérêt annuel de 4%. Cet intérêt (« les coupons ») ne fut plus honoré par l’empire ottoman à partir de décembre 1914. Paul espérait que l’armistice entre les Alliés et les membres de la Triple-Alliance conduirait l’empire à honorer sa dette. C’était sans compter sur son délabrement économique, sur son démantèlement déjà en cours par les Alliés et sur l’impossibilité de faire peser toutes les responsabilités ottomanes sur la Turquie (dont l'État fut finalement institué en 1923).
7) - « a-t-elle repris » : beaucoup d’écoles fermèrent (le plus souvent temporairement) du fait des risques de contagion de la grippe dite espagnole et de la contamination de nombreux enseignants. 
8) - « le charbon » : Paul s’entête dans son idée fixe d’expliquer la cherté des biens de première nécessité par la spéculation de quelques profiteurs. En fait, le principal problème n’est pas le prix (qui est taxé sous contrôle des préfets) mais la trop faible production et disponibilité de ces biens (qui conduit à leur rationnement bien au-delà de l’armistice). 
9) - « Penhoat » : ami et associé de Paul, il a avancé à Marthe des aides financières qu'elle ne peut pas lui rembourser puisqu'elle demeure toujours privée de ressources suffisantes pour le faire.

10) - « Siret François » :  neveu d’Hélène; employée de maison des Gusdorf, elle est la sœur  de « Siret », ancien employé de Paul au bureau de Bordeaux.

jeudi 22 novembre 2018

Lettre du 23.11.1918

Alice, et la petite Charlotte sur les genoux de Marthe

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Aïn Leuh, le 23 Novembre 1918

Ma chérie,

Depuis ma lettre du 19, j’ai reçu les envois de journaux jusqu’au 7 inclus. Le Canard Enchaîné est presque toujours bon : les lettres du Roi des Grenouilles (ou ex-roi) au Prétendant au Trône des Canard de H. Béraud (1) sont tout à fait bien.
Il va sans dire que le camp d’Aïn Leuh est, depuis quelque temps, rempli de bruits plus ou moins vagues au sujet de la libération des engagés pour la durée de la guerre. D’aucuns prétendent que nous allons être dirigés incessamment sur le dépôt soit de Bel Abbès (2), soit de Lyon en vue de renvoi dans nos foyers, mais rien d’officiel n’est encore arrivé. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’on ne peut point nous garder plus longtemps que quelques jours une fois la paix signée, car à partir de ce moment nous serons libres de tout engagement et ne pourrons donc être tenus à faire du service. En cas de “refus d’obéissance” on ne peut plus nous condamner car nous ne la devons, aux termes de notre engagement, que pendant la durée de la guerre (3). Il est donc hors de doute que nous serons libérés parmi les premiers, mais comme jusqu’ici les permissions ne sont toujours pas suspendues, je compte descendre dans quelques jours à Meknès. Wilson ne doit arriver, paraît-il, que le 12 Décembre (4) de sorte qu’il n’aura point de temps à perdre s’il veut faire signer la paix pour Noël (5). Les journaux d’ici ont publié un radio allemand relatant l’évolution de la révolution en Allemagne qui semble s’effectuer sans trop d’effusions de sang (6). Ce qui est tout de même étonnant, c’est que le Populo, après tant de souffrances, ne se soit pas vengé sur la tête des dirigeants. Sans partager les idées des chauvins de l’Entente (7), je serais d’avis qu’il faudrait ouvrir une enquête sérieuse sur les véritables origines de la guerre (8): les Allemands aussi bien que les Autrichiens mettraient sans doute les dossiers secrets des chancelleries à la disposition de la Cour internationale (9). Et s’il était établi que les Hohenzollern ont vraiment cherché la guerre mondiale, eh bien ce ne serait que justice que de les citer devant un Tribunal International (10) comme de simples malfaiteurs au lieu d’augmenter le nombre des Prétendants déguisés en “Rois en exil” (11) qui entretiennent le mouvement royaliste dans tous les pays, sans trop de chances du reste de recouvrir leur trône abandonné. 
Est-ce que la grippe dite espagnole fait autant de victimes (morts) à Bordeaux qu’à Paris ? La proportion dans la capitale est vraiment effrayante et on ne signale point encore une diminution sensible du fléau. Il paraît qu’ici la population arabe a beaucoup souffert, mais aussi la troupe, notamment dans le Sud, tandis que dans notre région, les cas sont restés isolés (12)
Comment vas-tu, et comment vont les enfants ? Je pense que maintenant, avec la fin de la guerre sous-marine, les arrivages de charbon deviendront bien plus abondants, ainsi que ceux des vivres en général (13)? Et l’espoir de revenir bientôt dans notre vie réglée et plus normale nous fera supporter les derniers ennuis de la grande catastrophe.
Mes plus tendres baisers pour toi et les enfants.

Paul


Le bonjour pour Hélène. 


Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - « H. Béraud » : Henri Béraud (1885-1958), lieutenant d’artillerie pendant la Grande Guerre, devint l’un des meilleurs polémistes du Canard Enchaîné de septembre 1916 à septembre 1920. Il se révéla ensuite un journaliste et écrivain d’extrême droite, et fut condamné à mort pour intelligence avec l’ennemi en 1944 puis gracié par le général de Gaulle en 1945. La fable à laquelle se réfère ici Paul met en scène un « Roi des Canards » et un « ex-roi des Grenouilles ». Ce dernier personnage pourrait faire allusion à la fable de Jean de La Fontaine « Les grenouilles qui demandent un roi » (publiée en 1668), ou au conte des frères Jacob et Wilhelm Grimm « Le roi Grenouille » publié en Allemagne en 1812, ce qui permettrait de voir en lui une caricature de Guillaume II et un avertissement contre les dangers d’une révolution populaire. Si telle est l’origine de cette inspiration, le « Prétendant au trône des Canards » pourrait être le kronprinz Guillaume de Hohenzollern ou son fils Guillaume de Prusse. Cependant, la référence aux « canards », qui selon le titre même du journal satirique « Le Canard Enchaîné » renvoie au petit peuple cancanier et truculent, avide de liberté, pourrait faire allusion au fait que les Allemands allaient devoir démocratiser leur régime et leur constitution, donc se mettre à débattre et à voter (devenant ainsi des « canards »), en premier lieu pour désigner leurs chefs et représentants. L’article en question étant antérieur au 7 novembre, toutes les successions à Guillaume II étaient encore imaginables (kronprinz Guillaume de Hohenzollern, petit-fils Guillaume de Prusse, élection d’un républicain, prise de pouvoir révolutionnaire), ce qui autorisait son auteur Henri Béraud à les évoquer toutes sans pour autant risquer de se contredire. Il n’en fut plus de même après le 9 novembre puisque la République fut proclamée ce même jour, puis qu’une assemblée constituante élue le 19 janvier 1919 fut réunie loin de l’agitation révolutionnaire, à Weimar (la constitution républicaine adoptée le 31 juillet 1919 y fut rédigée), et que des élections présidentielles au suffrage universel indirect furent programmées (elles furent reportées du fait des troubles insurrectionnels puis le premier président de la République allemande, Friedrich Ebert, fut élu par l’Assemblée constituante le 11 février 1919). 
2) - « Bel Abbès » : Sidi Bel Abbès, en Algérie, était le siège et le principal dépôt de la Légion en Afrique du Nord. A ce titre il correspondait à celui de Lyon en France métropolitaine. Paul connaissait les deux, il avait séjourné dans le premier du 8 au 27 janvier 1915 (voir ses courriers du mois de janvier 1915), et dans le second du 30 novembre 1914 au 4 janvier 1915 (voir ses courriers de décembre 1914).
3) - « que pendant la durée de la guerre » : Paul persiste à croire (ou à vouloir faire croire à Marthe) que la paix suivra immédiatement l’armistice. Or les tensions entre les Alliés quant à l’occupation militaire ou non de l’Allemagne, la question épineuse de l’Alsace-Lorraine ou des Terres irrédentes italiennes (dont les Américains souhaitent que les populations se prononcent sur leur sort), et les troubles révolutionnaires en Allemagne, retardent considérablement la conclusion de la paix (jusqu’au 28 juin 1919). Par ailleurs, si Paul quittait l'Armée (d'une façon ou d'une autre) avant la signature de la paix et avant d’être naturalisé français, il resterait considéré allemand, toujours ennemi, donc serait pourchassé et arrêté. La seule solution lui permettant de rentrer chez lui très prochainement serait donc d’obtenir la permission annuelle de détente à laquelle il a droit.
4) - « 12 décembre » : date indiquée par Wilson lui-même à la presse le 18 novembre 1918 et au Sénat le 2 décembre 1918. En fait le président américain débarque à Brest le 13 décembre 1918 et demeure en Europe jusqu’en février 1919 (au passage il est reçu à Londres, Reims, Paris - au Sénat, où il prononce un discours chaleureusement applaudi le 3 février 1919 - et est partout mieux accueilli en Europe qu’aux États-Unis, où le parti républicain, isolationniste et adverse du sien, a remporté les élections au Congrès du 5 novembre 1918). 
5) - « pour Noël » : le rêve d’une paix à Noël fut largement partagé mais vite considéré comme impossible du fait des désaccords entre Alliés, du début de la désillusion des Italiens et de la guerre civile en Allemagne. Les Américains eux-mêmes étaient divisés sur le sort de ce pays qu’ils tenaient pour responsable du déclenchement de la Grande Guerre. L’ambassadeur américain en Turquie (1913-1916), Henry Morgenthau (1856-1946), par exemple, souhaitait - comme la plupart des chefs militaires français - faire payer au peuple allemand sa responsabilité dans les massacres de guerre (dont le génocide des Arméniens, sur lequel il avait dès 1915 alerté Wilson en le poussant à entrer en guerre). Son fils, Henry Morgenthau Junior (1891-1967), secrétaire d’État au Trésor du Président Roosevelt, présenta (vainement) en 1944 un plan visant dans cette même ligne à punir l’Allemagne (cette fois nazie) en réduisant les Allemands à l’état de « cultivateurs de pommes de terre ». 
6) - « effusion de sang » : effectivement, la Révolution allemande et sa répression firent « seulement » une centaine de morts avant la fin-décembre 1918. Mais on en compta plus de 2 000 lors de la Révolution dite « spartakiste » de janvier à mai 1919 (dont les deux principaux inspirateurs, Karl Liebknetch et Rosa Luxemburg  Voir les notes correspondantes au courrier du 17 décembre 1915).
7) - « les chauvins de l’Entente » : Paul pense sans doute au maréchal Joseph Joffre, au général Édouard de Castelnau (qui souhaitait rentrer en Allemagne à la tête de la Seconde armée, dont il avait pris le commandemant en remplacement de Joffre), au maréchal Philippe Pétain (surnommé Vainqueur de Verdun, nommé maréchal le 11 novembre 1918), ainsi qu’au président de la République Raymond Poincaré et au premier ministre Georges Clemenceau (surnommé Père la Victoire), qui voulaient tous - parmi d’autres - porter un « coup de grâce » à l’Allemagne par une Victoire indiscutable. Il peut songer aussi à David Lloyd George (chef du gouvernement britannique, voir la note correspondante au courrier du 8 octobre 1916) qui, avant de changer d’opinion en mars 1919, professait contre l’Allemagne : « il faut presser le citron jusqu’à ce que les pépins craquent », ou à Vittorio Orlando (1860-1952, alors chef du gouvernement italien), qui souhaitait le même sort à l'Autriche-Hongrie et voulait contre l’avis de Wilson récupérer les « terres irrédentes » sans en consulter les populations…
8) - « origines » : l’article 231 du Traité de Versailles rendit cette enquête inutile puisqu’il décréta que « l’Allemagne et ses alliés sont déclarés seuls responsables des dommages de la guerre ». 
9) - « cour internationale » : il s’agit de la Cour internationale de La Haye, qui menait effectivement des enquêtes depuis sa fondation en 1899 (elle existe toujours). En 1922, la Société des Nations institua une Cour permanente de Justice internationale, que l’ONU remplaça en 1945 par la Cour internationale de Justice.
10) - « tribunal international » : le seul qui existait alors était le Tribunal international de la Cour internationale de La Haye, qui prononçait des arbitrages sur les différends entre États. Depuis lors d’autres tribunaux internationaux, aux compétences spécialisées, ont été institués. 
11) - « Rois en exil » : Paul fait allusion aux monarques déchus de la Triple-Alliance, par exemple Frédéric-Guillaume de Hohenzollern (ex-roi de Prusse et ex-empereur d’Allemagne Guillaume II) en exil aux Pays-Bas ; son fils Guillaume de Hohenzollern (ex-kronprinz de Prusse) exilé aux Pays-Bas ; Ferdinand de Saxe Cobourg et Gotha (ex-tsar des Bulgares), en exil en Allemagne ; Charles François Joseph de Habsbourg Lorraine (ex-empereur d’Autriche, ex-roi de Hongrie et ex-roi de Bohême) en exil en Suisse puis à partir de 1921 à Madère au Portugal) ; Constantin (ex-roi des Hellènes ou roi de Grèce), en exil en Suisse (il revint au pouvoir en décembre 1918 puis fut destitué de nouveau en 1922 et s’exila en Sicile)… L'expression "rois en exil" fait référence au roman d'Alphonse Daudet, publié en 1879.
12) - « restés isolés » : à l’échelle de populations nombreuses comme celles des grandes agglomérations, le taux de mortalité local lié à la grippe dite espagnole (voir la note correspondante au courrier du 11 novembre 1918) est sensiblement égal aux taux nationaux, c’est-à-dire pour la France environ 1%. Le taux mondial semble avoir nettement dépassé cette moyenne française (de six fois environ selon les estimations les plus courantes de 60 millions de morts) du fait de la plus forte proportion des populations des pays pauvres souffrant de sous-alimentation chronique et de manque de soins. Mais à l’échelle de petits échantillons d’Européens, le taux peut s’éloigner de ces moyennes, tant par le haut si le groupe est contaminé par contact avec un arrivant contagieux, que par le bas si le groupe demeure isolé ou au seul contact de personnes ne portant pas le virus (il semble que le petit groupe militaire de Paul ait été dans ce dernier cas, du moins était-ce ce qu'il cherchait à dire à son épouse pour la rassurer : il ne serait pas mis en quarantaine avant de la revoir).
13) - « en général » : contrairement à ce que persiste à croire Paul, la pénurie, tant en charbon qu’en vivres, n’était pas liée à la spéculation de quelques profiteurs mais simplement à l’effondrement de l’offre, ce qui justifia le rationnement des denrées de première nécessité (dont certaines jusqu’en 1921).





samedi 10 novembre 2018

Lettre du 11.11.1918



Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Aïn Leuh, le 11 Novembre 1918

Ma chérie,

Je t’ai annoncé hier par carte postale (1) mon arrivée à Aïn Leuh ; je m’étais trompé seulement d’un jour pour la date, car sans cela je t’aurais dit que je venais d’avoir connaissance de la signature de l’armistice (2) avec l’Allemagne entrant en vigueur aujourd’hui à 11 h. Cela y est donc, et comme les conditions de l’armistice doivent contenir déjà toutes les principales clauses du traité de paix, comme il est urgent de renvoyer les poilus dans leur foyer, que la situation économique l’exige aussi impérieusement et qu’enfin il importe de se défendre contre cette trop fameuse grippe dite espagnole (3), je reste persuadé que la paix sera signée et complètement bâclée pour la Noël (4). Ceci ne m’empêche pas bien entendu de partir dans une quinzaine en permission si toutefois on ne supprime pas les permes ce qui ne me paraît pas encore invraisemblable. Je suis le premier à partir, mais d’après la situation - trop longue à expliquer - je ne pourrais point m’embarquer à Casablanca avant le 1° ou 10 Décembre (5) au plus tôt. Car nous allons partir encore une fois pour environ 10 jours sur la route d’El Hammam, à mi-chemin à peu près, pour y construire un pont, assez petit celui-là. De là j’irai chercher mon paquetage à El Hammam et descendrai ensuite à Meknès ... Mais enfin, l’heure de la libération définitive ne tardera pas à sonner maintenant et tu peux être certaine que les engagés pour l. d. d. l. g. (6) sauront veiller à ce qu’ils ne restent pas indûment !!! Il n’y a qu’une chose qui pourrait nous obliger d’attendre la libération de nos classes respectives, c’est qu’on nous naturalise par une loi ; sans cela, c’est nous qui partirons les premiers (7) d’ici !
Je suis profondément dégoûté du procédé de Me Palvadeau (8) qui m’est tout à fait incompréhensible. De mon côté je vais lui écrire quelques lignes ... De toutes façons, il ne faut pas que vous manquiez de quoi que ce soit, car la grippe doit avoir plus d’emprise sur les êtres anémiques (9) que sur les autres ...
J’ai sous les yeux tes lettres des 25 Octobre et 2 Novembre (déjà) mais je suis tellement occupé au bureau (10) qu’il m’est impossible d’y répondre en détail. Pour la sortie sur la route d’El Hammam je serai même le seul comptable de la Compagnie, les autres étant malades ou indisponibles. Cependant, la grippe espagnole n’y est pour rien !
J’ai lu non sans appréhension tes lignes concernant l’effet de ton insertion dans la Petite Gironde (11). Pourvu seulement qu’on ne te parle pas politique ! Car tu serais bien capable d’une gaffe qui ... enfin, tu sais à quoi t’en tenir. Les journaux d’ici - le Populaire (12) ne m’est parvenu que jusque vers le 25 Octobre - ne parlent point d’une république germanique (13), chose à laquelle je ne crois pas encore, vu l’état des choses là-bas. Mais la révolution doit couver en Allemagne et lorsqu’elle se fera jour, ce sera plus terrible qu’en France il y a 120 ans (14).
J’espère te retrouver avec les enfants en parfaite santé et t’écrirai encore une fois plus longuement avant de repartir.
Bons et tendres baisers.

Paul


Inclus la copie de la lettre de Penhoat en retour.


Notes (François Beautier)
1) - « carte postale » : ce courrier a été perdu.
2) - « armistice » : la signature eut lieu dans un wagon du train d’état-major du maréchal Foch, dans la forêt de Compiègne (dans la clairière de Rethondes), un peu après 5 heures du matin, avec application sur le front dans les 6 heures (à 11 heures), pour une durée de 36 jours renouvelable trois fois. L’annonce fut immédiatement faite par les radios civiles et militaires. Le chef de la délégation allemande, Matthias Erzberger (1875-1921), député du Zentrum (parti modéré allemand), avait été choisi parce qu'il avait réussi à faire adopter au Reichstag en juillet 1917 une motion de paix d’inspiration chrétienne. 
3) - « grippe dite espagnole » : l’épidémie de grippe due à un virus de type H1N1 vraisemblablement venu de Chine, apparut en Europe en 1918 et atteignit son apogée durant l’hiver 1918-19. Elle contamina la moitié de la population mondiale et fit au total environ 60 millions de victimes, dont plus de 400 000 en France. C’est apparemment la presse française qui la déclara « espagnole » (c’est-à-dire « neutre », ne venant pas d’un allié ou d’un ennemi) pour pouvoir parler de ses effets en France sans risquer d’être censurée. Puisque Paul précise « dite », la supercherie était éventée.
4) - « pour la Noël » : Paul veut rassurer Marthe en prédisant un retour imminent. Mais c’est sans compter la volonté d’une partie du haut état-major et du gouvernement français d’entrer militairement sur le territoire allemand (jusqu’alors préservé) pour punir l’Allemagne, concrétiser aux yeux des Allemands la victoire des Alliés et affirmer le droit des vainqueurs. Cependant, la plupart de leurs homologues britanniques et américains firent tout pour retenir ces pulsions vengeresses germanophobes car ils souhaitaient que la République allemande proclamée par le Parlement le 9 novembre précédent participe rapidement à l’instauration d’une paix durable et à la reprise économique d’après-guerre : il en résulta une division entre les Alliés et un retard de la signature de la paix (jusqu’au Traité de Versailles, le 28 juin 1919). Il en résulta aussi que ce traité portait en lui les germes d’un retour à la guerre entre l’Allemagne et la France. 
5) - « 10 décembre » : l’armistice met fin aux combats mais non à la guerre. Les troupes demeurent sur le « pied de guerre » et le Légionnaire Paul Gusdorf demeure mobilisé. Il compte cependant partir bientôt puisque son droit à une permission annuelle de détente est maintenant arrivé à échéance. On peut s’étonner que Paul ne dise pas que pour lui l’armistice ne ferait que priver les rebelles de l’appui de l’Allemagne mais qu’il demeurerait exposé à leurs assauts et devrait y faire face à coups de fusil. En somme, Paul, qui jusque là avait pu s'auto-représenter et présenter aux autres à peu près comme un Poilu de la Grande Guerre, n'est plus à partir du jour de l'armistice qu'un agent de la colonisation française du Maroc : il est alors (voire aussi rétrospectivement) radicalement séparé du cadre de la Grande Guerre et de l'identité du Poilu. On comprend qu'il se garde d'analyser ce fait troublant pour lui-même, pour ses collègues et supérieurs, ainsi que pour ses proches.
6) - « l.d.d.l.g. » : la durée de la guerre.
7) - « les premiers » : Paul essaie de modérer l’impatience de Marthe à le voir revenir. Il lui expose donc un dilemme qui devrait la conduire à attendre calmement que l’État décide du sort de son époux. En effet, soit il rentre à son domicile sitôt la fin de la guerre (ce que n'est par l'armistice, qui n'est que la suspension des combats) mais il demeure alors Allemand et n’a aucune garantie d’être ultérieurement naturalisé français, soit il est naturalisé français à la fin de la guerre mais il doit alors attendre sa démobilisation des armées françaises. Dans le premier cas, la Légion pourrait démobiliser rapidement ses vieux engagés volontaires pour la durée de la guerre pour s’éviter de leur verser la « haute paye » (voir notes correspondantes aux courrier des 25 novembre 1917 et 4 juillet 1918) ; dans le second il serait parmi les premiers à partir puisque la démobilisation se ferait par âge (classe) et par statut civil (marié ou non, nombre d’enfants) ce qui donnerait un avantage à Paul qui, avec ses 36 ans et demi, son épouse et ses quatre enfants, serait effectivement parmi les mieux placés.
8) - « procédé de Me Palvadeau » : la colère de Paul semble provenir d'un non versement à Marthe des pensions qu'elle espérait et dont elle a absolument besoin, soit parce que l'avocat s'en est approprié tout ou partie au titre d'honoraires, soit parce qu'il ne les a pas fait verser par la société Leconte, soit encore parce qu'il ne les a pas fait reverser à Marthe. 
9) - « anémiques » : effectivement, les victimes furent essentiellement des personnes affaiblies par la faim et la malnutrition, les blessures et maladies antérieures, le stress et le manque d'espérance... 
10) - « au bureau » : Paul a retrouvé sa fonction de secrétaire au siège de sa Compagnie. En ceci, il demeure depuis son retour de permission en novembre 1917 affecté à des tâches de « soldat territorial » (surveillance, administration). 
11) - « Petite Gironde » : quotidien bordelais publiant des petites annonces (voir le courrier du 20 février 1916). Il semble que Marthe ait proposé à d’éventuels employeurs un service en relation avec sa nationalité allemande (secrétariat en allemand, cours privé de langue allemande, interprétariat ?).
12) - « Le Populaire » : précisément Le populaire de Paris (voir le courrier du 16 décembre 1917).
13) - « république germanique » : la République allemande a été proclamée le 9 novembre par Philipp Scheidemann (1865-1939), président du groupe social-démocrate du Reichstag, au nom du Parlement allemand, juste après que le chancelier Max de Bade ait de lui-même prononcé l’abdication de Nicolas II et la renonciation du kronprinz Guillaume de Hohenzollern à la succession de son père. Précédemment, le chancelier avait donné au président Wilson des gages de sa volonté de paix en renvoyant, le 26 octobre, le général en chef des armées allemandes, Erich Ludendorff, et en stoppant la guerre sous-marine à outrance (qu’il avait déjà critiquée en 1917). Le 28 octobre, il fit appliquer un premier train de réformes constitutionnelles, avec l’appui du Reichstag. Le départ ou fuite de l’empereur, de Berlin pour Spa, le 29 octobre, ainsi que l’agitation révolutionnaire des marins à Wilhelmshaven et à Kiel et la proclamation à Munich, le 7 novembre, d’une « République bavaroise », poussèrent le chancelier à liquider lui-même la dynastie impériale le 9 novembre 1918. Le même jour, affaibli par la grippe espagnole et réticent à s’appliquer à lui-même - il est grand duc - une constitution républicaine, Max de Bade démissionna et transmit la charge de chancelier au député et chef du parti social-démocrate, Friedrich Ebert, alors que le Reichstag proclamait la République. Le 28 novembre 1918, le ci-devant roi de Prusse et empereur d’Allemagne Frédéric-Guillaume (Guillaume II) ratifia sa propre abdication ; le kronprinz Guillaume de Hohenzollern signa sa renonciation à la succession le 1er décembre suivant et le petit-fils Guillaume de Prusse (1906-1940), sollicité pour se substituer à lui ne put pas faire l’objet d’une régence puisque la République était déjà instaurée depuis le 9 novembre 1918.
14) - « 120 ans » : allusion à la Révolution française de 1789, il y a donc 129 ans en 1918. Or Paul dit « 120 ans », ce qui renvoie à 1798, année marquée en France par le début de la Campagne d’Égypte menée par Bonaparte, et par la tension avec les États-Unis mais par rien qui puisse être qualifié de « terrible » par référence à une situation de guerre civile révolutionnaire en Allemagne en novembre 1918. Paul voulait-il évoquer la Terreur des années 1793-94 ? C’était alors il y a 124-125 ans. 


mardi 23 octobre 2018

Lettre du 24.10.1918


Alice, Suzanne et Georges Gusdorf en 1918
Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Tamayoust (1), le 24-10-1918

Ma Chérie,

En arrivant ici d’Assaka, j’ai trouvé tes lettres des 30 Sept., 4 Octobre, 6 et 9 avec la carte photo des enfants qui m’a fait énormément de plaisir. C’est Georges qui a changé le plus, il n’a plus du tout son air de bébé comme l’année dernière lors de ma permission (2)! C’est un garçon qui, tout au moins sur la photo, semble déjà réfléchir. C’est peut-être l’effet de ce qu’il a maigri, et son séjour à la campagne changera peut-être encore l’expression de ses traits. Tel qu’il est, je le trouve ravissant ; il doit avoir aussi grandi pas mal. La pose de Suzanne est la moins réussie, ses cheveux notamment - dont on voit qu’ils sont devenus plus longs et plus forts - ont l’air d’être mouillés ! Alice est très gentille, c’est bien l’expression mi-énergique mi-riante de sa petite figure ... Un grand compliment t’est dû aussi à toi : les costumes des gosses sont tout à fait gentils et leur vont à ravir. Ce sont évidemment des costumes d’été ? Merci aussi pour les journaux jusqu’au 8 inclus ; le grand numéro de l’Humanité contient plusieurs articles fort intéressants. Celui de Michaud (3) (article de fond) sur l’organisation de la paix qui parlait surtout des futures relations économiques dans la Ligue des Nations (4), m’a tout particulièrement intéressé.
Pour ce qui concerne les nouvelles de la guerre, nous sommes ici complètement en quarantaine et ne recevons même pas le communiqué comme à Assaka. Nous savons cependant par quelques officiers de passage que les communications avec la Hollande sont rétablies par voie de terre ce qui signifierait donc que toute la bande de terre longeant la côte belge jusqu’à la hauteur de Gand est reprise ainsi que le district français Lille-Roubaix-Tourcoing (5). Si donc on n’a pu aboutir encore à un armistice, il faut croire néanmoins qu’il y a certaines conventions, car les Allemands, s’ils voulaient résister encore sérieusement, le feraient plutôt sur le territoire français et belge que sur le leur ou à leur frontière. Ils essaient évidemment encore d’obtenir quelques avantages et font des propositions laissant une marge aux négociations, mais devant l’attitude ferme de Wilson, ils accepteront sous peu, car ils ont besoin de la paix à tout prix, soit que la situation intérieure est grave, que la question alimentaire s’est encore aggravée, ou que l’armée est atteinte. Enfin, nous devons aller le 27 à Arbalou (6), le 29 à Timhavit (7) pour rentrer à Aïn Leuh après avoir fait encore 3 à 4 jours à Bikrit (8). Ce n’est que tôt car depuis le mois de Mai nous ne nous sommes plus déshabillés pour dormir ! Mais nous aurons alors au moins des nouvelles un peu plus fraîches.
Bons baisers pour toi et les enfants et à bientôt.

Paul



Notes (François Beautier)
1) - « Tamayoust » : voir les courriers des 24 août et 29 septembre 1918.
2) - « permission » : Paul rappelle que son retour de sa première permission annuelle de détente date d’un an, ce qui lui ouvre le droit immédiat à une seconde permission de détente qui remplacera de fait la permission exceptionnelle « de naissance » qui ne lui a pas été accordée (vraisemblablement au prétexte qu’il n’était pas à Aïn Leuh, le siège de sa Compagnie, au moment d’en faire la demande et d’en être gratifié, c’est-à-dire à la mi-juillet 1918, puisqu’il en était parti depuis un mois pour une mission à El Hammam et n’y reviendrait finalement que la veille ou le jour de l’armistice du 11 novembre 1918). 
3) - « Michaud » : ce journaliste n’a pas laissé de trace aujourd’hui repérable.
4) - « Ligue des Nations » : en fait « Société des Nations », dite à tort « Ligue » en français par analogie avec sa dénomination originelle (League of Nations) dans le dernier des 14 points présentés au Congrès américain le 8 janvier 1918 par le Président Wilson pour servir à l’instauration d’une paix mondiale. Cette « Société des Nations » (constituée le 10 janvier 1920) n’était pas conçue, au contraire de ce que semble en penser ici Paul (sans doute par déformation professionnelle, ou alors pour partager l'impatience de Marthe), comme l’organisation rapide d’un simple marché économique entre ses membres mais comme une complexe assemblée politique fondée sur les notions de « Droits de l’Homme » et de « Droit des Peuples » (questions épineuses dans les territoires déjà « occupés » avant la Grande Guerre, par exemple l’Alsace-Lorraine revendiquée par la France, ou les Terres irrédentes revendiquées par l’Italie). Par ailleurs, l’Allemagne, encore agitée de troubles révolutionnaires (jusqu’en 1923) fut temporairement empêchée d’adhérer à la Société des Nations.
5) - « Tourcoing » : effectivement, depuis la libération de Lille le 17 octobre puis, en Belgique, de Dixmude, Bruges, Zeebrugge le 20, toutes ces régions sont de nouveau sous contrôle de leurs gouvernements respectifs. 
6) - « Arbalou » : Arhbalou-Larbi (voir le courrier du 24 août 1918 et la note correspondante).
7) - « Timhavit » : Timahdite (voir le courrier du 24 août 1918 et la note correspondante).

8) - « Bikrit » : Bekrite (voir le courrier du 24 août 1918 et la note correspondante) .