jeudi 29 octobre 2015

Lettre du 30.10.1915

Publicité de 1912

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Djebla, le 30 Octobre 1915

Ma chérie,

J’ai bien reçu tes lignes du 20 courant et le journal du 18 m’est également parvenu un jour après celui du 19. Nous avons eu aujourd’hui un changement dans la garnison de Djebla : la Compagnie de Tirailleurs qui était restée avec nous depuis la création du poste, est partie pour la France, et la section de la 23° Légion, composée de maçons, charpentiers etc. qui nous a aidés à construire le poste est remontée à Taza. Par contre, nous avons reçu une Compagnie des Bataillons d’Afrique. En ce qui nous concerne, il n’y a toujours rien de certain mais il paraît que nous allons remonter à Taza dans une quinzaine ..
Ta lettre du 22 me parvient à l’instant avec la feuille de papier et les journaux des 20 et 21. Mon linge doit me suffire pour cet hiver : les deux caleçons de laine sont un peu déchirés à un endroit sensible, mais ils tiendront quand même, d’autant plus que j’ai encore un caleçon en coton du régiment. En chemises je suis relativement bien monté ; je possède en outre 3 paires de bas de laine que je vais faire réparer, c.à.d. stopper si possible. Je te prie cependant de m’envoyer encore à l’occasion 4 paires de chaussettes à environ 1 Fr la paire dans le genre de celles que tu m’as adressées l’autre jour pour un ami et de ma pointure ; elles sont pour un autre de mes camarades qui me les paiera bien entendu. Ajoute si possible une paire de gants tricotés noirs ou bleus en laine également de ma pointure pour le même au prix de 1,50 à 2,50 Frs. Ce camarade voudrait avoir ces marchandises par échantillon-poste ; si donc le colis devenait trop lourd, tu pourras mettre 3 p. de chaussettes et les gants. Veux-tu te renseigner en même temps sur le prix d’un bon maillot en laine (jersey) bleu ou noir avec col rabattu dans le genre de ceux que portent les cyclistes.
Quant à l’approvisionnement, les bicots ne sont toujours pas revenus. Mais le café maure est un peu mieux approvisionné du moins pendant 2 à 3 jours par semaine. On peut alors avoir du Chocolat Menier à 1,50 frs la grosse plaquette (1/2 livre, je crois) ; du beurre à 1,50 frs la boîte ; du camembert à 1,25 frs la boîte, de la confiture à 1,25 frs.
Cela va donc à peu près ! Pour ce qui est des crayons japonais, il y en avait déjà avant la guerre, si du moins tu entends par là les crayons couleur nature qui portent une inscription japonaise ou chinoise. Ici, on vend des crayons français de Boulogne que j’utilisais aussi à Bordeaux avec les Koh-i-Nor (1). Tu aurais bien fait de me communiquer l’annonce de l’Humanité concernant les livres et surtout les titres et auteurs de ces derniers ! C’est probablement pour faire de la propagande auprès des acheteurs que le journal demande leurs adresses pour faire l’envoi direct. L’histoire de la salle à manger est fort ennuyeuse car c’est nous qui en souffrons (2) et non Mme Robin. L’explication de cette dernière au sujet du féminisme concorde en tous points avec celle de Mme Devilliers et celle de beaucoup de femmes françaises. La Cie du Gaz ne peut, je crois, augmenter le prix du gaz qui a toujours été (à tort) au maximum des tarifs prévus par le cahier de charges signé avec la ville (3). Elle doit du reste se rattraper largement sur la vente du coke et des sous-produits qui sont très chers en ce moment. La visite de Mme P. (4) confirme bien mon opinion déjà exprimée : c’est son indifférence vis à vis de tout le monde et rien autre qui la fait négliger de la sorte ses relations.
Quant à la guerre, rien à dire : toute cette histoire des Balkans est tellement embrouillée qu’on ne peut qu’attendre. L’entrée en jeu de la Bulgarie (5) est dans tous les cas un sale coup !
Mes meilleures tendresses pour toi et les gosses.

                                                 Paul

Le bonjour pour Hélène. 


Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer) 
1) - "Koh-i-Nor" : célèbre marque de crayons créée en 1790 à Vienne (Autriche) par Joseph Hardtmuth (1758-1816), la société prenant le nom du diamant indien Koh-i-Noor. Pendant la Grande guerre, du côté des Alliés, ces crayons d'origine autrichienne donc ennemie étaient moins appréciés et accessibles que ceux de l'allié japonais.
2) - "en souffrons" : des courriers postérieurs indiquent qu'il s'agit d'une infiltration d'eau dans un mur, formant une tache à l'intérieur de la salle. Rappelons que Mme Robin est la propriétaire de la maison louée par les Gusdorf.
3) - ""avec la ville" : effectivement, la dite Compagnie du Gaz était liée par un contrat de concession à la Ville de Bordeaux qui fixait depuis 1904 le prix maximum du mètre cube de gaz. Comme le prix de la houille explosait, la Compagnie tenta vainement en 1915 et 1916 d'obtenir une révision à la hausse de ce prix puis - après décision du Conseil d'État - obtînt une indemnisation par la ville d'une partie du manque à gagner. Immédiatement après la guerre, en 1919, la commune décida la création d'une Régie Municipale du Gaz et de l'Électricité de Bordeaux.
4) - "Mme P." : Mme Plantain.

5) - "Bulgarie" : de fait entrée en guerre du côté de la Triple Alliance le 14 octobre 1915. Depuis le 5 octobre des troupes françaises sont expédiées de Salonique vers le front serbe qui est enfoncé par les Autrichiens jusqu'à Belgrade : c'est "l'expédition de Salonique". Le Montenegro, allié de la Serbie depuis le 8 août 1914, l'aide depuis juin 1915 puis couvre sa retraite en Albanie de novembre 1915 jusqu'au 29 décembre 1915, date de la capitulation du Montenegro.

dimanche 25 octobre 2015

Lettre du 26.10.1915

Taza la mystérieuse

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Djebla, le 26 Octobre 1915

Ma chère petite femme,

Je t’ai écrit hier une carte pour t’accuser réception de tes lettres des 15 et 17 ainsi que du mandat que je vais toucher ces jours-ci mais qui est déjà dans ma possession. Il en est de même du journal du 16 Octobre arrivé ensemble avec une carte de Mr. Plantain de Tarbes qui me disait que tu avais vu sa femme à l’usine du Cours de Bayonne. Comme elle doit y rester pendant tout l’hiver, Mme P. va habiter à l’hôtel de la Madeleine, Cours Pasteur. Pourquoi, à propos, crois-tu donc que je suis si désireux que tu continues tes relations avec Mme P. ? Si je le désire, c’est uniquement dans ton propre intérêt, c.à.d. pour que tu puisses de temps à autre causer à quelqu’un qui est à peu près dans ton cas.
Alice est pourtant la troisième que tu vois grandir, et il semblerait que jamais tu n’as eu autant de plaisir de voir les premiers essais de parler et de courir. Voilà bientôt 2 ans qu’elle aura été notre “petite dernière” (???) ; c’est elle la seule que je n’ai pas vu venir au monde !
Dimanche dernier, nous avons eu la première demi-journée libre depuis que nous sommes à Djebla et cela probablement d’ordre du Colonel Derrigoin (1) qui était venu en Auto de Taza pour voir les travaux effectués au camp. La nuit dernière nous avons eu une tempête et des pluies épouvantables de sorte que ce matin nous nous sommes réveillés dans la boue. Il est étonnant que couchés comme nous le sommes sur la paille avec à peine 50 cm d’espace au-dessus de nos têtes et assez mal à l’abri, il n’y ait pas plus de malades que cela. Quant à moi, je ne me rappelle même pas d’avoir attrapé jusqu’ici un bon rhume comme j’en avais périodiquement dans le civil, tout en étant beaucoup mieux nourri, couché et habillé. Ce qui semble prouver que la vie primitive est plus saine que celle plus ou moins raffinée que nous menons dans le civil.
Oui, si ce n’était pas ces lettres de Bordeaux, je perdrais la dernière lueur d’espoir. Car celui-ci me reste toujours malgré toutes les nouvelles complications ! Je pense même que l’entrée en lice des pays balkaniques (2) - les derniers ne peuvent guère tarder - aidera à précipiter la fin de la guerre qui arrivera plus vite qu’on ne pense.
Quant au certificat que tu me demandes, je te le donne volontiers avec de très bonnes notes comme mère et ménagère et avec d’excellentes comme épouse. Je ne me rappelle plus que très vaguement des chapitres de l’”Ostliche Divan” (3) et il est certain qu’ils ne m’ont pas attiré outre mesure, car sans cela j’en aurais mieux conservé le souvenir. Comment donc peux-tu trouver un rapport entre cela et les évènements qui se déroulent actuellement ?
J’ai lu dimanche un volume - un des premiers - de Pierre Loti, “Pêcheur d’Islande” (4) collection illustrée de Calmann-Lévy, 95 cs. C’est une histoire bretonne d’un charme délicat qui te plaira aussi beaucoup dans sa tristesse infinie et son simple langage. J’ai lu en outre ce temps-ci un bouquin allemand “Im Schuldhuche der Vergangenheit” eine Ostseegeschichte aus Cardnen (5), très bien écrit et qui m’a rappelé mes différents séjours à la plage de la Baltique. C’est effrayant avec quelle vitesse le temps passe. Si je pense qu’il y a déjà 8 ans que nous étions à Schineberg (6) et que nous nous sommes séparés sous le grand tilleul devant l’auberge pour nous retrouver ensuite à Mulhouse (7).
Mes meilleurs baisers pour toi et les enfants.

                                                 Paul

Les 3 feuilles de papier insérées dans les dernières lettres me sont bien parvenues. Merci.


Notes (François Beautier)
1) - "colonel Derrigoin" : en réalité Derigoin, colonel commandant la colonne mobile de Taza.
2) - "pays balkaniques" : la Bulgarie a officiellement déclaré la guerre à la Serbie le 14 octobre 1915. En Grèce, les partisans de Venizelos (récemment renvoyé par le roi) continuent de réclamer le respect par la Grèce de son alliance militaire avec la Serbie, donc l'entrée en guerre du royaume aux côtés de la Triple Entente. En Bulgarie, le régime a beaucoup de mal à conserver sa neutralité (il déclarera la guerre à l'Autriche Hongrie en août 1916). 
3) - "Ostliche Divan" : allusion au West-östlicher Divan (Le Divan occidental-oriental), recueil de poésies de Johann Wolfgang von Goethe composé de 1819 à 1827, sur le modèle soufi persan mis à la mode par la vague orientaliste du début du XIXe siècle. 
4) - "Pêcheur d'Islande" : roman publié en 1886 par Pierre Loti (de son vrai nom Louis Viaud), écrivain et officier de marine (1850-1923).
5) - "Im Schuldhuche der Vergangenheit" : "à l'école d'un passé glorieux", livre allemand apparemment jamais traduit en français, consacré à "une histoire récente de la mer Baltique selon l'amiral Carden" ("eine Ostseegeschichte aus Carden"). Il est  imaginable que ce livre racontait comment le Premier Lord de l'Amirauté britannique Winston Churchill, qui hésitait en janvier 1915 entre deux opérations maritimes à haut risque envisagées depuis septembre 1914 pour soutenir la Russie, le passage en force du détroit du Danemark pour entrer dans la mer Baltique, ou le débarquement sur les Dardanelles, fut finalement convaincu de la faisabilité de la seconde par le vice-amiral britannique S.H. Carden qui assurait alors la surveillance maritime et le blocus de ces détroits. La décision qu'il prit le 13 février 1915 de suivre le plan Carden entraîna d'une part le très meurtrier échec du débarquement et la continuation des attaques maritimes allemandes en Mer du Nord et en Atlantique à partir de la Baltique. 
6) - "Schineberg" : seuls de minuscules villages portent le nom Schineberg en Allemagne. Par contre Scheinberg est une station touristique des Alpes bavaroises au nord-ouest de Garmisch Partenkirchen. 
7) - "Mulhouse" : alors Mülhausen, ville allemande d'Alsace où Paul travailla de 1905 à 1907 et d'où il partit s'installer à Bordeaux en 1908.

samedi 24 octobre 2015

Carte postale du 25.10.1915

Document Delcampe

Carte postale  Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Djebla le 25-10-15

Ma chérie,

Je reçois à l’instant tes lignes des 15 et 17 courant ainsi que ton mandat ; merci de tout cela. J’espère avoir demain le temps de t’écrire une lettre et entretemps t’embrasse toi et les enfants.


                                                 Paul

mercredi 21 octobre 2015

Lettre du 22.10.1915

http://etsinexonmetaitconte.fr/category/histoire/xx/premiere-guerre-mondiale/

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Djebla, le 22 Octobre 1915

Ma chère petite femme,

Voilà enfin que les relations avec l’Algérie semblent rétablies, car je reçois presque en même temps tes lettres des 9, 10 et 12 courant et le journal jusqu’au 14 ; celui du 13 ne m’est pas encore parvenu, mais je l’attends encore, car je lis le feuilleton “L’éclat d’Obus” (1). Le poème “Nos Ennemis” (2) rappelle un peu la poésie de “König Wilhelm sass ganz heiler” (3) avec ses rimes de Serbien et verderbien ... (4) Que l’ami Wooloughan (5) a fait une bonne affaire à Bassens me fait beaucoup de plaisir. Mais je présume que tu te trompes d’un zéro en parlant de 2000 m de quai ; C’est 200 m probablement qu’il a voulu dire car pour construire 2000, surtout dans ce temps-ci, il faudrait au moins 5 ans ! Les prix de charbon que tu me cites sont du reste fabuleux, plus que le double d’autrefois ! (6)
Ton idée au sujet de Taza la mystérieuse pourrait être juste si elle n’était pas erronée (7). Il arrive assez fréquemment que plusieurs villes ou villages portent le même nom : ainsi il existe deux villages du nom de Macknassa (8) à environ 10/15 km de Taza : l’un “la haute”, l’autre “la basse” (Macknassa Foukania et Titania). La saleté et la misère apparente se trouve dans toutes les villes arabes : quand on en connaît une, on les connaît toutes. Même Fez (du moins le quartier arabe) offre le même aspect. Mais en regardant de près on constatera que les Tazis par exemple n’ont jamais connu une période de prospérité comme à présent ! Il est du reste infiniment probable que nous allons remonter à Taza (9) pour le 15/20 Novembre et personnellement je n’en serai pas mécontent, car là au moins, on peut acheter quelque chose pour son argent, alors que souvent il n’y a rien, absolument rien ici au Caogie (10). Les bicots ne reviennent que rarement, trouvant probablement de meilleurs prix à Taza ou Bou Ladjeraf ! J’aurais évidemment préféré descendre à l’arrière (11) rien que pour le plaisir de mettre les pieds sous une table. Et puis on a réellement trop peu de temps à soi ici !
A propos de Georges, j’avais compris dans tes différentes lettres que si physiquement il se développe bien, ses facultés intellectuelles sont plutôt en-dessous de la moyenne, en comparaison surtout avec ses soeurs. Tu as répété en effet plus d’une fois qu’il est maladroit, poltron, pleurnichard et même une fois imbécile (12). Comme j’ai souvent entendu que les garçons se développent moins vite que les filles, je n’y ai pas autrement fait attention. Mais je constate en passant que tu as toujours la préférence pour ton fils. Est-ce juste ?
Merci pour l’envoi du mandat qui arrivera sans doute pour la fin du mois au plus tard. Ce montant me suffit parfaitement et tu peux être sûre que dans le cas contraire je te l’aurais déjà dit !
Oui, je porte déjà un caleçon de laine et la nuit le gilet que tu m’as tricoté ! Surtout en faction on sent le froid vif de la nuit, alors que les journées sont toujours très chaudes. Ce sont les souris qui ont attaqué mon gilet et y mangé par ci par là des coins. Mais enfin ce chandail me rendra encore d’excellents services cet hiver.
Les Plantain ont au moins cette veine de pouvoir se voir dans toute leur malchance. Mais je ne comprends absolument pas pourquoi Mme P. (13) a agi ainsi vis à vis de toi, car lui m’écrit toujours d’une façon presque affectionnée. Quelle est la raison que Mme P. t’a indiquée ? Je suis content que Georges m’ait reconnu sur les photos ; j’en suis même un peu étonné, car depuis les dernières 15 ans j’ai certainement beaucoup changé !
Que ma place reste chaude, je n’en doute point, ma chérie ! Mais Dieu sait quand je pourrai la reprendre ! Enfin, on ne peut que toujours revenir sur le mot d’ordre : “Patience”.
Mes meilleurs baisers pour toi et les gosses.


                                                 Paul


Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "L'éclat d'obus" : feuilleton en 47 épisodes quotidiens de Maurice Leblanc qui fait évoluer ses personnages dans le contexte du premier semestre de la Grande guerre. Le Journal le fit paraître du 21 septembre au 7 novembre 1915. Pour la seconde édition en livre, en 1923, Maurice Leblanc fit apparaître dans le récit son personnage fétiche, Arsène Lupin. 
2) - "Nos ennemis" : poème patriotique qui n'a pas laissé de trace dans l'Histoire.
3) - "König Wilhelm sass ganz heiler" : la citation complète se poursuit par "jüngst zu Ems" et signifie "le prince Guillaume se tient assis, gai, à Ems". Il s'agit du titre d'une chanson très célèbre inventée par les nationalistes prussiens pour justifier la guerre contre la France en 1870, en évoquant la dépêche d'Ems (une note de service prussienne provocatrice à l'égard des Français qui conduisit Napoléon III à déclarer la guerre). L'auteur en serait Wolrad Kreusler (1816 -1901), un médecin allemand désireux d'encourager son fils alors soldat et ses camarades.
4) - "Serbien et verderbien" : vraisemblablement "Serbien et verdorben", "Serbe et pourri (ou corrompu)".
5) - "Wooloughan" : ami américain de Paul, il vit alors du courtage de charbon sur le port bordelais de Bassens où il a fait construire 200 m. de quai à son usage. Curieusement, à l'entrée en guerre des États-Unis en 1917, c'est à Bassens que les "Sammies" feront les aménagement nécessaires à leur entrée en guerre, construisant quelque 1250 m de quai supplémentaires. 
6) - " plus que le double" : le manque d'offre justifie cette évolution. L'arrêt de l'extraction dans la zone occupée et dans la zone rouge des combats en métropole fait perdre plus de 50% des approvisionnements intérieurs, alors que la guerre sous-marine affecte les livraisons notamment depuis les îles britanniques et les USA. Le cours du charbon livré à Bordeaux n'avait guère varié qu'entre 20 et 30 francs la tonne au cours de la décennie précédant le début de la Grande guerre. Il passa le cap des 50 francs vers novembre 1915, atteignit 95 francs à la mi-décembre 1915 et 117 francs au premier trimestre 1916.
7) - "erronée" : Marthe a sans doute trouvé d'autres Taza au Maroc puisqu'il en existe plusieurs, mais seul celui du "couloir" entre les deux Maroc et l'Algérie, où est affecté Paul, mérite le nom de ville.
8) - "Macknassa" : officiellement Meknassa, poste fortifié sur la route reliant Fès à Taza par le nord de l’oued Innaouen. Meknassa-Tahtania se situe au nord-ouest de Taza, alors que Meknassa-Fontania se situe au nord-est, ces deux villages étant dans le territoire tribal des Branes.
9) - "remonter à Taza" : effectivement, Taza se situe à 500 m. d'altitude.
10)- "Caogie" : Mot inconnu. Paul écrit peut-être phonétiquement le sigle allemand KOG, éventuellement prononcé avec l'accent arabe, pouvant désigner à la Légion le magasin du foyer social du soldat au cantonnement (Kantonal Offiziers Gesellschaft).
11) - "descendre à l'arrière" : Paul espère un repos dans la région de plaine de Oujda.
12) - Marthe conservera toute sa vie ce franc-parler, vis-à-vis de ses enfants en particulier. Cette description de la personnalité de Georges suggère, d'après Nelly Dussausse, les difficultés de comportement d'un enfant que l'on qualifierait aujourd'hui de "surdoué".
13) - "Mme P." : Madame Plantain.

mardi 20 octobre 2015

Carte postale du 21.10.1915


Document Delcampe


Carte postale  Mademoiselle Alice Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Djebla, le 21 Octobre 1915

Ma chère petite Alice,

A l’occasion de ton 3° anniversaire (1) je t’envoie mes meilleurs baisers. Je souhaite et j’espère que nous nous reverrons tous bientôt et alors je t’apporterai quelque chose de très joli. Maman me dit que tu parles déjà très bien et que tu vas voir souvent Guignol avec Suzanne et Georges.
Une grosse bise pour tout le monde et le bonjour à Hélène.

Papa

Note (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "3° anniversaire" : en fait "deuxième" car Alice est née en 1913 (elle entre dans sa 3ème année). Paul est coutumier de cette confusion. 

samedi 17 octobre 2015

Carte postale du 18.10.1915

Carte postale Paul Gusdorf
Carte postale  Mme P. Gusdorf  22 rue du Chalet  Caudéran

le 18-10-1915

Chérie,

Le pont du chemin de fer de Taourirt (1) s’étant écroulé par suite de la crue de l’Oued, il y aura probablement une petite interruption dans notre correspondance. Ne t’en inquiète pas.
Meilleures tendresses pour toi et les enfants.


Paul


Note (François Beautier)
1) - "Taourirt" ; petite ville à mi-chemin entre Taza et Oujda, par où passent donc les courriers de Paul et de Marthe via le port algérien d'Oran. Il est fort possible que l'oued, suite à une crue d'orage d'automne, ait emporté le pont. Mais il est aussi possible que sa destruction ait été facilitée, voire entièrement provoquée, par une action rebelle comme il y en eut de la part de la tribu réputée "coupeuse de route" des Béni-bou-Yahi (soutenue en sous-mains par l'Allemagne), dans le secteur de Taourirt (en direction de Taza) au plus fort du soulèvement nationaliste marocain de janvier 1915.

jeudi 15 octobre 2015

Lettre du 16.10.1915

Karl Hellferich

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Djebla, le 16 Octobre 1915

Ma chère petite femme,

Voici enfin un moment qui me permet de répondre à ta lettre du 5 et la carte du 7 courant, la dernière arrivant juste à l’instant, au moment où un ami venait me chercher pour participer à un copieux plat de coeur de boeuf, sauce au vin. Je suis de garde de 24 heures mais j’ai la chance de faire mes 4 heures de jour sans fusil aux portes même du camp, comme planton. De cette façon je ne fais que 4 hs de service au lieu de 9 hs dans la journée. J’avais commencé une lettre mercredi soir, mais voilà que je fus brusquement commandé pour l’escorte devant chercher à la gare de Bou Ladjeraf notre colonel (1), qui venait faire ses adieux avant de partir pour la France. Nous avons couru comme des lièvres à travers champs et sommes juste rentrés à 19 hs au camp. 10 mn plus tard une pluie formidable de 24 hs commençait à tomber qui nous a mouillés jusqu’aux os dans nos guitounes car nous n’avons toujours pas de marabouts, tous les bâtiments construits jusqu’à présent étant pour les Officiers, Sous-Officiers, bureaux etc. La pause de midi, en déduisant le temps occupé par le rapport, est d’à peine 1 1/4 hs. Le soir le rompez est à 16 1/2, mais il faut se mettre en effets de drap (2), aller au rapport, inspection des armes, de sorte qu’après la soupe il fait nuit ; l’appel est sonné à 19 hs et l’extinction des feux à 19 1/2 hs. Ce n’est donc point le rêve et tu devras te contenter encore pendant le prochain temps plus souvent de cartes postales que de lettres. Je t’ai cependant accusé réception des 2 feuilles de papier insérées dans tes lettres ; les journaux sont arrivés jusqu’au 7 inclus. De ton côté tu auras sans doute reçu entretemps mes différentes correspondances et tu ne te feras pas de mauvais sang pour ma santé.
L’histoire des emprunts de guerre allemands, du moins des 2° et 3°, est tellement fantastique que j’ai beaucoup de peine à y croire. De cette façon en effet l’Etat encaisserait si peu d’argent qu’il ne pourrait pas faire face à ses dépenses pour approvisionnements, fournitures de toute sorte, fusils, canons, munitions etc. et s’endetterait horriblement (3) vis à vis de ses gros fournisseurs, les Krupps, Thyssen, Ehrardt (4), etc. etc. Et le fait que le Dr Helfferich (5), autrefois directeur de la Deutsche Bank, est ministre des finances me laisse supposer qu’il y a un peu d’exagération dans ces commentaires des journaux. On pourra dire tout au plus à la fin qu’on a escompté la victoire complète et une grosse indemnité monétaire, mais comme l’une et l’autre sont peu vraisemblables pour l’Allemagne, la fraude serait monstrueuse et criminelle de la part des gouvernants si les choses étaient vraiment comme le décrivent les journaux. Car pour émettre ce papier, c.à.d. des billets de banque, il faut, suivant la loi, disposer d’une couverture en or disponible dans la caisse de la Reichsbank, couverture qui doit être je crois au moins 1/3 ou 1/4 du montant des billets émis. A moins qu’on considère par exemple comme or les titres déposés ou non vendus des différents emprunts ...!
Les prix que tu me cites pour les différentes vivres à Bordeaux sont vraiment exorbitants (6) et je suis d’autant plus surpris (agréablement bien entendu) que tu aies pu régler l’avant-dernier terme à Mme Robin. Oui, nous aurons peut-être pas mal de travail pour nous remettre à flot après la guerre, mais il n’est pas impossible non plus que les affaires de charbon notamment reprendront bientôt plus que normalement car pendant la période actuelle personne ne voudra constituer des stocks considérables. Et si comme il y a beaucoup de chances nous continuerons comme par le passé, les pertes en argent seront bientôt rattrapées. Mr. Wooloughan t’a-t-il livré le Glasgow (7) et à quel prix la tonne ? 
Depuis 2 jours nous avons de nouveau un temps superbe : le temps est si clair et si radieux qu’on voit très bien la dernière chaîne des montagnes du Haut-Atlas.
Ci-joint une lettre de Georges Laforcade à laquelle je vais répondre tout à l’heure. Tu vois qu’il est vivement affecté de la mort de sa fiancée. Ton mot lui a certainement fait plaisir mais il n’a apparemment pas reçu le mien.
Mes meilleurs baisers pour toi et les enfants, un bonjour pour Hélène.

                                                Paul

Je viens de manger une livre de superbes raisins à 50 cs.


Notes (François Beautier)
1) - "notre colonel" : il s'agit vraisemblablement du colonel Henri Simon (1866-1956), commandant le groupe mobile de Taza (la "colonne Simon"), récemment promu général. Le résident général Lyautey le garda à ses côtés au Maroc jusqu'en 1917, puis il fut affecté en métropole.
2) - "effets de drap" : uniforme de casernement, plus léger que l'uniforme de campagne. 
3) - "s'endetterait horriblement" : le recours massif à l'emprunt (7 émissions intérieures et 2 auprès des pays neutres pendant la Grande guerre) avec la non-convertibilité du mark-or et le cours forcé de la monnaie de papier, provoqua une forte inflation intérieure et une dépréciation de 50% du mark sur les marchés extérieurs. Des rumeurs de faillite imminente de l'Allemagne coururent chez les Alliés dès la désignation de Karl Hellferich à la direction du Trésor impérial, en 1915. Paul ne les pense pas vraies en se référant au renom de ce ministre des finances du Reich, qui était auparavant, depuis 1908, directeur de la première banque allemande, la Deutsche Bank.  Or, à ce poste précédent, ce théoricien du parti populaire national allemand (très antirépublicain) s'était illustré comme principal allié, voire agent, des grands groupes privés militaro-industriels allemands. En tant que ministre des finances, il fut très vite soupçonné par la gauche de vouloir piller l'épargne des Allemands et les réserves du Reich au profit de ces mêmes groupes, ce qui alimenta la rumeur de faillite imminente du pays. 
4) - "Krupp, Thyssen, Ehrardt": il s'agit des plus puissants groupes industriels privés fournisseurs d'armes et de munitions des armées du Reich. Krupp est célèbre pour ses canons depuis 1811, c'est une "monarchie industrielle" parmi les plus riches du monde. Thyssen est un groupe charbonnier puis sidérurgique de la Ruhr fondé en 1871, qui a développé depuis 1911 en Moselle (allemande) l'énorme complexe sidérurgique des Forges et Aciéries d'Hagondange, et qui souffre un peu depuis le début de la Grande guerre d'avoir perdu le contrôle de ses mines dans les pays contrôlés par les Alliés. Ehrhardt, groupe constructeur de locomotives puis de véhicules automobiles (à partir de 1903), et fournisseur de munitions pour le Ministère de la guerre depuis 1889, a inventé en 1891 un procédé de fabrication sans soudure de tubes (notamment de fusils, pistolets et canons) qui assura le développement constant pendant toute la guerre de sa principale société industrielle Rheinmetall, l'une des plus importantes productrices d'armements du Reich.
5) - "Dr Hellferich" : Docteur Karl Hellferich  (1872-1924), théoricien allemand de l'impérialisme financier, membre influent du parti antirépublicain DNVP (parti populaire national allemand), directeur de la Deutsche Bank de 1908 à 1914, ministre des finances de 1914 à 1916 (il a alors recours à l'inflation), ministre de l'Intérieur de 1916 à 1917. Auteur de "La monnaie et les banques" publié en 1921. 
6) - "vraiment exorbitants" : Paul passe d'un long paragraphe consacré à l'hérésie suicidaire d'une forte inflation (cependant contrôlée) en Allemagne à la considération épouvantée du haut niveau des prix alimentaires courants en France. Il faut donc lire cette comparaison implicite comme le constat d'un très grand risque de faillite et/ou de mouvements sociaux en France. 
7) - "le Glasgow" : le charbon écossais en provenance de Glasgow dont Wooloughan assure le courtage à Bordeaux et dont il aurait livré au détail une petite quantité à Marthe pour le chauffage de son logement. Paul en demande le prix à la tonne pour savoir, en fonction de l'évolution des cours, si les acheteurs constituent ou non des stocks : s'ils ne le font pas, les affaires de la société Leconte reprendront d'autant plus vite après la guerre. 


mercredi 14 octobre 2015

Carte postale du 15.10.1915

Cavaliers du Makhzen
Carte postale Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Djebla, le 15/10 1915

Chérie,

Je viens de recevoir tes lignes du 5 cour. et te confirme ma dernière carte ainsi que ma lettre du 10. J’espère avoir demain le temps de t’écrire plus longuement.
Bien à toi


                                                  Paul

dimanche 11 octobre 2015

Carte postale du 12.10.1915




Carte postale  Monsieur Georges Gusdorf  22 rue du Chalet 22 
Caudéran

Djebla, le 12 Octobre 1915

Mon cher petit Georges,

Maman t’a certainement dit que je vais rentrer bientôt. Mais je sais que tu ne suces plus ton pouce, car si tu fais cela je ne reviendrai pas encore (1). Suzette m’écrira ta réponse et elle te lira aussi cette carte.
Meilleurs baisers pour tout le monde et un bonjour pour Hélène.


                                                 Papa

Bien reçu la lettre de Maman du 3 et la carte du 9.

Note (Anne-Lise Volmer)
1) - On ne sait si cette menace fit son effet... Cependant l'état de la carte postale (on donne celle du 15.10 à titre de comparaison) montre qu'elle fut beaucoup manipulée...

samedi 10 octobre 2015

Lettre du 11.10.1915

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Blockhaus à Bou Denib

Djebla, le 11 Octobre 1915

Ma chérie,

Je te confirme ma carte du 9 courant (1) qui, j’espère, ne t’aura pas causé de l’inquiétude : c’est le modèle qui, au début de la guerre, avait été distribué sur le front. Si je t’ai prié de la conserver, c’est 1°) parce que c’est l’unique carte qu’on nous a distribuée ici, et 2°) parce que le 9 Octobre a été marqué par la première attaque des Rhiatas sur la garnison de Djebla (2). Nous avions été prévenus par un espion que les bicots allaient tenter un coup de main pour enlever nos vedettes de cavalerie placées sur les différentes crêtes, autour du camp, et distantes quelquefois de 2 à 3 km de ce dernier. On avait donc fait accompagner les spahis ce matin-là par des légionnaires et des tirailleurs et j’était du nombre. Les Marocains qui s’étaient cachés dans un ravin étaient fort surpris au lieu de nous surprendre ; nous avons néanmoins eu le premier mort depuis que nous sommes à Djebla, ainsi que plusieurs blessés. J’ai ramassé à cette occasion un éclat d’obus qui a une assez drôle d’histoire et que je tâcherai de rapporter. 
Comme je te le disais déjà, on affiche ici les communiqués le lendemain de leur publication, de sorte que nous savons à peu près ce qui se passe. Les derniers succès dans le Nord et en Champagne sont certes beaux, mais non décisifs, à moins qu’ils ne soient suivis d’autres progrès sensibles et continus. Ce qui se complique singulièrement, c’est la situation dans les Balkans, surtout l’attitude de la Grèce. J’attends avec impatience les journaux à ce sujet pour connaître les raisons exactes de la démission de Venizelos (3). C’est sans doute un nouveau désaccord avec le roi qui doit faire tout son possible pour secourir son beau-frère Guillaume. Mais vu la popularité de Venizelos qui a été rappelé au pouvoir contre la volonté du roi, celui-ci risque facilement de finir comme son père, assassiné il y a quelques années dans sa propre capitale (4)
La mort de la fiancée de Georges Lafourcade est malheureusement vraie. En ce qui concerne Mr. Plantain, j’avais déjà transmis ton bonjour il y a quelques jours. Tu peux du reste être sûre que Mme P. ne sera guère froissée que tu aies fait parvenir ce salut par mon entremise. Pl. se plaignait plus d’une fois de la froideur de sa femme.
Je suis vraiment content que le contrat avec la C.d.G. (5) ait été renouvelé. Bien que j’entende très peu du bureau en ce moment et qu’au fond j’y pense même bien peu, cette histoire m’a tout de même fait plaisir, car un client comme cela, une fois perdu, se fait difficilement reprendre.
L’augmentation de la solde des poilus s’entend seulement pour la France. Ici, au Maroc, nous touchons depuis des années 4 sous (6) par jour, c.à.d. la paie coloniale. Celle-ci est du reste assez intéressante ; après 2 ans de service, un légionnaire touche 1 fr. par jour et un caporal 1,75 ce qui est joli pour un soldat. Un simple sergent a environ 285 frs. au Maroc, un adjudant près de 400, un adjudant 600 (7).
Tu me feras plaisir à mettre du papier dans tes lettres, car le petit colis en question n’est pas arrivé. C’est cependant sûrement le chocolat qui en est la cause et qui aura trouvé un amateur en cours de route. Prière de m’envoyer aussi Frs. 50,- pour la fin du mois.
Meilleurs baisers pour toi et les enfants.


                                                  Paul


Notes (François Beautier)
1) -  "carte du 9 courant" : courrier non retrouvé. Marthe l'a peut-être mis à part puisque Paul tenait cette carte pour exceptionnelle. Il devait s'agir d'une carte avec informations toutes prêtes à biffer ou rayer, un modèle particulièrement utilisé dans les hôpitaux militaires.
2) - "garnison de Djebla" : cette reprise du soulèvement nationaliste marocain par les Rhiatas fut analysée une vingtaine de jours plus tard (par le nouveau gouvernement Aristide Briand) comme résultant d'une décision de l'Allemagne, par l'intermédiaire de son ambassade en Espagne et de ses agents au Maroc espagnol, de retenir des troupes françaises loin des fronts en métropole et en Turquie en poussant les Marocains à se rebeller au nom de l'islam et du nationalisme. Aristide Briand, en tant que ministre des Affaires étrangères, lança immédiatement au Maroc une contre-propagande anti-allemande et anti-ottomane sans référence à la religion musulmane.
3) - "Venizelos" : Elefthérios Venizelos, premier ministre grec très populaire depuis 1910, qui vient d'être congédié le 7 octobre 1915 par le roi Constantin 1er  (Paul n'en a pas encore reçu l'information et croit qu'il a démissionné). 
4) - "sa propre capitale" : allusion à l'assassinat, non pas à Athènes mais à Salonique, le 18 mars 1913, du roi Georges 1er, père de Constantin 1er. 
5) - "La C.d.G." : Compagnie du gaz de Bordeaux, cliente de la société Leconte pour son approvisionnement en houille.
5) - "4 sous" : 20 centimes de franc.
6) - "600" : il s'agit de la solde annuelle d'un lieutenant de l'Armée d'Afrique et non de la Légion, où le montant des soldes journalières est plus élevé. Idem pour le "simple sergent" et un adjudant au Maroc.

lundi 5 octobre 2015

Lettre du 06.10.1915




Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Djebla, le 6 Octobre 1915

Ma chérie,

Voici que ta lettre du 12 Septembre me parvient encore aujourd’hui, après celle du 26. Elle est passée par Casablanca bien que l’adresse porte lisiblement la mention “Via Oujda”. Et je constate en passant que tu as fait beaucoup de progrès en ce qui concerne le style de tes lettres aussi bien que l’orthographe ...
Je crois que toutes les suppositions et prévisions formulées sur cette guerre sont de vaines paroles ; Exemple Saint-Brice dans le Journal (1) qui n’avait pas prévu cette tournure de la politique bulgare malgré l’emprunt d’il y a 5 à 6 mois et qui était un indice assez clair de l’orientation. Ce qu’il y a de certain, c’est que tous les peuples souffrent horriblement : Même les Anglais auxquels on semble donner une place spéciale doivent être, malgré leur isolement insulaire, dans une situation à peu près semblable. Certes, le service obligatoire n’y existe pas, mais le nombre des volontaires, y compris l’armée et la marine actives, est de près de 3 000 000 à l’heure actuelle, contre environ 4 000 000 en France. Si la moitié seulement des 3 millions ont quitté l’Angleterre jusqu’ici, il faut bien admettre que 500/600 000 sont nécessaires dans la métropole et autant doivent être dans les camps d’exercice, en convalescence etc. Le mot “volontaire” n’a pas, dans les circonstances actuelles, la même valeur : on sent en Angleterre aussi bien qu’ailleurs, que toutes les forces du pays sont nécessaires et les volontaires de là-bas savent bien que s’ils ne s’enrôlaient pas en nombre suffisant, il y aurait bientôt la circonscription.
Tu as assurément raison en disant que c’est notre situation spéciale qui rend pour nous toute cette histoire particulièrement difficile et désagréable. Je n’ai jamais eu ce qu’on appelle beaucoup d’amour pour l’Allemagne, n’y ayant jamais connu le bien-être comme en France. Et si cette guerre n’avait pas éclaté, on serait devenus Français par la force des choses (2): les quelques rares, très rares relations en Allemagne auraient cessé peu à peu, car au fait je n’y connaissais plus guère que Brandis (3). Et voilà que cette guerre pose de nouveau la question de nationalité qu’on croyait oubliée ; et je m’aperçois qu’elle est plus brûlante que jamais. La socialdémocratie qui croyait avoir aboli les frontières s’est rudement trompée ; je crois presque qu’après la guerre il y aura un regain de nationalisme dans tous les pays et qu’au point de vue politique proprement dit, il y aura plutôt un recul qu’une avance ou un progrès ...
Quant à la fin de la guerre, mieux vaut ne pas se perdre en suppositions. Si réellement les peuples balcaniques (4) s’en mêlent, ce sera pour ainsi dire toute l’Europe et ce serait un gage de plus pour une prompte terminaison. Quelles seront les conditions de paix ? Il m’est difficile de croire qu’après avoir dépensé près de 100 milliards et d’innombrables vies humaines ne vont pas réaliser le programme maintes fois annoncé en France et en Angleterre (5).
Le temps est redevenu très chaud ici, sauf les nuits qui sont toujours fraîches et même bien froides. Je ne crois pas que nous resterons ici à Djebla plus longtemps que vers fin Novembre. Peut-être allons-nous retourner à Taza, peut-être descendrons-nous à l’arrière.
Je pense beaucoup à toi et aux enfants et commence à connaître une fameuse maladie africaine appelée le cafard. 
Quand diable cela va-t-il finir ?
Mes meilleurs baisers pour toi et les petits.


                                                Paul


Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "Saint-Brice dans le Journal" : Saint-Brice, dont le nom réel n'a pas laissé de trace dans l'Histoire, tenait régulièrement la rubrique diplomatique du Journal et donnait de temps à autre des articles très éclairés de politique étrangère à d'autres grands journaux. Paul lui reproche ici de ne pas avoir prédit l'entrée en guerre imminente de la Bulgarie contre les Alliés (qui commencera quatre jours après cette lettre, le 14 octobre 1915, par la déclaration de guerre de la Bulgarie à la Serbie). Selon Paul, cette issue était prévisible en se référant à l'échec de la France, en janvier et au début de février 1915, dans sa tentative de dissuader la Bulgarie d'emprunter des fonds à l'Allemagne, ce qu'elle fit le 8 février 1915. En fait, la France avait souscrit aux emprunts bulgares de 1902, 1904 et 1907 que la Bulgarie ne remboursait plus - faute de ressources - depuis janvier 1915. La France avait obtenu de ses alliés que ces emprunts soient garantis par la Triple Entente à la condition que la Bulgarie ne se tourne pas de nouveau vers l'Allemagne (elle avait déjà contracté un emprunt auprès de la Disconto Gesellschaft - Comptoir d'escompte de Berlin - en juillet 1914) et ne se lie pas militairement avec la Triple Alliance. Le 13 octobre 1915, le ministre français des Affaires étrangères Théophile Delcassé, constatant l'imminence de son échec à maintenir la Bulgarie au moins neutre, démissionna, fut remplacé au pied levé par le Président du Conseil René Viviani qui, n'ayant pas réussi lui-même à dissuader l'entrée en guerre de la Bulgarie contre la Serbie, le 14 octobre 1915, démissionna à son tour avec son gouvernement le 29 octobre, ce qui permit à Aristide Briand d'arriver au pouvoir en tant que Président du Conseil et ministre des Affaires étrangères.
2) - "par la force des choses" : installé légalement en France depuis 1908, bien intégré et prospère, le couple pouvait être certain d'obtenir sa naturalisation au bout de dix ans, en 1918.
3) - "Brandis" : on ne sait qui est ce Brandis, annoncé comme la dernière relation de Paul en Allemagne. Ses parents étaient morts depuis plusieurs années. Mais il avait deux frères (Adolf et Sigmund) et une soeur (Emma); nous conservons des lettres échangées avec Adolf dans les années 30. 
4) - "peuples balkaniques s'en mêlent" : allusion à l'imminence de l'entrée en guerre de la Bulgarie contre la Serbie. La Roumanie hésitait encore (elle rejoignit les Alliés en août 1916).
5) - "programme annoncé en France et en Angleterre" : les Alliés avaient pour objectif   déclaré, d'abord pour satisfaire les attentes de leurs peuples, une "victoire totale" sur l'Allemagne et ses alliés. Comme la Triple Alliance ne renonçait pas à sa propre victoire et que ses forces paraissaient égales à celles de la Triple Entente, ceci signifiait (mais Paul ne l'écrit pas explicitement) que la guerre se prolongerait indéfiniment.

samedi 3 octobre 2015

Carte postale du 03.10.1915

Marabouts

Carte postale  Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Djebla, le 3-10-1915

Chérie,

Ta lettre du 26 Septembre vient de me parvenir. Comme je le disais à différentes reprises, nous sommes toujours sous les tentes et il est difficile d’écrire régulièrement. J’espère néanmoins pouvoir t’écrire une lettre demain et, entretemps t’embrasse, toi et les enfants. 


                                              Paul

vendredi 2 octobre 2015

Carte postale du 03.10.1915

http://www.la-legion-au-maroc.fr/legionnaires-batisseurs-et-constructeurs-de-routes.html

Carte postale  Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Djebla, le 3-10-1915

Chérie,

Ta lettre du 26 Septembre vient de me parvenir. Comme je le disais à différentes reprises, nous sommes toujours sous les tentes et il est difficile d’écrire régulièrement. J’espère néanmoins pouvoir t’écrire une lettre demain et, entretemps t’embrasse, toi et les enfants. 


                                              Paul