vendredi 27 février 2015

Lettre du 28.02.1915

Compagnie montée de la Légion en 1910

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22 Caudéran


Taza, le 28 Février 1915

Ma Chère Petit Femme!

Tes lettres des 15 et 17 et ta carte du 16 me sont parvenues ensemble hier soir. C’était la première ligne depuis que je suis à Taza et je commençais déjà à m’inquiéter sérieusement; je t’aurais télégraphié aujourd’hui, mais je suis heureux que cela devienne inutile.
Ta dernière lettre est vraiment trop pessimiste. Crois-moi, j’ai ici également des moments pénibles à passer et bonne partie de mes camarades se trouvent dans le même cas: alors on se dit tout bas que ceux qui ont perdu un père, frère ou mari ou même une jambe ou un bras sont encore plus mal que nous. Et puis on se console en se disant que cela ne peut pas durer; tout au plus quelques mois, disons jusqu’en Juillet-Août pour mettre les choses au pire... Il est certes désagréable que le séquestre ne soit pas encore levé, mais je m’attendais bien à deux à trois mois et je pense qu’au mois de Mars l’affaire sera liquidée. L’avoué qui est docteur en droit a une bonne réputation et comme Leconte lui a versé une provision de 200 Frs tu n’as qu’à lui écrire de temps à autre pour le talonner un peu. Quant au loyer, tu ne paieras rien jusqu’au 10 mai, c’est à dire jusqu’à l’expiration du moratorium (1) de 90 jours. Et comme le moratorium sera vraisemblablement prolongé, tu pourras même payer plus tard. En attendant tu peux vendre une à une les obligations du Crédit Foncier 1902 et 1891, ou encore écrire un mot à Penhoat. Tu auras bien aussi quelques intérêts; quant à moi il me faudra à partir de fin Mars environ 20/25 Frs par mois (2). Tiens moi au courant de ta correspondance avec Me Bonamy. En ce qui concerne Leconte, il a tout intérêt à ne pas pousser les choses trop loin, car il a bien besoin non seulement de nous, mais encore de notre argent et le séquestre doit le gêner considérablement. Une fois parce que le séquestre peut immobiliser ma part dans une banque, et puis cela se sait aussi à Nantes (3) et il a tout intérêt aussi de le faire lever. Au fond, l’État, en mettant ma part sous séquestre, en est responsable jusqu’à la levée.
Mais tout cela se passera et s’arrangera, j’en suis sûr, et je te prie seulement de ne pas désespérer. Si tu avais seulement quelqu’un à Bordeaux avec lequel tu pourrais causer librement, mais c’est là le malheur... (4) Enfin avec le beau temps les évènements en France se précipitent et ce serait bien le diable si d’ici 2 mois il n’y avait pas une décision!
Ton échantillon recommandé est arrivé ici un peu molesté; il faudrait un peu de toile autour, ou bien un petit carton. Je crois que tu n’as pas besoin de recommander ces envois; 4 paquets de journaux sont bien arrivés, mais je n’ai pas payé de surcharge pour le premier envoi non affranchi. Merci pour le tout! J’ai ainsi une jolie provision de papier à lettres et pourrai t’écrire plus souvent. Les colis postaux arrivent ici assez promptement, mais je n’ai réellement pas besoin de grand-chose: une paire de chaussettes russes me ferait plaisir (Fusslappen) (5). Ce sont deux morceau de toile assez forte grands chacun de 40x40 cm; on marche beaucoup mieux dedans que dans les chaussettes; tu peux cependant à l’occasion envoyer une seule paire de chaussettes en coton.
La journée d’aujourd’hui était superbe. Je suis resté jusqu’à 7 h 1/2 au lit et après la soupe je suis descendu avec un camarade au ruisseau l’Oued (6), à 1 km du camp. C’est un très joli coin où sous des oliviers on trouve des milliers de violettes. J’en ai cueilli un joli bouquet et j’en mets quelques-unes dans cette lettre, avec un tout petit morceau d’olivier. Tu sais que c’est le signe de la paix et que le pigeon envoyé de Noé est revenu avec une feuille d’olivier au bec: c’était le signe que le déluge (7) était passé et que bientôt la vie normale reprendrait. Nous sommes restés quelques heures sous les arbres au bord de l’eau fumant forces pipes et regardant les prés fleuris qui s’étendent à perte de vue sur le flanc des montagnes. Des fleurs en tel nombre comme on les trouve seulement sur les cartes de Pentecôte (8), de véritables Ringstwiesen (9), comme tu voulais en faire voir une fois à nos enfants! Des vignes grimpent sur les oliviers, produisant en Août des grappes de raisin lourdes de 1 à 2 kilos. Le ciel était si bleu ou les murs de Taza si blancs qu’on aurait pu se croire sur la terre promise (10), seulement de temps à autre on entendait quelques coups de canon lancés par un de nos «blockhaus» (11) ou du poste de Mazurka (12), à 10/12 km d’ici. 
D’une façon générale nous sommes assez tranquilles ici. Les marocains n’attaqueront pas Taza car nous y avons trop de troupes et de l’artillerie. Mais en reconnaissance il y a quelquefois des escarmouches et nous avons quelques blessés après avoir canonné quelque village marocain. 
Depuis quelques jours nous recevons tous les jours 1/4 de vin, et je pense que le dimanche va être complètement libre à l’avenir comme aujourd’hui. Jusqu’ici nous avions le matin corvée de lavage, mais cette fois-ci nous l’avons eue samedi après-midi et j’en ai profité pour prendre un bon bain dans l’Oued. À partir du mois prochain nous marcherons en costume kaki, très joli, avec le casque tropique (13).
Oui ma chérie, on devient bien modeste en maniant la pelle ou la pioche ou en allant à la corvée de bois (14). Et pourtant là aussi il y a parfois de bons moments: lorsque le travail est fait, on reste à se reposer; on est là étendu dans l’herbe, 120 cartouches sur le ventre et le bon fusil à côté, et l’on songe que la vie est tout de même bien bizarre. Il y a dans mon escouade un Alsacien de Mulhouse qui va finir ses 15 ans en Juin et qui songe à se retirer dans sa ville natale redevenue française (15), manger sa retraite de 700 Frs et ayant droit à un emploi civil; un persan (16) qui a vu la moitié du monde et qui fut interprète à l’ambassade persane à Berlin et à Constantinople; un chèque (17) de Prague, un ou deux polonais, un italien, un breton, quelques Français, et un badois (18) de Loerrach im Wiesenthal (19). Il y a donc assez de tempéraments différents (20) et des discussions en conséquence.
Je voudrais bien voir Suzette prenant sa leçon, et Georges y assiste-t-il aussi? Alice doit marcher bien maintenant; que de changements lorsque je rentrerai! Les enfants parlent-ils souvent de moi? J’espère toujours que je pourrai les embrasser bientôt, et en attendant je t’envoie pour vous tous mes meilleurs baisers. 

Paul



Dis le bonjour à Hélène ainsi qu’aux Devilliers et à Mme Plantain.




Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "moratorium" : moratoire (Paul emploie le terme juridique savant).
2) - "20 à 25 francs par mois" : cet argent de poche (plutôt "de bouche" pour Paul et la plupart de ses collègues) correspond à quatre fois la solde mensuelle du soldat de seconde classe mais au 1/5ème du salaire mensuel d'un instituteur. 
3) - "cela se sait aussi à Nantes" : de fait, le capital de la société à responsabilité limitée se trouve réduit de la part de Paul, mise sous séquestre, ce qui nuit à la confiance que l'on peut accorder à la compagnie et donc à ses affaires.
4) - "mais c'est là le malheur..." : Paul évoque sans doute non seulement le peu de confiance que Marthe accorde à ses relations et voisins, du fait des suspicions et dénonciations dont elle a été victime en tant qu'Allemande, mais aussi son caractère peu liant, qui accentue son isolement.
5) - "fusslappen" : Paul désigne en allemand un élément de vêtement surtout porté par les soldats d'Allemagne et d'Europe centrale et orientale, nommé en France  "chaussette russe" mais très peu utilisé. Puisqu'il n'a pas fait de service militaire en Allemagne, on peut supposer que c'est à la Légion, auprès de ses collègues d'origine allemande, qu'il a appris à apprécier cet accessoire.


6) - "ruisseau l'Oued" : Paul prend pour un nom propre ce qui n'est que le nom commun en arabe des cours d'eau intermittents d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient.
7) - "le déluge" : l'absence de majuscule relève de l'athéisme de l'auteur.
8) - "Pentecôte" : de l'origine païenne de cette fête des moissons demeurait à cette époque la tradition - de plus en plus combattue par le clergé catholique - de la symboliser par des pluies de pétales de fleurs.
9) - "Ringstwiesen" : "cercle des fées", cercles formés par des colonies de champignons.
10) - "terre promise" : sans majuscule...
11) - "blockhaus" : nom allemand, alors couramment utilisé dans l'armée française, pour désigner un poste de garde bétonné (en métropole) ou plus simplement maçonné (par exemple au Maroc).
12) - "Mazurka" : Paul écrit phonétiquement et avec beaucoup d'imagination le nom d'un poste officiellement dénommé Bab Merzouka (actuel Bab Marzouka ou Bab Merzoka), situé sur la route de Fès à une douzaine de kilomètres à l’ouest-sud-ouest de Taza. La crête du col du Touahar séparant Taza de l’Oued Amelil, constitue à cet endroit un point stratégique sur lequel le général Baumgarten avait établi un fortin maçonné équipé d’un canon.
13) - "casque tropique" : surnom militaire, en "petit nègre", du "chapeau colonial tropical" destiné à la protection thermique de la tête du soldat grâce à son large bord et à sa fabrication en liège entoilé.
14) - "corvée de bois" : il serait très étonnant que Paul n'ait pas su le sens réel de cette expression militaire employée pour désigner en langage codé toute opération exécutée en contradiction avec les lois de la guerre, par exemple et notamment l'assassinat de prisonniers. En tout cas il s'exprime ici comme s'il ne le savait pas...
15) - "redevenue française" : Mulhouse, temporairement et partiellement reconquise du 7 au 24 aout 1914, entra en insurrection le 9 novembre 1918 et fut livrée à une terrible guerre civile locale. Les troupes françaises ne purent y rentrer qu'une semaine après l'armistice, le 17 novembre 1918. 
16) - "persan" : on disait alors "la Perse" pour désigner l'actuel "Iran". Le pays, bien qu'officiellement neutre, était le terrain d'affrontements entre les deux camps, notamment des Anglais soutenus par les Russes, contre les Turcs.
17) - "un chèque" : un Tchèque. Noter que seuls les Français, étant dotés d'un État-nation, méritent - selon Paul - une majuscule.
18) - "un badois" : "un Badois", habitant du Pays de Bade (Land allemand de Bade, capitale Fribourg, fusionné en 1952 avec deux autres länder pour former l'actuel Land de Bade-Wurtemberg, capitale Stuttgart).
19) - "Loerrach im Wiesenthal" : chef-lieu de l'actuel arrondissement (landkreis) de Lörrach im Wiesental dans le district de Freiburg im Breisgau (Fribourg en Brigsau).
20) - "tempéraments" : au sens de "sensibilités culturelles".

dimanche 22 février 2015

Carte postale du 23.02.1915


Carte postale  Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

le 23-2-1915

Je viens de recevoir ton premier envoi de journaux datés du 12 courant et t’en remercie. Mais je n’ai encore reçu aucune ligne ici (sauf les quelques lettres par Bel Abbès ; j’espère néanmoins que vous allez tous bien et qu’avec le courrier de ce soir j’aurai des nouvelles! Nous avons ici le Sirocco depuis plusieurs jours. C’est une tempête épouvantable ! Mr. Plantain vient de m’écrire, il va toujours à merveille et a eu 8 jours de “repos”. Si cela nous arrivait aussi à nous autres de temps en temps !
Meilleurs baisers pour toi et les enfants.


                                                        Paul 

mardi 17 février 2015

Lettre du 18-02-1915


le 18 Février 1915

Je n’ai pas pu finir cette lettre hier soir au lit par suite de la sonnerie “extinction des feux” qui nous fait souffler les bougies. J’ai reçu ce matin une lettre de Mr. Leconte disant qu’il va être autorisé à me verser Frs. 400,- par mois ; je vais lui répondre de te les adresser à partir du mois prochain, vu qu’en raison de 500,- Frs par mois mon prélèvement de 3000,- Frs sera épuisé fin Février si je compte 1000,- Frs. sur Août car j’avais pris 500 Frs. à Bordeaux sur Août avant de partir. Il nous promet également très prochainement les résultats provisoires de 1914 et un résumé des affaires actuelles. Lorsque tu auras reçu l’argent, tu pourras m’adresser un mandat de façon à ce qu’il arrive à Taza 2° quinzaine de Mars. Une feuille de chou de St Nazaire, “la Démocratie de l’Ouest” (1), avait entrepris une campagne contre nous comme maison allemande et L. s’est chargé de mettre cette histoire au point. En ce qui concerne notre association, il ne faut pas prendre ces escarmouches au sérieux : Un contrat comme le nôtre ne se brise pas facilement et L. serait du reste bien embêté à nous verser une soixantaine de mille francs (2)! Nous aurons l’occasion d’en parler verbalement avant d’agir, les héros de l’Iliade s’engueulaient aussi terriblement avant d’agir et ne se tuaient pas plus que cela. Il va sans dire que ni Penhoat ni moi ne partirions sans notre pognon ! Mais je serais bien bête de continuer à bûcher comme je l’ai fait par le passé ! 
As-tu maintenant sevré la petite (3)? J’aurais vraiment plaisir de passer seulement 24 hs. avec vous ; ce qu’il y a de bien curieux, je pense beaucoup plus souvent à toi qu’aux enfants et pourtant ils devraient m’être aussi proches que toi ! Ah bon Dieu je l’attends aussi avec impatience le jour où je pourrai quitter le camp de Wallenstein (4)!
Mes meilleures caresses pour toi et les enfants ; écris moi bientôt ici à Taza.

                                               Ton Paul


Inclus 2 coupures ; envoie-moi le Journal ; le bonjour à Hélène.

Notes (François Beautier)
1) - "La Démocratie de l'Ouest" : quotidien édité à Saint-Nazaire, diffusé dans tout le bassin nantais et qui fait alors référence à gauche, par exemple pour avoir formé au journalisme politique Aristide Briand et Fernand Pelloutier qui s'y sont rencontrés. 
2) - "soixantaine de mille francs" : total des parts de Paul et de son ami Jean Penhoat dans la société L. Leconte et Cie. 
3) - " la petite" : Alice, née en novembre 1913, a donc 15 mois.
4) - "le camp de Wallenstein" : Paul fait référence au titre du premier acte du célèbre drame "Wallenstein" de Friedrich von Schiller, publié en 1796. De même que le camp de la Légion que Paul décrit dans ses lettres, le camp militaire dirigé par le général Wallenstein rassemble des soldats venus de tous les horizons. Par ailleurs, Paul se sent lui-même un peu comme un Wallenstein qui, voulant être libre, est soupçonné à tort par sa patrie (l'Empire germanique pour Wallenstein ; la France pour Paul) de vouloir la trahir. Paul, conscient des angoisses de Marthe, ne file pas plus loin la comparaison : le drame de Schiller s'achève de façon très pessimiste par la mort violente de Wallenstein, broyé par son funeste destin. 

lundi 16 février 2015

Lettre du 17-02-1915



Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 17 Février 1915

Chérie,

Je te disais sur ma carte de dimanche que ta lettre du 31 m’était parvenue ce jour là : je suis étonné que tu n’aies pas encore reçu mon avis de départ pour le Maroc. Car je sais que malgré mes affirmations tu te feras encore du mauvais sang pour moi. Pourtant, si tu m’avais vu cet après-midi travailler au pavage d’une route aux portes même de la ville, tu aurais pensé que la République m’offre gracieusement ce que pas mal de médecins prescrivent à leurs clients : du travail en plein air. J’entendrais aussi volontiers si tu as écrit à Me Bonamy à Nantes (1) au sujet des 500 Frs. que la Mon L. L. et Cie (2) devrait te verser mensuellement pour te permettre de vivre. En ce qui concerne les Communales 1912 je t’ai déjà dit qu’il n’est pas indispensable de payer : mais fais attention au journal si un des 6 n° sort ainsi que les 2 des Communales 1891.
Le temps a changé ici : depuis hier il fait bien chaud. Dans la plaine où nous avons manoeuvré hier, il y avait à profusion des violettes, des myosotis et des Schneeglöckchen (3). Les hirondelles nichent par milliers dans les vieux murs et des cigognes marchent dans les marais comme de vieux professeurs en retraite. Le coup d’oeil sur les plaines et montagnes autour de Taza est vraiment superbe par ce temps printanier et s’il n’y avait pas de temps à autre une arme sur l’épaule droite ou un “à genou - feu à volonté”, on pourrait se croire en villégiature. Il y a pas mal d’Allemands ici, la plupart des déserteurs d’Outre-Rhin. Une bonne partie rengage pour faire finalement 15 ans et s’assurer une bonne petite retraite et un emploi dans le civil. Et pourtant, ils sont en partie très chauvins, rouspétant sur tout ce qui se fait en France - sans même connaître ce pays. Chez l’un d’eux j’ai vu hier soir une édition hebdomadaire du Berliner Tageblatt (4) pleine d’histoires de brigands : Les Allemands auraient pris Varsovie en Décembre, les Autrichiens marchent sur Petrograd ; en France les habitants implorent les Allemands de rester car ils craignent les troupes françaises qui se composent en bonne partie d’apaches. Les Anglais sont appelés “Verbrecherhalde von der Tlemse” (5) les serbes “Königsmörder” (6). L’armée anglaise a été entièrement fait prisonnier; les serbes n’existent plus. C’est tout simplement incroyable et pourtant il y a même ici des légionnaires qui jurent que c’est la vérité. Lorsqu’on leur demande pourquoi à tous les diables ils ont déserté et rengagé ici ils ne savent quoi répondre ...
Les Allemands semblent avoir eu des pertes énormes en Russie (7) pendant ce dernier temps et j’espère toujours que le beau temps revenant en France, les évènements vont se précipiter. Il ressort des derniers appels de l’Allemagne à l’Amérique (8) que le manque de vivres commence tout de même à se faire sentir là. Evidemment ce sera encore long jusqu’à la paix, mais enfin j’ai bon espoir de rentrer en bonne santé et c’est l’essentiel.


Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "Maître Bonamy" : avoué nantais chargé par Paul d'obtenir la levée du séquestre qui frappe ses biens.
2) - "Mon L. L. & Cie" : Maison (entreprise) L. Leconte et Compagnie.
3) -  "Schneeglöckchen" : perce-neige. Le sentiment de la nature et les émotions en général restent indissolublement liés chez Paul à la langue allemande.
4) - "Berliner Tageblatt" : grand quotidien allemand lancé en 1872, son tirage approchait les 250 000 exemplaires en 1913. L'édition hebdomadaire dont parle Paul est celle du supplément titré "Ulk", dont le contenu très humoristique s'oppose à celui, très sérieux, du quotidien.
5) - "Verbrecherhalde von der Themse" : "Bande de gangsters de la Tamise", dans l'esprit "Union des éventreurs de la Tamise" avec double allusion à l'Union Jack (drapeau du Royaume Uni) et à Jack l'éventreur (tueur en série à Londres en 1888). 
6) - "Königsmörder" : "régicides" (allusion à l'assassinat par un nationaliste serbe, à Sarajevo, le 28 juin 1914, de l'archiduc François-Ferdinand, héritier de l'Empire austro-hongrois, et de son épouse. Cet événement fut dès août 1914 considéré comme le déclencheur de la guerre) 
7) - "Russie" : allusion à la seconde bataille des Lacs de Mazurie, déclenchée massivement le 7 février 1915, qui obligea les troupes russes à évacuer toute la Prusse orientale le 22 février.

8) - "Amérique" : la presse alliée annonce régulièrement que l'Allemagne crie famine auprès des Neutres dont les U.S.A. Or depuis le début février 1915, le chancelier allemand Theobald von Bethmann Hollweg tente d'établir un blocus sous-marin dans toutes les mers entourant les îles britanniques, ce qui conduit les U.S.A., le 12 février, à menacer l'Allemagne de représailles en cas d’attaque contre des navires américains ou  neutres.

samedi 14 février 2015

Carte postale du 15-02-1915


Carte postale Madame Marthe Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

15-2-1915

Je viens de recevoir ta lettre du 31 via Bel Abbès. Tu n’es tout de même pas forte de ne pas avoir deviné ma pensée le 30 ... (1) du moins le soir. As-tu reçu mes deux lettres et mes différentes cartes d’ici ? Je vais maintenant très bien, étant à peu près habitué à la vie au grand air. 
Mes meilleures caresses pour les enfants et 1000 baisers pour toi.
                                    

                                                   Paul

Note: (François Beautier)
- "ma pensée le 30..." : Paul évoque l'anniversaire de Marthe, née le 30 janvier 1880.

mardi 10 février 2015

Lettre du 11.02.1915

Paul Gusdorf, qui s'est engagé dans le 1er Étranger pour la durée de la guerre dès août 1914, après être passé par Bayonne, Lyon, et Sidi Bel Abbès, a maintenant rejoint son affectation à Taza (Maroc Oriental).
Tirailleurs du Sénégal


Madame M. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran près Bordeaux (Gironde) (France)

Taza, le 11 Février 1915 (Maroc)

Chérie, 

Je t’écris la présente lettre à 20 h au lit sous mon marabout, éclairé par une bougie. C’était jour de prêt (1) aujourd’hui, et comme nous sommes considérés au Maroc comme étant en pays ennemi, nous touchons 2 Frs par 10 jours, soit 20 cs par jour au lieu de 5 cs comme en France et en Algérie (2).
Donc, je te parlais de Taza dans ma dernière lettre et je te disais que je me suis toujours représenté Jérusalem à peu près comme ce trou (3). Les rues ont en moyenne 2 à 3 m de large et elles sont bordées de murs moitié en ruine et percés par ci par là par des trous semblables aux meurtrières par lesquelles on tire: ce sont les maisons arabes. Le bourrier (4), toute la saleté est simplement jeté dans les ruelles, dont le milieu est occupé par une rigole assez profonde et qui contient presque toujours de la boue ou de l’eau. Il n’existe pas d’éclairage. Les marocains (5) qui sortent le soir portent une lanterne contenant une bougie; sans cela, on risque de tomber à chaque pas dans la rigole; il y a aussi des soldats qui portent des lanternes en se promenant. Deux de ces misérables rues sont commerçantes, elles ont des boutiques. Ce sont tout simplement des ouvertures pratiquées dans le mur: 1 à 1 1/2 m de large sur 2 m de profondeur; un ou deux marocains sont accroupis là-dedans avec un tas de marchandises: tabac, allumettes, sucre, riz, mercerie, etc etc, le tout à des prix exorbitants. 2 feuilles de papier et 2 enveloppes coûtent 10 cs; 1 petit flacon d’encre 20 cs; 1 tablette de chocolat 1,20 Frs; 1 petit pain 20 cs, etc. Seul le tabac est bon marché (6)! Il y a quelques cafés maures où l’on a le café arabe à 10 cs la tasse; les murs sont en pierre brute et il n’y a que quelques tables et bancs comme tout mobilier. 
La troupe est très nombreuses ici: 2 bataillons (6 compagnies) du 1er Étranger; 1 compagnie du 2°; des tirailleurs d’Algérie, de Tunisie et du Sénégal; des territoriaux, chasseurs d’Afrique, spahis, goumiers, de l’artillerie et des mitrailleuses, en tout plusieurs milliers d’hommes. Notre tâche principale est d’accompagner les convois de et à M’Coun (7), Oued Aghbal, Boula Geraf (8) etc, d’empêcher les tribus non soumises de descendre leurs troupeaux dans la plaine (9) et de piller sur la sécurité du pays. Tous les soldats sont campés sous des marabouts, y compris les officiers. Mais nous avons commencé à construire non seulement des routes, mais aussi des maisons pour les casernements, hôpitaux, cuisines, logement des officiers, etc etc. La nourriture est assez bonne et suffisante. Comme l’eau n’est pas fameuse, on nous donne à chaque repas 1/4 de café et en outre à midi 1/4 de thé. Le vin n’est que pour le dimanche; impossible de trouver une goutte d’alcool en ville (10)
En ce moment il pleut assez fréquemment, mais ce qui est surtout désagréable c’est le sirocco, un vent glacial en hiver parce qu’il vient des montagnes couvertes de neige, tandis qu’en été il amène des tourbillons de poussière. Je vais journellement à l’exercice ou au tir, et je fais pas mal de progrès; j’aurai toutefois encore pour ça deux mois avant d’être un guerrier accompli. Ne te fais surtout pas de mauvais sang pour moi: je ne risque rien ici et j’espère seulement que la guerre ne durera plus trop longtemps. L’Écho d’Oran (11), qui donne les communiqués de la veille, paraît ici avec trois ou quatre jours de retard, car il ne peut arriver qu’avec les convois. J’attends donc volontiers le Journal que tu m’enverras. À part cela je ne manque de rien.
Leconte ne m’a plus écrit depuis mon départ de Bel Abbès; je connais les résultats jusqu’à fin Novembre et je crois que jusqu’aujourd’hui nous avons perdu environ 7000,- Frs depuis le début de la guerre de sorte qu’il nous reste encore 23000 Frs de bénéfice sur le dernier exercice. As-tu eu des nouvelles de notre avoué Mr. Bonamy? J’espère que l’affaire sera réglée au courant de ce mois de sorte qu’en Mars tu pourras recevoir de l’argent de Nantes (12). Comme tu as les titres en main tu es toujours à l’abri des besoins. Est-ce que Mr. W. t’a donné maintenant le bordereau des valeurs?
Et à propos, qu’est-ce que j’ai pensé le 30 à 9 h et à 21 h (13)? Georges ouvrirait bien grand les yeux s’il voyait ma «chambre» actuelle. Il s’y trouve deux caméléons que les camarades ont porté parce qu’ils attrapent les mouches en été. Ce sont des petites bêtes qui changent de couleur suivant leur entourage: vert, gris, brun etc. Dans le camp des tirailleurs à côté il y a un joli petit chacal, bêtes qui ne sont pas rares dans le pays. Il est solidement attaché et ressemble à un croisement de chien de berger avec un renard.
Il existe ici un poste de télégraphie sans fil, qui, par le grand poste de Tavrid (14), communique avec Paris. Les communiqués officiels sont transmis tous les jours, mais on ne nous les fait malheureusement pas connaître (15).
J’espère que tu as reçu entretemps mon colis et que j’aurai bientôt de tes nouvelles.
Meilleurs baisers pour toi et les enfants.


Paul

Notes (François Beautier):
1) - "jour de prêt" : la solde et les éventuelles indemnités, diminuées du montant de certains achats (notamment les timbres postaux) sont payées aux hommes de troupe (hors sous-officiers et officiers à solde mensuelle) au terme échu de chaque décade, en conformité d'un relevé individuel établi sous la responsabilité du Capitaine de Compagnie. Cette période, cette somme et ce relevé étaient dits "de prêt" puisqu'il s'agit pour l'Armée de rétribuer le soldat pour un service effectivement déjà rendu. 
2) - "comme en France et en Algérie" : hors des zones de combat en métropole et dans toute l'Algérie.
3) - "Jérusalem à peu près comme ce trou" : Paul, en parlant "comme d'un trou" de la ville sainte des trois religions monothéistes issues de la Bible (judaïsme, christianisme, islam), professe un athéisme et un antisionisme évidents.
4) - "bourrier" : ce vieux mot désignant les déchets n'est plus guère employé à cette époque que par les Alsaciens et par les ruraux des campagnes les plus traditionnelles, qui maintiennent encore en usage un français antérieur à 1870. 
5) - "marocains" : comme à son habitude Paul omet les majuscules aux noms des peuples non constitués en États-nations.
6) - "est bon marché" : il est étonnant que Paul n'explique pas le haut niveau des prix des produits d'importation par leur origine étrangère. Veut-il par là faire sentir l'absence pratiquement totale du Maroc sur le marché international malgré son rattachement à celui de la France du fait du protectorat ?  
7) - "M'Coun" : Msoun.
8) - "Boula Geraf" : officiellement Bou Ladjeraf, petite oasis sans village permanent, proche et à l'est de Taza. La Légion y avait établi un campement provisoire pour protéger le chantier du tronçon en construction de la ligne ferroviaire Oujda-Taza. Ce poste sera fortifié après l'attaque des rebelles de la mi-août 1915. 
9) - "descendre leurs troupeaux" : Paul ne qualifie pas la guerre coloniale à laquelle il participe par exemple en affamant les populations civiles nationalistes que l'Armée prive de pâturages de plaine en hiver, ce qui les pousse évidemment à tenter de piller les réserves alimentaires des tribus ayant fait allégeance à la France et au sultan du Maroc placé sous son protectorat. Cependant, en présentant cette méthode comme la seconde "tâche principale", Paul attire sur elle le regard de Marthe (et non de ses censeurs militaires) et oblige sa lectrice à juger d'elle-même. 
10) - "alcool en ville" : Taza compte des colons et soldats européens non musulmans, des juifs autochtones, des Berbères musulmans peu pratiquants qui, les uns et les autres, ne respectent pas l'interdit religieux musulman de l'alcool. C'est donc que les autorités françaises de la ville ont imposé cet interdit à titre militaire et civil notamment pour éviter d'une part que des agents de la rebellion et de ses appuis (turcs, espagnols, allemands) se servent du commerce de l'alcool pour affaiblir la vigilance des Français et discréditer les tribus musulmanes soumises, et d'autre part que se développe localement une production et un commerce d'alcool échappant au contrôle et au monopole de la métropole. 
11) - "l'Écho d'Oran" : grand quotidien algérien favorable au colonialisme français, publié à Oran depuis le 12 octobre 1844. 
12) - "Nantes" : le siège de la Compagnie Leconte dont Paul est l'un des associés.
13) - "le 30 à 9 h et à 21 h ?" : Marthe est née le 30 janvier 1880. L'acte officiel de sa naissance précise peut-être "à 9 heures" sans que l'on sache s'il s'agit du matin ou du soir...  
14) - "Tavrid" : La T.S.F. (télégraphie sans fil) a commencé à être utilisée au Maroc en 1908 par le Capitaine Gustave-Auguste Ferrié (créateur de l'émetteur-récepteur radio de la Tour Eiffel). Le "grand poste" évoqué ici n'est plus connu sous ce nom de Tavrid ou de Taurid. Il s'agit vraisemblablement de celui d'Oran (Algérie), situé sur le site littoral élevé de "Aïn El Turk", utilisé comme poste d'information météorologique maritime jusqu'en 1913 puis comme station de radiotélégraphie en relation avec la Tour Eiffel à partir de 1914.
15) - "pas connaître" : il semble néanmoins que Paul ait pu y avoir facilement accès, ce qui suppose une certaine proximité avec le secrétariat de sa Compagnie.

lundi 9 février 2015

Carte postale du 10.02.1915



Carte postale  Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

10-2-1915

Chérie,
Tes lettres des 26 et 27 m’ont été réexpédiées de Bel Abbès. Tu auras reçu entretemps ma lettre de dimanche. Comme je suis matin et soir à l’exercice, il me reste bien peu de temps mais je compte t’écrire une autre lettre demain. Baboureau m’a également écrit entretemps.
Mille baisers pour toi et les enfants.

                                              Paul


Le bonjour aux Devilliers et à Hélène.

vendredi 6 février 2015

Lettre du 07.02.1915

Petit rappel en guise d'introduction:
Citoyen allemand installé en France depuis 1906, associé de la société L. Leconte, négociant en charbon, dont il dirige le bureau de Bordeaux, Paul Gusdorf s'est engagé pour la durée de la guerre dans la Légion Étrangère dès août 1914, dans l'espoir d'obtenir ensuite la nationalité française. Il est affecté au 1er Étranger, et d'abord envoyé à Bayonne, où il fait ses classes, avant de partir début décembre 1914 pour Lyon. Il y passe un mois avant de recevoir son affectation définitive au Maroc. Ses capacités intellectuelles et sa connaissance de la calligraphie et de la dactylographie lui ont valu, à Bayonne comme à Lyon, de confortables fonctions administratives. Il s'embarque début janvier 1915 pour l'Algérie, où de nouvelles aventures l'attendent... 
Le blog publie les lettres qu'il a envoyées tout au long de la guerre à son épouse Marthe, de nationalité allemande aussi, restée à Bordeaux avec leurs trois jeunes enfants, Suzanne, née en 1909, Georges (le futur philosophe) né en 1912, et la petite Alice, née en 1914. 



Madame M. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran près Bordeaux (Gironde) (France)

Taza, Dimanche, le 7 Février 1915

Ma chère petite femme,

Voici mon premier dimanche à Taza et j’en profite pour te raconter un peu de ce que j’ai vu depuis mon départ de Bel-Abbès. Je suis assis sur le mur extérieur de mon marabout (1), car les tentes sont entourées ici d’un mur haut de 75 cm pour mieux abriter les poilus. Le soleil tape assez dur et la fumée qui s’échappe de la cheminée de la cuisine monte tout droit au ciel. - Le départ de Bel Abbès était assez solennel (2). On nous a donné un paquet de tabac, des allumettes et du papier à cigarettes. Le colonel trouva un mot pour chacun, et tout le régiment, précédé de la music, nous a accompagné à la gare. Le voyage jusqu’à Oujda était très agréable dans des voitures de 3° plus confortables que celles en usage en France. On a déjeuné à Tlemcen, et en parcourant l’Algérie ensoleillée j’ai causé avec le sergent qui nous conduisait du Maroc et de la vie dans le bled, la vraie vie du soldat et du légionnaire en particulier. À la frontière du Maroc nous avons changé de train (3). Une tour en pierres marque la frontière, Algérie - Maroc à gauche et à droite sculpté dans la pierre. Le camp d’Oujda est à cinq km de la gare; le soleil était chaud et le sac lourd. Nous avons dîné et couché à Oujda; la ville arabe, assez grande, est entourée d’un mur crénelé haut de 3 à 4 m et percé de portes assez gracieuses. Beaucoup de monde dans les rues: des magasins européens à côté des boutiques arabes et des cafés maures voisinant avec des restaurants assez confortables et soignés. C’est un commencement de civilisation et dans 4 à 5 ans Oujda sera une ville importante et commerçante. 
Nous sommes repartis le lendemain matin à 5 h sur le petit chemin de fer stratégique à voie étroite qui sur une distance de 170 km va jusqu’à M’Coun (4). Adieu les wagons à voyageurs! Nous montons sur des voitures à marchandises, sur des ballots et fûts entassés et pendant trois jours y goûtons tour à tour la pluie, le froid, le vent et le soleil. On est quelquefois transi de froid et d’humidité; on grelotte, mais on se console mutuellement. Cela vaut encore mieux que marcher le sac au dos, avec fusil, 120 cartouches, équipement etc. Des casbahs (5) arabes par ci par là, des gares qui sont de petits forts, des montagnes filant à droite et à gauche. Le train semble dérailler à chaque courbe, on est secoué effroyablement, et nous sommes presque tous des gens mariés d’un certain âge. 
Nous restons deux nuits à Taourit (6) et une nuit à M’Coun, y laissant quelques hommes. La pluie tombe et les montagnes au fond, les monts Atlas (moyen) sont couvertes de neige. On se décourage lorsqu’il pleut, mais on reprend courage dès que le soleil reparaît. Et le soir la lune argentée verse sa blanche lumière sur ce paysage sauvage. Nous sommes assis ou couchés sur les wagons, nos couvertures sur les épaules, et nous songeons à l’avenir et au passé! Tout à coup un vieux légionnaire commence à chanter d’une voix dure et rauque «Guter Monn du gehst so stille» (7) - deux, trois autres le secondent et la vieille chanson nous tient émus comme autrefois dans la mansarde d’une ville allemande très lointaine on voyait monter la vieille lune et plonger dans sa lumière un «Markplatz» (8) quelconque où les tilleuls murmurent alors que la vieille fontaine chante mélancoliquement. «Morgenrot» (9), «Am Brunnen vor dem Tor» (10) etc suivent, car les allemands et autrichiens parmi nous ont beau être à l’étranger depuis des dizaines d’années ces vieilles chansons leur sont resté dans la tête et aucune «Tonkinoise» (11) n’a pu les faire oublier. 
À M’Coun nous quittons le train. 35 km jusqu’à Taza dans la boue profonde qui colle aux brodequins par paquets de 3 à 4 kg et qui fatigue horriblement. Il n’y a pas de routes ici, ce sont des pistes faites par les convois, et nous traversons des champs fraîchement labourés, passant par des collines, des vallées, des ruisseaux et des ravins. Nous escortons un grand convoi de vivres, et je suis dans l’avant garde du convoi qui se compose de plusieurs centaines de mules, mulets, chevaux et charrettes. En tête, quelques dizaines de spahis et goumiers (12) à cheval dans leurs costumes éclatant de rouge et blanc. À droite et à gauche, quelques sections comme flanc-gardes, et sur toutes les montagnes, sur tous les mamelons des cavaliers. Le coup d’oeil est magnifique dans le soleil superbe; les montagnes des deux côtés deviennent plus hautes et plus blanches; des convois de chameaux passent, et au milieu de notre convoi nous amenons un troupeau de boeufs et de moutons pour les différents postes et camps. Mais que de boue! Une véritable mer de boue qui triple la longueur de la route; et il fait chaud! Avec un certain nombre de poilus, peu entraînés comme moi, je reste à Oued Aghbal, à mi-chemin. C’est un grand camp militaire où les légionnaires et les territoriaux (13) (de Marseille, Nice, Cannes etc) nous font le meilleur accueil. Nous y restons deux jours, bien nourris, cherchant nous-même l’alpha (14) pour nos paillassons.
Le surlendemain, nous sommes repartis avec un autre convoi pour Taza; les «routes» avaient bien séché sous le soleil ardent, et pourtant, à certains endroits, il y avait encore une couche de boue épaisse de 50 cm.Environ 3 km avant Taza, j’ai pu attraper un mulet sur lequel j’ai fait une entrée solennelle dans la ville. Au milieu de prairies vertes que traverse un ruisseau, Taza s’élève sur une colline assez élevée entourée d’oliviers. 4 ou 5 minarets au-dessus des maisons plates qui semblent toutes être des ruines - un vieux mur crénelé qui suit tous les monticules et s’ouvre par ci par là sur des portes à moitié écroulées, quelques coupoles blanches de tombeaux arabes, telle apparaît Taza, avec, comme fond, les montagnes du haut Atlas. C’est comme cela que je me suis toujours représenté Jérusalem (15) (mais en plus grand). Des caravanes de chameaux et mulets s’approchent par la vallée; des troupeaux immenses peuplent les prés, gardés par des arabes à cheval; des cavaliers en burnous blancs ou rouges galopent, et des groupes de mendiants, sales et répudiants sont accroupis au mur. Les routes ne sont point pavées ou chaussées, mais les légionnaires du 1er Étranger sont là par centaines et y travaillent...
Je te parlerai dans ma prochaine lettre de la ville même, intéressante certes, mais répudiante par la saleté des masures arabes et juives.
Je ne sais point ce que sont devenus le tableau et la garniture d’Irlande qui te manquent. Peut-être en cherchant bien tu les retrouveras. Julia m’avait parlé d’un livre réclamé par Madame de Métivier, mais j’ignore lequel et ce n’est pas moi qui l’ai emporté! Mme de M. possède encore mes trois livres que je t’ai signalés et que tu peux réclamer. As-tu eu des nouvelles de notre avoué, maître Bonamy, Nantes? J’espère fermement avoir de tes nouvelles demain ou mardi, car les lettres n’arrivent que tous les deux jours avec les convois de M’Coun. Il y a cependant le télégraphe ici et en outre un poste de télégraphie sans fil. Tu me feras plaisir en m’envoyant le Journal tous les jours et, de temps à autre, une tablette de chocolat. 
Que font les enfants? Et comment vas-tu? Voilà dix jours que je n’ai rien eu de toi.
À bientôt! Mille caresses et baisers pour tous.

Paul

Tu pourras m’envoyer aussi quelques enveloppes et du papier à lettre qui sont hors de prix ici! 


Notes (François Beautier)
1) - "marabout" : nom de la grande tente militaire circulaire blanche en forme de chapiteau (forme, couleur et taille expliquant le surnom de “marabout”, tombe de notable sacralisé en pays musulman), assez haute pour qu'on s’y tienne debout et conçue pour le couchage durable de 16 soldats au sol (pourvu qu’ils aient tous les pieds orientés vers le centre), voire plus sur des lits superposés. 
2) - "solennel" : pour tous ces soldats, ce voyage marque la fin des classes (préparation militaire) et l'arrivée en zone de combat. Le risque de "mourir pour la France" devient réel, ce qui justifie le rituel un peu solennel que rapporte Paul.
3) - "changé de train" : depuis la frontière algéro-marocaine, c'est une ligne provisoire à voie étroite, de 0,60 mètre d'écartement, construite par le Génie militaire, qui dessert le Maroc oriental.   
4) - "M'Coun" : il s'agit de Msoun.
5) - "casbah" : citadelle traditionnelle, cité fortifiée.
6) - "Taourit" : aujourd'hui officiellement Taourirt, petite ville à 110 km. à l'est de Taza, sur la route et la ligne ferroviaire menant au siège de la Légion à Sidi Bel Abbès (Algérie), à mi-chemin entre Taza  et Oudja.
7) - "Guter Mond, du gehst so stille" : célèbre chanson populaire romantique allemande, écrite en 1848-1851 par Karl W. Ferdinand Enslin, où la Lune silencieuse est prise à témoin d'un amour impossible. 
8) - "Markplatz" : place du marché, halle.
9) - "Morgenrot" : aube.
10) - "Am Brunnen vor dem Tor" : "La fontaine devant la porte", chanson populaire allemande aussi titrée "Le Tilleul", dont Franz Schubert donna une version musicale très prisée. 
11) - "Tonkinoise" : titre incomplet d'une chanson française ("La petite Tonkinoise") devenue très populaire en 1906 grâce au comique troupier Paulin. La musique en était de Vincent Scotto ; les paroles de Henri Christiné évoquaient la colonisation de l'Indochine par la France.
12) - "goumiers" : membres d'un "goum", c'est-à-dire d'une unité d'infanterie légère de l'Armée d'Afrique, essentiellement composée d'autochtones. Les spahis marocains appartiennent à des unités de cavalerie légère.
13) - "territoriaux" : soldats de 34 à 49 ans considérés comme trop âgés pour être affectés en première ligne
14) - "alpha" : en réalité "alfa", de l'arabe "halfa", herbacée vivace typique des régions arides, notamment en Afrique du Nord. Les soldats l'utilisent comme de la paille.

15) - "Jérusalem" : Taza, avec ses minarets de mosquées et ses marabouts (tombeaux de personnalités religieusement vénérées), est ici comparée à l'image que se fait Paul de  Jérusalem. Il prend ainsi le contrepied de la revendication de cette ville par les mouvements nationalistes (sionistes) juifs - de plus en plus explicite à cette époque.

jeudi 5 février 2015

Carte postale du 06.02.1915

Petit rappel en guise d'introduction:
Citoyen allemand installé en France depuis 1906, associé de la société L. Leconte, négociant en charbon, dont il dirige le bureau de Bordeaux, Paul Gusdorf s'est engagé pour la durée de la guerre dans la Légion Étrangère dès août 1914, dans l'espoir d'obtenir ensuite la nationalité française. Il est affecté au 1er Étranger, et d'abord envoyé à Bayonne, où il fait ses classes, avant de partir début décembre 1914 pour Lyon. Il y passe un mois avant de recevoir son affectation définitive au Maroc. Ses capacités intellectuelles et sa connaissance de la calligraphie et de la dactylographie lui ont valu, à Bayonne comme à Lyon, de confortables fonctions administratives. Il s'embarque début janvier 1915 pour l'Algérie, où de nouvelles aventures l'attendent... 
Le blog publie les lettres qu'il a envoyées tout au long de la guerre à son épouse Marthe, de nationalité allemande aussi, restée à Bordeaux avec leurs trois jeunes enfants, Suzanne, née en 1909, Georges (le futur philosophe) né en 1912, et la petite Alice, née en 1914. 



Carte postale  Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza (Maroc) le 6-2-1915

Voici une vue de ce patelin qui a fait couler tant d’encre - et tant de sang (1)! Ce que tu vois au verso, ce sont les “grands magasins” où l’on ne trouve même plus de chocolat tous les trois jours. J’espère recevoir bientôt de tes nouvelles et t’embrasse ainsi que les enfants.

                                                   Paul

Le bonjour à Hélène et famille Plantain.


Note (François Beautier):
1) - "tant d'encre et tant de sang" : Paul évoque les nombreux articles de presse et les combats sanglants suscités par la rébellion de la ville de Taza, refusant au printemps 1914 l'application du protectorat français, puis sa reprise militaire, à partir du 10 mai 1914, par la convergence des troupes coloniales des généraux Lyautey, Gouraud et Baumgarten qui rétablirent ainsi la liaison entre les Maroc occidental et oriental. Des escarmouches parfois très violentes, dont la presse rendit compte, eurent lieu aux alentours de la ville juste avant le début de la Grande Guerre, notamment le 27 juillet 1914.

mardi 3 février 2015

Carte postale du 04.02.1915

Petit rappel en guise d'introduction:
Citoyen allemand installé en France depuis 1906, associé de la société L. Leconte, négociant en charbon, dont il dirige le bureau de Bordeaux, Paul Gusdorf s'est engagé pour la durée de la guerre dans la Légion Étrangère dès août 1914, dans l'espoir d'obtenir ensuite la nationalité française. Il est affecté au 1er Étranger, et d'abord envoyé à Bayonne, où il fait ses classes, avant de partir début décembre 1914 pour Lyon. Il y passe un mois avant de recevoir son affectation définitive au Maroc. Ses capacités intellectuelles et sa connaissance de la calligraphie et de la dactylographie lui ont valu, à Bayonne comme à Lyon, de confortables fonctions administratives. Il s'embarque début janvier 1915 pour l'Algérie, où de nouvelles aventures l'attendent... 
Le blog publie les lettres qu'il a envoyées tout au long de la guerre à son épouse Marthe, de nationalité allemande aussi, restée à Bordeaux avec leurs trois jeunes enfants, Suzanne, née en 1909, Georges (le futur philosophe) né en 1912, et la petite Alice, née en 1914. 



Carte postale  Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

4-2-1914

Je suis bien arrivé hier soir et te donne ma nouvelle adresse ci-dessus. Tu as certainement reçu ma carte de Oued-Aghbal. Dès que j’aurai un moment je t’écrirai une lettre. Veux-tu m’envoyer comme échantillon-poste (1) 1 à 2 tablettes de chocolat Menier (2)? 1000 baisers pour toi et les enfants.
                                                    Paul

Notes (François Beautier):
1) - "échantillon-poste" : mode économique d'expédition de colis, réservé aux entreprises (Paul est toujours officiellement chef du bureau de Bordeaux de l'entreprise Leconte).
2) - "Menier" : Paul redira souvent sa préférence pour cette entreprise française très prospère qui fabrique des tablettes de chocolat depuis 1856. Toujours en avance sur son temps, par exemple en matière de publicité, elle couvre depuis 1900 plus de la moitié du marché français intérieur et extérieur de ce produit et détient le premier rang du rapport qualité/prix. 

dimanche 1 février 2015

Carte postale du 02.02.1915

Petit rappel en guise d'introduction:
Citoyen allemand installé en France depuis 1906, associé de la société L. Leconte, négociant en charbon, dont il dirige le bureau de Bordeaux, Paul Gusdorf s'est engagé pour la durée de la guerre dans la Légion Étrangère dès août 1914, dans l'espoir d'obtenir ensuite la nationalité française. Il est affecté au 1er Étranger, et d'abord envoyé à Bayonne, où il fait ses classes, avant de partir début décembre 1914 pour Lyon. Il y passe un mois avant de recevoir son affectation définitive au Maroc. Ses capacités intellectuelles et sa connaissance de la calligraphie et de la dactylographie lui ont valu, à Bayonne comme à Lyon, de confortables fonctions administratives. Il s'embarque début janvier 1915 pour l'Algérie, où de nouvelles aventures l'attendent... 
Le blog publie les lettres qu'il a envoyées tout au long de la guerre à son épouse Marthe, de nationalité allemande aussi, restée à Bordeaux avec leurs trois jeunes enfants, Suzanne, née en 1909, Georges (le futur philosophe) né en 1912, et la petite Alice, née en 1914. 


Carte postale Madame M. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Envoi de:
Paul Gusdorf
1er Regt. Étranger
24e Compagnie 24 
à Taza (Maroc Occ.)

Camp Oued-Aghbal (1), le 2-II-1915

Ci dessus ma nouvelle adresse à Taza (Maroc Occidental) où je compte arriver demain. Je suis aujourd’hui dans un camp en pleine montagne qui sont couvertes de neige. Ecris-moi bientôt et envoie-moi le Journal sous bande (2).
1000 tendresses pour toi et les enfants.

                                                 Paul 

Notes (François Beautier):
1) - "Oued Aghbal" : campement provisoire désigné par le nom de l'oued proche, situé à l'endroit où le chantier de la voie ferrée venant de l'Algérie s'arrête alors, une douzaine de km. avant Taza, à environ 600 m. d'altitude, ce qui explique la neige.
2) - "Le Journal sous bande" : Paul est abonné au quotidien métropolitain "Le Journal" que Marthe reçoit à Caudéran et qu'elle lui renvoie "sous bande" (c'est-à-dire sans en ouvrir le bandeau afin de le réexpédier sans frais). Ce quotidien édité à Paris est l'un des quatre grands journaux français de la Grande Guerre, avec Le Petit Parisien, Le Matin et Le Petit Journal. Depuis 1911, sous la direction de Charles Humbert, sa ligne politique républicaine devient conservatrice et nationaliste, ce qui lui vaut d'atteindre un tirage de 1 million d'exemplaires en gagnant un lectorat plus populaire.