dimanche 24 août 2014

En guise d'introduction: Paul

En guise d'introduction: Paul

Paul vers 1900
Paul Gusdorf naquit le 3 avril 1882 à Bisperode, gros bourg situé au coeur de l’Allemagne, à peu près à égale distance d’Amsterdam et de Berlin. Hanovre est la ville la plus proche, mais le bourg était administrativement rattaché au Duché de Braunschweig. Il comptait alors un millier d’habitants. D’après le témoignage, datant des années 1980, du seul survivant du côté allemand de la famille, les parents de Paul, implantés depuis longtemps dans la région, possédaient des terres, et son père Theodor Gusdorf était marchand de grain itinérant. La même source décrit un intérêt familial pour les arts, la musique et le chant en particulier, et signale l’existence d’ancêtres rabbins. Paul a deux frères, Adolf et Siegmund (!!!) et une soeur, Ida.
Il fait ses études à la célèbre Samson Schule de Wolfenbüttel, fondée en 1786, qui fonctionna jusqu‘en 1928. École juive à l’origine, elle pratiquait un enseignement moderne pour préparer ses élèves aux professions du commerce et de l’artisanat, et accueillait également des non-juifs. Quand Paul en sort en 1898, c’est pour entrer comme « correspondent » chez « S.D. Blank, Manufaktur-Waren en gros », société de négoce en tissus basée à Braunschweig, où il passe trois ans. 
C’est à cette époque qu’il rencontre chez un de ses clients, dans des circonstances pleines de poésie qu’il racontera dans une lettre, une certaine Marthe Sturm.
De 1902 à 1905, il est « Buchhalter und Correspondant » à Hanovre chez M. Molling & Co. Celui-ci lui délivre un certificat où il le décrit comme « un homme de confiance, intelligent, et toujours sur la brèche». Il travaille ensuite de 1905 à 1907 à Mulhouse, alors allemande, pour la société Benjamin Hauser. 
Outre ses activités professionnelles, il s’adonne à la littérature: le Sonntagsblatt de Braunschweig publie en 1901 un poème signé Paul Gusdorf, « Friedshofruhe », ou « Le calme du cimetière », et le numéro de mai 1904 de la  Westfällische Revue contient un texte de lui, « Vom grauen Alltag », quelque chose comme « Le gris quotidien ».

Entretemps, ses parents sont morts, Theodor à une date inconnue, Minna, née Rosenstein, en mai 1904. Dans les papiers familiaux, une quittance montre que Paul a touché après ce décès la somme de 10700 marks - une fortune. Pour ce jeune homme ambitieux et entreprenant, c’est la liberté. Ce qu’il appelle “le système allemand” lui pèse ; il est attiré par la France, dont il aime la culture et parle couramment la langue; en 1907 il quitte l’Allemagne et s’installe à Nantes, où il travaille  pour la maison L. Leconte et Compagnie, “expéditions, échantillonnage, analyse de marchandises et toutes opérations relatives au chargement, déchargement de navires et transport par mer”. En 1908, Paul rejoint le bureau de Bordeaux; en 1909, il s’associe avec Lucien Leconte et Jean Penhoat pour former une société au capital de 100000 francs, 40000 versés par Leconte et 30000 par chacun des deux autres associés. En 1908 aussi, après huit ans d’une relation en bonne partie épistolaire, il épouse enfin Marthe, qui le rejoint à Bordeaux.
En 1914, le voici père de trois enfants: Suzanne, née en 1909, Georges, le futur philosophe, né en 1912, et la petite Alice. La famille est bourgeoisement installé à Caudéran, rue des Chalets; Paul est à la tête d’un confortable et éclectique portefeuille d’actions et d’obligations, et il a fait son trou, non sans peut-être piétiner quelques orteils, dans le petit monde du commerce bordelais. Il achète du charbon et le revend, notamment à EDF pour ses centrales; il voyage beaucoup, en Angleterre, en Écosse, au pays de Galles… 

Il est toujours, hélas, encombré de sa “maudite nationalité allemande”. Et c’est au mois d’août de cette année-là que les ennuis vont commencer...

Anne-Lise Volmer-Gusdorf, août 2014

jeudi 21 août 2014

En guise d'introduction: les lettres

En guise d'introduction: les lettres




 Pendant que Paul met en ordre ses affaires à Bordeaux, et que Marthe à San Sebastian attend avec angoisse - sa spécialité - les évènements, penchons-nous un moment sur ces liasses de lettres miraculeusement préservées. 
Au sein d’une famille dont la communication n’était pas exactement le point fort - attitude après tout pas si éloignée de la norme en ces lointaines décennies 50 et 60 - le silence entourant la personne et l’existence de mon grand’père paternel était proprement assourdissant. Hormis son nom, Paul Gusdorf, gravé sur une plaque en cuivre fixée sur la porte de notre villa du Pyla, et sa silhouette sur une photo prise dans le jardin de la même maison - un homme âgé, en buste, un peu tassé, le visage disparaissant à moitié sous un béret basque et barré d’une moustache, un bébé dans les bras -  mon cousin le plus âgé - et un indiscutable sourire au lèvres, nous ne savions rien de lui. De ma grand’mère, rien à tirer : tout le temps que je l’ai connue - elle est morte quand j’avais dix ans - elle était un mannequin vêtu en vieille dame que l’on nous emmenait voir le jeudi dans sa maison de retraite à Brumath et que nous embrassions distraitement avant d’aller jouer dans le parc. Murée dans le silence après une attaque - l’époque ne pratiquait pas l’euphémisme médical - elle ne communiquait plus, rarement, qu’en allemand. “Pourquoi elle ne parle pas français, Bonne-Maman ?”  “C’est”, nous expliquait les lèvres pincées la moins inaccessible de nos tantes - nous étions affligés d’une quantité vraiment excessive de tantes - “qu’après ce qui lui est arrivé il est fréquent qu’on ne connaisse plus que ce qui a été appris dans l’enfance.”  Rien d’autre que cette réponse cryptique, aux impersonnels en cascade, clairement destinée à mettre un point final à nos investigations, ne nous vint jamais par le truchement familial. 
Il fallut donc le désoeuvrement des longues vacances d’été, particulièrement pluvieuses cette année-là, pour mettre en présence la curiosité de mes quatorze ans et la vieille armoire de cuisine exilée au fond du garage de la maison familiale, entre deux squelettes de vélos dont les roues vomissaient leurs chambres à air, le cadavre d’un kayak et trois fauteuils d’osier crevés. Au milieu des piles de vaisselle basque à carreaux rouges et bleus reléguée là par ma mère, des vases chinois ébréchés, des soupières fêlées et des vieux pots à confiture, il y avait deux coffrets en bois, anodins dans leur familiarité poussiéreuse - je les avais toujours vus là - dont les couvercle soulevés dans un moment d’inspiration livrèrent à ma vue des liasses de vieux papiers. 
Ce jour-là, le prompt retour du soleil fit envoler ma résolution et j’effleurai à peine le contenu des coffrets, retournant les documents de la couche supérieure comme on retourne le sable pour y trouver des coquillages, frustrée par l’alphabet barbare et la langue hermétique, encore de l’allemand, avant de courir à la plage. J’avais cependant fait une découverte de taille, ou plutôt confirmé ce que bien sûr je ne pouvais manquer de savoir déjà : ces Gusdorf inconnus, cette Marthe Sturm, ma grand’mère dont je ne savais alors même pas le nom, avaient leurs racines en Allemagne dont ils avaient émigré au début de ce siècle là pour des raisons inexpliquées. 
Il y eut d’autres jours de pluie et de nouvelles incursions dans les deux coffrets et leurs documents pliés, jaunis, collés en liasses inséparables par l’humidité, grignotés par les souris, malgré tout sauvés de la destruction et préservés là par une providence qui n’entendait pas que du passé l’on fît table rase. Mais la tâche de plonger enfin jusqu’au fond de ces boîtes et de tirer du sens de ces papiers - cette tâche devait attendre plus de quarante ans, la mort de mon père et le sauvetage de tous ces documents - jetez donc tout ça, nous disaient de bonnes âmes - quand il fallut mettre en ordre la villa.
Les lettres de la guerre étaient là, parmi beaucoup d’autres, avec les faire-part de mariage et de décès, les bulletins d’hospitalisation, les articles découpés dans des journaux et les photos pâlies de mystérieux inconnus. Certaines d’entre elles avaient été rassemblées, classées et attachées avec des ficelles, d’autres s’éparpillaient parmi les bulletins scolaires et les relevés de banque, et j’en ai retrouvé encore dans les papiers de mon père, probablement celles que ma grand’mère avait gardées avec elle en quittant Bordeaux. Ecrites en français - on comprendra pourquoi - elles éclairent les secrets familiaux. Presque tout ce que je sais de Paul et de Marthe me vient de là.


Anne-Lise Volmer-Gusdorf - Août 2014

mardi 19 août 2014

19 août 1914

Madame Marthe Gusdorf  Family Hôtel  Rue Miramar  Saint Sebastien
Espagne

Bordeaux le 19 Août 1914

Ma chère femme,

Depuis le départ d’Hélène (1), je n’ai plus eu de tes nouvelles, exception faite d’une lettre du 8 Août arrivée ici le 14 au matin. Nul doute que ma lettre, apportée par Hélène, t’a calmée un peu et comme d’autre part tu dois avoir reçu entretemps aussi ma lettre chargée du 7 courant avec 300,- Frs tu disposes de suffisamment d’argent pour prendre une pension moins chère. Car il n’est pas douteux que notre situation financière restera assez précaire pendant la durée de la guerre et qu’il faut faire des économies sur toute la ligne.
Hélène t’a certainement expliqué d’une façon détaillée mon engagement pendant la durée de la guerre au titre de la légion étrangère: c’est là la seule façon dont je peux être admis dans l’armée française. C’est jeudi matin, 13 courant, que je me suis présenté au bureau de recrutement. Nous étions bien 200, la plupart français, et si je suis bien renseigné il n’y a eu que 7 qui ont été acceptés. On y regarde de très près et les volontaires sont soumis à un examen médical méticuleux. J’ai été heureux d’être parmi les 7, les autorités, un lieutenant Calouel, un médecin major et un scribe, étaient des plus aimables. Quelle différence avec les militaires allemands! Je leur ai exposé ta situation et le Colonel m’a fait faire un certificat attestant que j’avais passé la visite en vue d’un engagement que je contracterai le 21 Août. Car il est impossible de s’engager plus tôt, le décret ministériel ayant fixé la date du 21 Août.
Je me suis rendu ensuite à la Préfecture où cependant on n’a pas pu me délivrer les passeports ou un mot pour le consul de France à St Sébastien parce que je n’ai pas encore signé mon engagement. Mais j’espère que vendredi 21 courant, tout sera bien en règle, et s’il y avait possibilité d’avoir les passeports le même jour, je télégraphierai pour qu’Hélène vienne ici les chercher, vu que l’envoi par la poste durerait trop longtemps. Si cependant je devais partir dès le vendredi soir ou samedi matin, le mieux serait de nous rencontrer à Bayonne où, comme je te le disais déjà, je resterai très probablement pendant la durée de la guerre. Dans ce cas je te télégraphierais également d’ici et je laisserais la clé de la maison chez madame Devilliers. Au surplus, Julia (Mingèle, 123 bis rue Belleville) est pendant presque toute la journée à la maison.
Je laisse de l’argent au bureau et tu n’auras que t’adresser à Taboureau (2) qui aura la procuration. Mais il faut être très économe pour tenir le plus longtemps possible. Je vais tâcher de m’arranger avec le Comptoir National d’Escompte pour que tu n’aies qu’à passer pour déposer ta signature dans le but d’avoir une procuration. Ceci te permettrait d’emprunter au besoin de l’argent sur les titres en dépôt à la banque en mon nom personnel et dont tu auras les récépissés.
Tu vois que je prévois beaucoup de détails, mais mieux vaut prévoir et prendre ses précautions à l’avance. J’ai laissé les récépissés entre les mains de Mr. Wooloughan (3), 8 rue de Toulon, dans son coffre-fort, et il te les remettras sur ta demande. 
Espérons enfin que les enfants et toi, en prenant un peu de repos d’ici vendredi, serez en bonne santé et que nous puissions nous revoir bientôt. Baignez-vous tous les jours?
J’ajoute encore que je garderai ma chambre et pension chez Mme de Métivier, 67 cours du Jardin Public.
À bientôt!
Meilleurs baisers pour toi et les enfants.

Paul


Rebonjour pour Hélène. 

(1): Hélène Siret, employée de maison de Paul et Marthe, fit au moins un aller-retour entre Bordeaux et San Sebastien avec une lettre de Paul
(2): collaborateur de Paul à Bordeaux
(3): ami de Paul

dimanche 10 août 2014

Lettre d'engagement, 10 août 1914

Bordeaux, le 10 août 1914

Monsieur le Commandant du Bureau de recrutement
                                                Bordeaux

Monsieur le Commandant,

Apprenant que les étrangers résidant en France peuvent obtenir la naturalisation (1) en contractant un engagement pour la durée de la guerre actuelle, j’ai l’honneur de vous informer que je suis désireux de contracter un tel engagement.
Je suis de nationalité allemande, étant né le 3 avril 1882 à Bisperode, duché de Brunswick (2). Réformé de l’armée allemande, je n’ai pas fait de service militaire. Je suis venu en France en 1906 comme employé de la maison française L. LECONTE & CIE (3) et je fais partie de cette même maison en qualité d’associé depuis 1908.
J’habite l’agglomération bordelaise depuis bientôt huit ans ; mes trois enfants y sont nés et je puis dire en toute sincérité qu’ayant ma famille et tous mes intérêts ici je me sens bordelais. Mes parents du reste sont morts depuis plus de dix ans.
Bien que n’ayant jamais fait de service militaire, je crois pouvoir vous être très utile.
Je parle et écris en effet couramment le français
l’allemand et l’anglais. Je connais la comptabilité et la correspondance et peux mettre à votre disposition une machine à écrire.
Mon intention a toujours été de me faire naturaliser et je n’attendais que l’année 1916 pour en faire la demande réglementaire, vu qu’à ce moment là j’aurai dix ans de présence non interrompue en France. Je puis du reste vous fournir les meilleures références à Bordeaux et dans d’autres villes françaises. 
Espérant que vous voudrez bien prendre mon offre en considération, je vous présente, Monsieur le Commandant, l’assurance de ma considération la plus distinguée.

Paul Gusdorf

Paul Gusdorf
Associé de la maison L. LECONTE & CIE
 15 cours du Pavé des Chartrons 15

      BORDEAUX

(1): Référence à la loi du 5 août 1914, qui précise que le Ministère de la Justice prononcera la naturalisation après enquête sur le comportement civil et militaire des engagés.
(2): duché annexé par la Prusse en 1861, donc au Reich allemand en 1871.
(3): société de courtage maritime dont le siège est à Nantes.

samedi 9 août 2014

Lettre du 9 août 1914

(La lettre du 9 août a été exposée à la Bibliothèque Nationale dans le cadre de l'exposition "Été 1914 - Les derniers jours de l'ancien monde".)

Madame M. Gusdorf  Family Hotel Rue Miramar 4 (Plaza Cervantes)      
Saint Sébastien

Bordeaux, le 9 août 1914

Ma chérie,
J’ai reçu hier après-midi samedi tes lignes du 6 courant, mises à la poste le 7 et arrivées en conséquence sans aucun retard. Je ne comprends donc vraiment pas que mes propres lettres ne te soient pas parvenues : la première est partie d’ici il y a huit jours, POSTE RESTANTE, Saint Sébastien, et les autres au Family Hotel. N’as tu toujours rien reçu ?
Je t’ai expédié Vendredi dernier 300,- Frs par lettre chargée et le même soir je t’ai écrit encore une carte postale (le tout au Family Hotel) : cette lettre chargée sera sans doute arrivée entretemps ??? Prière de me répondre par retour !!
Voici le deuxième dimanche que nous sommes séparés et cela n’a pas l’air de vouloir s’arranger, au contraire ! J’ai loué une chambre avec pension en ville, 67 cours du Jardin Public, chez Mme de Métivier, là où M. Bostow était en dernier lieu. C’est à 2 minutes de mon bureau et je n’ai donc qu’un tout petit parcours à faire. Ce sont de braves gens qui semblent souffrir aussi de l’état actuel des choses : Par suite du moratorium (1), on ne peut pas toucher plus de 5% de ses dépôts en banque ou de ses intérêts ; les titres sont invendables et presque tout le commerce est arrêté.
Le maire et le préfet ont fait appel au calme à la population et cet appel a calmé un petit peu les esprits. Mais ils sont toujours très excités et notamment dans notre quartier les voisins semblent avoir dit beaucoup de mal de nous. Je me suis adressé plusieurs fois au commissariat de police de Caudéran et je l’ai même prié de perquisitionner chez nous ; cette visite a eu lieu hier après midi et on a visité la maison de fond en comble, sans rien trouver de suspect bien entendu. Toutefois, le commissaire a emporté quelques lettres allemandes pour les faire traduire, entre autres une de la Gazette de Francfort réclamant le paiement de l’abonnement, une lettre de ta soeur, une de Mme Kleestadt, etc. Il paraît que des lettres anonymes parvenues au commissariat disent que j’ai caché des individus dans la cave ... A vrai dire je ne comprends rien à la conduite de nos voisins auxquels nous n’avons jamais rien fait ni rien dit. A la rigueur je peux me figurer qu’une épicière où nous ne nous sommes pas servis se venge de cette façon là, mais le reste est à mettre sur le compte de l’excitation provoquée par l’agression allemande ... Nous n’y pouvons cependant rien, mais on ne peut pas discuter avec la foule. L’autorité prend vraiment toutes les mesures de sauvegarde et on ne peut que s’en louer ; mais néanmoins on est à la merci d’un incident quelconque et il suffit qu’un ivrogne indique un individu dans la foule comme étant allemand pour déchaîner la foule ...
J’écris aujourd’hui la lettre ci jointe au Commandant du Bureau de recrutement, et j’espère que tu approuveras son contenu. J’espère aussi que ma demande sera acceptée et que je serai incorporé pour être naturalisé ensuite comme il a toujours été mon désir.
Il m’est infiniment pénible d’être séparé de toi et des enfants en ce temps triste, mais comme tu te ferais trop de mauvais sang, comme tu nourris la petite et qu’en conséquence toutes les vexations du quartier pourraient te nuire, il vaut mieux que tu restes là bas jusqu’au moment où le calme sera revenu ici. Tu auras lu sans doute que les Français ont pris Mulhouse (2)... et me rappelant le temps passé là-bas il y a plus de huit ans je me figure facilement avec quel enthousiasme les troupes ont été reçues là-bas.
Écris moi bientôt si tu as reçu mes différentes lettres    et reçois, toi et les enfants, mes meilleurs baisers.

Paul

P.S. M. Siret envoie le bonjour à Hélène ;
il ne tient pas à correspondre avec
l’Étranger pendant le prochain temps.

Ma femme et moi vous adressons nos meilleures amitiés et vous disons bon courage et bonne santé pour vous et les vôtres. 
A bientôt le plaisir de vous revoir

G. Devillers

(1): référence aux décrets des 31 juillet et 1er août 1914 limitant sévèrement les remboursements des caisses d'épargne, des dépôts et comptes courants dans les banques.
(2): l'armée française prend cette ville alsacienne le 7 août 1914 mais doit l'évacuer le 9.

jeudi 7 août 2014

Carte postale, 7 août 1914

Carte postale  Madame Marthe Gusdorf  Family Hotel  
Saint Sebastien

Ma chérie,

Je t’ai expédié ce matin par lettre chargée quelques billets bleus (1), apprenant par une communication de M. Van que le change espagnol a fait un saut fantastique puisqu’on ne paie plus que 70 pes. pour 100 frs. Je te recommande d’aller voir le Crédit Lyonnais ou une bonne banque pour changer car il y a huit jours tu recevais encore 105 pes. (2) pour 100 frs. 
Meilleurs baisers pour toi et les enfants
                                             
                                                   Paul

le 7 août 1914

(1): billets de 20 francs
(2): pesetas, monnaie espagnole

lundi 4 août 2014

Lettre du 4 août 1914

Madame M. Gusdorf  Family Hotel  Calle Miramar  
Saint Sébastien Espagne

Caudéran, le 4 Aout 1914

Ma chérie,

Je t’écris ce soir de notre home où, je le constate en passant, il n’y a même pas une feuille de papier à lettre. Rentrant ce soir à 5 h de la mairie, j’ai trouvé ton télégramme et je t’ai télégraphié immédiatement pour t’annoncer que je t’ai écrit hier, Poste Restante, S. Sébastien. Comme le service des Chemins de Fer est complètement accaparé par le transport des troupes mes lettres ne te parviendront qu’avec un certain retard ; sois cependant assurée que si quelque chose de grave survenait, je te télégraphierais.
Il y avait des milliers d’étrangers à la mairie de Bordeaux, notamment des Espagnols dont il y a ici une vingtaine de mille, surtout des ouvriers. J’ai stationné sous la pluie depuis 9 h du matin jusqu’à 4 3/4 h du soir pour avoir mon permis de séjour pendant la guerre. Naturellement, j’ai économisé le déjeuner, car en sortant de la mairie, vers 5 h, j’ai pris un chocolat et quelques croissants, mais je me suis rattrapé au dîner.
Mr. de Schoen est toujours à Paris et attend qu’on lui remette ses passeports pour que l’Allemagne puisse dire que c’est la France qui a déclaré la guère. Pourtant les troupes allemandes ont déjà violé le territoire français près de Longwy, elles ont occupé le Luxembourg qui pourtant est un pays neutre et s’apprêtent d’envahir la Belgique après lui avoir adressé un ultimatum hier. Je suis de plus en plus persuadé que l’Allemagne va se faire battre de belle manière et au fond je le lui souhaite. Je ne sais pourtant pas ce qui va advenir après une victoire française : peut-être les Français voudront-ils être chez eux à ce moment-là ? Et les étrangers auront alors une situation plus difficile ici. 
Mr. Botzow est parti ce soir à bord du S/S Mann pour Bilbao. Il viendra peut-être te voir à St Sébastien avant d’aller à Barcelone pour rentrer par l’Italie en Allemagne. 
A ce propos je te signale qu’en examinant mon passeport militaire (Landsturmchen) j’ai constaté qu’en cas extraordinaire je peux également être mobilisé. Pour éviter toute histoire, je vais voir le Consul demain pour lui demander son avis et au besoin une attestation qu’il est impossible de quitter la France.
Maintenant, parlons un peu de toi. Comme Mme Devilliers me disait aujourd’hui, la calle Miramar est une des chiques rues de St Sébastien, tout près de la plage et sur laquelle se trouve le palais royal. Etes-vous bien à votre aise ? Je vais tâcher de voir demain le Maire de Caudéran en personne pour avoir son avis ; j’espère que dans une huitaine vous pourrez rentrer, c.à.d. lorsque les trains auront repris leur marche tant soit peu régulière. 
La blanchisseuse est venue ce matin rapporter le linge ; j’ai vu également la femme de service qui pleurait à tel point que je lui ai proposé de passer la journée dans notre maison et de manger ici, puisqu’elle paraît être rudement dans la dêche. A Paris il y a eu plusieurs manifestations antiallemandes, tandis qu’ici on est relativement tranquilles. Il est cependant préférable de ne pas s’avancer trop et de se tenir hors des attroupements.
Comment vont les enfants ? Est-ce qu’Alice a bien supporté le voyage ? Et Suzanne et Georges ? Je crois que tu es la plus fatiguée de tous et espère sincèrement que tu te reposeras un peu là-bas. Ne te fais surtout pas du mauvais sang pour moi et écris-moi bientôt une lettre détaillée. 
Meilleures tendresses et baisers.

ton Paul

Mr. et Mme Devilliers t’envoient bien le bonjour. Il ne partira que le 4° jour.


le 4 Août. La guerre a été officiellement déclarée par l’Allemagne à la France ; l’Italie reste neutre. J’ai le permis de séjour de Caudéran, ils ont demandé tout un tas de renseignements. Avant de rentrer, tu dois consulter le consul français de St Sébastien pour les formalités à remplir, disant que j’ai un permis de séjour pour Caudéran. Mais attendons d’abord les évènements, car pour le moment tu es plus sûre là-bas qu’ici.

samedi 2 août 2014

Bordeaux, le 2 août 1914

Madame P. Gusdorf, Poste Restante, San Sebastien

Bordeaux, le 2 août 1914

Ma chère Marthe,

Dimanche soir, 5 heures 1/2 ! Ton télégramme n’est pas encore arrivé. Heureusement, tout le monde connaît les retards survenus dans la transmission des dépêches depuis hier. Mr. Botzow (1) m’a expédié un télégramme hier à midi et il m’est parvenu ce matin à 10 hs. 1/2 ! J’espère donc que vous êtes tous bien arrivés à San Sebastien, que tu as trouvé une pension convenable et que tout le monde est en bonne santé.
La grosse nouvelle de ce matin est que l’Allemagne a déclaré ce matin la guerre à la Russie ! Hier soir l’ambassadeur a remis la déclaration à St Petersbourg. De Schoen (2) était encore hier soir à Paris et n’a pas demandé ses passeports. Et comme la République attendra d’être attaquée, il se peut que cela se tire encore jusqu’à cette nuit ou demain. Car les troupes allemandes sont sur la frontière même, les troupes françaises à huit kilomètres à l’arrière.
La mobilisation se poursuit ici tranquillement, les vivres ont doublé à en juger par les prix des restaurants où on ne mange plus au prix fixe mais exclusivement à la carte. Tout est réquisitionné pour l’armée. Une affiche concernant les étrangers de quelque nationalité qu’ils soient a été placardée hier soir. Ils doivent se présenter demain à la mairie. Ceux qui veulent rester et qui peuvent justifier de moyens d’existence recevront un  permis de séjour. Ceux qui veulent partir doivent écrire au préfet par quelle frontière neutre ils veulent passer. On les informera dès que les Chemins de Fer auront repris le service quand ils pourront partir.
J’irai donc demain à la mairie aussi bien de Bordeaux que de Caudéran et dès que je verrai clair je t’aviserai. A partir de mardi aucun étranger ne doit se déplacer sans autorisation spéciale (laisser passer).
L’oncle Botzow me priait par fil d’avancer les fonds nécessaire à son neveu pour que celui-ci puisse partir avec le premier bateau en partance. Comme j’apprends qu’il y aura encore ce soir un train pour l’Espagne, je viens de l’envoyer à la gare pour qu’il se renseigne s’il peut partir. Il irait alors ce soir à San Sebastien et de là à Barcelone pour trouver un bateau pour Gênes ; ceci à la condition que l’Italie reste neutre, car dans le cas contraire, les lignes de navigation avec l’Italie seraient coupées.
Mr. Botzow revient à l’instant ; il peut essayer de partir ce soir à 19 hs 40 et sera donc demain à San Sebastian. Il te verra peut-être, mais de toute façon il emportera cette lettre pour la mettre dans le train à Hendaye de façon à ce que tu sois plus sûre de la recevoir.
La grande maison est triste quand on y est tout seul. Hier soir, je me suis arrêté devant les lits des gosses, les deux de Suzanne et Georges et le berceau de la petite ... Que nous soyons bientôt tous réunis à la Rue des Chalets !
Il n’y a, hélas, presque plus d’espoir que la guerre avec l’Allemagne soit évitée. Et si cela commence, Dieu sait comment cela tournera ! Guillaume harangue son peuple en les invitant à aller s’agenouiller à l’église prier le tout puissant que la Victoire suive le drapeau allemand. Si ce n’était pas aussi tragique, on rirait aux éclats en lisant ce discours au prince de la paix !
Reposez vous bien à St Sébastien et donne moi bientôt de tes nouvelles par télégramme, la présente lettre ira Poste Restante.
Sois tranquille sur mon sort, je reste le plus possible au bureau et ne sors presque pas.
Embrasse bien les enfants pour moi et reçois toi même mes meilleurs baisers.

Paul


Le bonjour à Hélène de son neveu et de moi !

(1) Oncle d'un employé allemand de Paul
(2) Ambassadeur d'Allemagne à Paris


vendredi 1 août 2014

Madame P. Gusdorf, Poste Restante, San Sebastien

Bordeaux, le 2 août 1914

Ma chère Marthe,

Dimanche soir, 5 heures 1/2 ! Ton télégramme n’est pas encore arrivé. Heureusement, tout le monde connaît les retards survenus dans la transmission des dépêches depuis hier. Mr. Botzow (1) m’a expédié un télégramme hier à midi et il m’est parvenu ce matin à 10 hs. 1/2 ! J’espère donc que vous êtes tous bien arrivés à San Sebastien, que tu as trouvé une pension convenable et que tout le monde est en bonne santé.
La grosse nouvelle de ce matin est que l’Allemagne a déclaré ce matin la guerre à la Russie ! Hier soir l’ambassadeur a remis la déclaration à St Petersbourg. De Schoen (2) était encore hier soir à Paris et n’a pas demandé ses passeports. Et comme la République attendra d’être attaquée, il se peut que cela se tire encore jusqu’à cette nuit ou demain. Car les troupes allemandes sont sur la frontière même, les troupes françaises à huit kilomètres à l’arrière.
La mobilisation se poursuit ici tranquillement, les vivres ont doublé à en juger par les prix des restaurants où on ne mange plus au prix fixe mais exclusivement à la carte. Tout est réquisitionné pour l’armée. Une affiche concernant les étrangers de quelque nationalité qu’ils soient a été placardée hier soir. Ils doivent se présenter demain à la mairie. Ceux qui veulent rester et qui peuvent justifier de moyens d’existence recevront un  permis de séjour. Ceux qui veulent partir doivent écrire au préfet par quelle frontière neutre ils veulent passer. On les informera dès que les Chemins de Fer auront repris le service quand ils pourront partir.
J’irai donc demain à la mairie aussi bien de Bordeaux que de Caudéran et dès que je verrai clair je t’aviserai. A partir de mardi aucun étranger ne doit se déplacer sans autorisation spéciale (laisser passer).
L’oncle Botzow me priait par fil d’avancer les fonds nécessaire à son neveu pour que celui-ci puisse partir avec le premier bateau en partance. Comme j’apprends qu’il y aura encore ce soir un train pour l’Espagne, je viens de l’envoyer à la gare pour qu’il se renseigne s’il peut partir. Il irait alors ce soir à San Sebastien et de là à Barcelone pour trouver un bateau pour Gênes ; ceci à la condition que l’Italie reste neutre, car dans le cas contraire, les lignes de navigation avec l’Italie seraient coupées.
Mr. Botzow revient à l’instant ; il peut essayer de partir ce soir à 19 hs 40 et sera donc demain à San Sebastian. Il te verra peut-être, mais de toute façon il emportera cette lettre pour la mettre dans le train à Hendaye de façon à ce que tu sois plus sûre de la recevoir.
La grande maison est triste quand on y est tout seul. Hier soir, je me suis arrêté devant les lits des gosses, les deux de Suzanne et Georges et le berceau de la petite ... Que nous soyons bientôt tous réunis à la Rue des Chalets !
Il n’y a, hélas, presque plus d’espoir que la guerre avec l’Allemagne soit évitée. Et si cela commence, Dieu sait comment cela tournera ! Guillaume harangue son peuple en les invitant à aller s’agenouiller à l’église prier le tout puissant que la Victoire suive le drapeau allemand. Si ce n’était pas aussi tragique, on rirait aux éclats en lisant ce discours au prince de la paix !
Reposez vous bien à St Sébastien et donne moi bientôt de tes nouvelles par télégramme, la présente lettre ira Poste Restante.
Sois tranquille sur mon sort, je reste le plus possible au bureau et ne sors presque pas.
Embrasse bien les enfants pour moi et reçois toi même mes meilleurs baisers.

Paul


Le bonjour à Hélène de son neveu et de moi !

(1) Oncle d'un employé allemand de Paul
(2) Ambassadeur d'Allemagne en France