Monument Shakespeare à Weimar |
Madame P. Gusdorf 22 rue du Chalet 22 Caudéran
Taza, the 8th March 1917
My Darling,
Referring to my p.c. of yesterday, I beg to acknowledge receipt of your favour of the 25th ult. - the first English letter after an interruption of nearly 3 months.
I am surprised you did not receive my acknowledgement of your postal order of January ; it seems that several of my letters have been lost during these last weeks ! At all events, I received the money towards the end of January or the first days of February and that is the most important. I advised you already that in the present moment I do not need any money and that I can even open an account at the saving-bank, having still the whole amount of February and a part of that of January. So, if you have forwarded the postal order you refer to in your letter of the 25th of February, please do not send any money this month.
I state further good progress in your last letter and I am really astonished that you succeeded to read and to understand “Little Dorrit” ! I remember that during the first hundred pages I was obliged to make more than one energical effort to prevent me to shut the book ..
Did you ever see, or read in Germany, any peace of Shakespeare, say Hamlet, Cesar, Romeo and Julia, The Merchant of Venice, Macbeth, King Lear, Richard 3rd, the Dream of a Summer Night, etc ? You did not like at all the English litterature formerly, not more as the English language, and this is so much the more astonishing as the above named dramas or comedies are (or were) currently represented in every important theater in Germany and even in Alsace, with the same or even with more success as those of Goethe, Schiller, and any other national poet. They were always included in the various popular representations arranged for the pupils of the public schools and I perfectly remember that the first peace I saw in Brunswick - when I was student at Wolfenbüttel - was “Julius Cesar”, the second “Othello”, both of Shakespeare. The novels and stories of Walter Scott, Burns, Dickens, Longfellow etc, such as Ivanhoe, Waverley Stories, Rob Roy, Tales of a Grandfather, The Children of the New Forest, Sylvester Bells, Peter Simple, Pickwicks, Captain Grant etc. have been published in Germany on a very big scale. I do not speak of number of modern British authors like Bernard Shaw - you did certainly not forget the profession of Mrs Warren and the 35 per cent of interest with Miss Hartwig - Arthur Tennyson or Wells, nor the Shakespeare Monument at Weimar (the poet represented with a rose in his hands) - but I want to point out that when Mr. Antoine represented on his Paris Scene “Jules Cesar” (about 5 years ago) he was considered as having been “discovered” William Shakespeare. Some of his principal peaces like Romeo and Hamlet are often represented in France but as operas and not a quarter of the people having heard those operas know the name of the original author ...
We have since this morning a very nice weather here in Taza which, as we have full moon to-night, will probably continue for some time, so that our “Groupe Mobile” may leave here in several days, but without our Company. There is a rumor that the 24th will go up to Touahar some day in this month, but I have not had official confirmation.
Did I report already that Leconte, at the end of last month was still ill - his influenza was passed, but he suffered so awfully in this cold winter that he was unable to establish the balance promised since December last. He repeats in his letter which Penhoat communicated to me that the financial position is about the same as at the end of 1913 - but he is making such a lot of restrictions concerning the advances made to some clerks and covered or guaranteed by shares, concerning some unpaid accounts dated before the war and falling under the moratorium, that I am really anxious to get the balance and to have an idea of the position. Meantime I am glad to hear from you that the Office of the Pavé des Chartrons, which, in spite of these events I still always consider as mine, seems to be in good order. It would nevertheless be a damned thing to leave the spot where I obtained the biggest success of my life, not only financially, but also morally. For if I compare my position in 1906/7/8 with that in 1911/12/13 I can really be satisfied and hope that the future will not be so dark as you are painting it from time to time.
War-news are limited to the English success on the Ancre, the biggest gain of ground the Allies realised on the Western Front since the Marne battle, if the retreat of the Germans continues still some days only as the appearance permits to hope. The English took also some more 40 km of the Front occupied hitherto by the French troops and are holding now the whole Somme front. This fact shows that the English generally realise what they announce - an exceptional fact during this war.
Enclosed please find a little poem, “Taza”, the author of which is a legionnaire of the Compagnie Montée, the same who published last year “Le Légionnaire” in the Écho d’Oran.
Yours sincerely,
Paul
Traduction (Anne-Lise Volmer)
Ma chérie,
Concernant ma carte postale d'hier, j'accuse réception de ton honoré du 25 du mois dernier - la première lettre en anglais après une interruption de plus de trois mois.
Je suis surpris que tu n'aies pas reçu mon accusé de réception de ton mandat de janvier - il semble que plusieurs de mes lettres se soient perdues au cours de ces dernières semaines! Quoi qu'il en soit, j'ai reçu l'argent à la fin du mois de janvier ou au début du mois de février, et c'est ce qui compte. Je t'ai déjà dit qu'en ce moment je n'ai pas besoin d'argent et que je peux même ouvrir un compte d'épargne, comme j'ai encore tout le montant du mois de février, et une partie de celui de janvier. Donc, si tu m'as envoyé le mandat dont tu parles dans ta lettre du 25 février, ne m'envoie pas d'argent ce mois-ci.
Je constate encore de beaux progrès dans ta dernière lettre et je suis stupéfait que tu aies réussi à lire et à comprendre "La petite Dorrit" (1)! Je me souviens que durant les cent premières pages j'au dû faire plus d'un effort énergique pour m'empêcher de fermer le livre...
As-tu jamais vu, ou lu, en Allemagne, des pièces de Shakespeare (2), par exemple Jules César, Roméo et Julia, Hamlet, Macbeth, le Marchand de Venise, Richard III, le Rêve d'une nuit d'été, etc? Tu n'aimais pas du tout la littérature anglaise autrefois, pas plus que la langue anglaise, et c'est d'autant plus étonnant que les drames ou comédies que je viens de citer sont (ou ont été) représentés régulièrement dans tous les grands théâtres d'Allemagne (ou d'Alsace) avec autant de succès, voire davantage, que ceux de Goethe, de Schiller (3), ou de nos autres poètes nationaux. On les incluait toujours dans les représentations populaires organisées pour les élèves des écoles publiques, et je me souviens très bien que la première pièce que j'ai vue à Brunswick - quand j'étais élève à Wolfenbüttel (4) - a été Jules César, et la seconde Othello, tous deux de Shakespeare. Les romans et nouvelles de Walter Scott, Burns, Dickens, Longfellow, etc, comme Ivanhoer, les romans de Waverley, Rob Roy, Contes d'un grand-père, les Enfants de la Forêt-Neuve, Sylvester Bells, Peter Simple, Pickwicks, le Capitaine Grant (5), etc, ont été publiés en Allemagne avec de gros tirages. Je ne parle pas de quantités d'auteurs modernes comme Bernard Shaw (6) - tu n'as sûrement pas oublié la profession de Mme Warren (7) et les 35% d'intérêt avec Miss Hartwig - Arthur Tennyson (8) ou Wells (9), ni du monument Shakespeare à Weimar (10) - le poète est représenté avec une rose dans la main - mais je voulais signaler que quand M. Antoine (11) a représenté sur sa scène parisienne "Jules César" (il y a environ cinq ans) (12) on a considéré qu'il avait "découvert" William Shakespeare. Certaines de ses principales pièces, comme Hamlet ou Roméo (13), sont souvent représentées en France, mais sous forme d'opéras (14), et il n'y a pas le quart de ceux qui ont entendu ces opéras qui connaissent le nom de l'auteur d'origine...
Nous avons depuis ce matin un temps très agréable à Taza, qui, comme la lune sera plein ce soir, continuera sans doute pendant quelque temps, ce qui fait que notre "Groupe Mobile" pourra partir dans quelques jours, mais sans notre Compagnie. Le bruit court que la 24ème (15) montera à Touahar (16) dans le mois qui vient, mais je n'en ai pas eu la confirmation officielle.
Est-ce que je t'a déjà dit que Leconte, à la fin du mois dernier, était toujours malade - il a guéri de sa grippe, mais a si terriblement souffert du froid qu'il a été incapable d'établir les comptes promis depuis le mois de décembre dernier. Il répète dans sa lettre, que Penhoat m'a communiquée, que la situation financière est à peu près la même qu'à la fin de l'année 1913, mais il fait tant de restrictions au sujet d'avances consenties à certains employés, et couvertes ou garanties par des parts dans la société, et d'impayés datant d'avant la guerre et tombant sous le coup du moratorium, que je suis vraiment impatient de recevoir les comptes et d'avoir une idée de la situation. Entretemps je suis content de lire dans ta lettre que le Bureau du Pavé des Chartrons (17), que je persiste à considérer comme mien malgré ces évènements, semble en bon ordre. Ce serait néanmoins très difficile de quitter le bureau où j'ai obtenu le plus grand succès de ma vie, non seulement financièrement, mais aussi moralement. Car si je compare ma situation en 1906/7/8 (18) à celle de 1911/12/13, je peux être réellement satisfait, et espérer que l'avenir ne sera pas aussi sombre qu'il t'arrive de le peindre.
Les nouvelles de la guerre se limitent aux succès anglais sur l'Ancre (19), le plus grand gain réalisé par les Alliés sur le front occidental depuis la bataille de la Marne, si la retraite des Allemands continue encore, ne fût-ce que quelques jours, comme les apparences permettent de l'espérer. Les Anglais ont repris en plus quelque 40 km du front occupé jusque là par les troupes françaises, et tiennent maintenant tout le front de la Somme. Ce fait montre que les Anglais font généralement ce qu'ils annoncent, ce qui est exceptionnel pendant cette guerre.
Ci-joint un petit poème, "Taza", dont l'auteur est un Légionnaire de la Compagnie Montée (20), le même qui a publié l'année dernière "Le Légionnaire" dans l'Écho d'Oran (21).
Bien à toi
Paul
Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "Little Dorrit" : "La petite Dorrit", très important roman "politique et social" de Charles Dickens, publié en feuilleton entre 1855 et 1857, qui traite de la situation des débiteurs emprisonnés, un sujet particulièrement cher à Dickens. Paul avoue un peu plus loin qu'il n'a guère trouvé d'intérêt aux cent premières pages, effectivement très ardues.
2) - "Shakespeare" : le plus universellement connu des auteurs de théâtre en langue anglaise (1564-1616).
3) - "Goethe et Schiller" : les plus connus des écrivains classiques en langue allemande, (Goethe : 1749-1832 ; Schiller : 1759-1805).
4) - "Wolfenbüttel" : Paul a fait ses études dans cette ville du Brunswick, à la Samson Schule, célèbre école juive.
5) - "Captain Grant" : Marthe est ainsi implicitement chargée de relier elle-même chaque titre à son auteur. La liste correcte sera : Walter Scott : Ivanhoe, Waverley, Rob Roy, Tales of a Grandfather ; Dickens : The posthumous papers of the Pickwick Club. Il faudra donner le titre d'un texte du poète écossais Robert Burns (par exemple "Tam O'Shanter") ; désigner un poème de l'Américain Henry Longfellow (par exemple "The Song of Hiawatha") ; remettre en ordre le nom d'auteur et le titre correspondant : Francis Sylvester Mahony écrivit "The Shandon Bells" ; nommer Frederick Marryat, auteur de "The Children of the New Forest" et de "Peter Simple" ; nommer Jules Verne, auteur de "Les enfants du capitaine Grant". Ce "show" d'érudition est sans doute destiné à stimuler Marthe dans son étude... ou à la remettre à sa place...
6) - "Bernard Shaw" : célèbre écrivain irlandais (1856-1950).
7) - "La profession de Mme Warren" : drame de Bernard Shaw dont les deux protagonistes principaux sont Miss Kitty Warren, une femme d'affaires ancienne prostituée, et sa fille Vivie Warren. La Miss Hartwig désignée par Paul n'est pas un personnage de Shaw.
8) - "Arthur Tennyson" : il s'agit vraisemblablement du baron Alfred Tennyson (1809-1892), grand poète britannique qui écrivit beaucoup en hommage à son ami et beau-frère disparu Arthur Hallam.
9) - "Wells" : probable allusion au très célèbre auteur anglais de science-fiction Herbert George Wells (1866-1946).
10) - "Le monument Shakespeare à Weimar" : il s'agit d'une statue représentant William Shakespeare, sculptée par l'Allemand Otto Lessing (1846-1912) et installée en 1904 à Weimar (l'une des capitales culturelles de l'Allemagne, en Thuringe, riche des souvenirs de Bach, Goethe, Schiller, Liszt, Wagner, Nietzsche... ).
11) - "Mr. Antoine" : André Antoine (1858-1943), comédien et metteur en scène, fondateur à Paris en 1887 du "Théâtre-Libre", initiateur du théâtre moderne de style réaliste en France, directeur du Théâtre de l'Odéon de 1906 à 1914.
12) - "il y a environ 5 ans" : Le "Jules César" de Shakespeare fut joué au Théâtre de l'Odéon sous la direction d'André Antoine à partir de décembre 1906 (il y a alors un peu plus de 10 ans). Paul fait sans doute allusion à "Coriolan" (de W. Shakespeare) inscrit par Antoine au répertoire de l'Odéon à partir d'avril 1910 (il y a alors près de 7 ans).
13) - " Romeo et Hamlet" : "Roméo et Juliette", et "Hamlet", deux pièces de W. Shakespeare.
14) - "comme opéras" : "Roméo et Juliette" fut mis en musique par Charles Gounod ; "Hamlet" par Ambroise Thomas. Les deux livrets étaient signés par Michel Carré et Jules Barbier. Petite démonstration, rare, de chauvinisme germanique de la part de Paul, qui vante la culture anglo-saxonne de ses compatriotes.
15) - "24th" : la 24e Compagnie, à laquelle Paul appartient.
16) - "Touahar" : site fortifié protégeant le col du même nom à l'ouest de Taza.
17) - "Pavé des Chartrons" : ancien cours (boulevard) du quartier des Chartrons, où les grands commerçants et courtiers du port de Bordeaux avaient leurs bureaux, chais et magasins. Ce cours est devenu l'actuel "Cours Xavier Arnozan" et le quartier a gardé son nom des "Chartrons" dérivé de celui des Chartreux qui avaient autrefois là un couvent.
18) - "1906/7/8" : premières années de vie adulte de Paul, pendant lesquelles il quitta sa famille, entra sur le marché du travail en Alsace, fonda son ménage avec Marthe et s'installa en France.
19) - "l'Ancre" : nom d'une rivière du bassin de la Somme qui fut deux fois site de batailles majeures menées par les troupes anglo-françaises respectivement conduites par les généraux Douglas Haig et Joseph Joffre. La première, dite "Bataille de la crête de l'Ancre" ou "bataille des hauteurs de l'Ancre" se déroula du 1er octobre au 11 novembre 1916 et vit les forces allemandes enfoncer le front de la Somme en formant le "saillant de Bapaume". La seconde bataille de l'Ancre se déroula du 10 janvier au 5 avril 1917, au sud d'Arras, et eut pour effet de faire reculer les forces allemandes vers l'est d'une quarantaine de km. jusqu'à leur ligne de front à la fin 1914, dite "Ligne Hindenburg" par les Français et "Ligne Siegfried" par les Allemands et les Anglais. Au moment où Paul écrivit cette lettre, l'armée allemande avait déjà reculé de plus d'une vingtaine de km. et abandonnait le saillant de Bapaume, en bon ordre, pas à pas, en pratiquant méthodiquement une politique de terre brûlée, pour donner le temps à ses arrières de consolider la Ligne Hindenburg sur laquelle elle se fixa solidement au début d'avril 1917. Au cours de ce mouvement d'ampleur, les troupes françaises, se dirigeant vers l'Aisne et la Marne, laissèrent finalement tout le front du nord-ouest aux forces britanniques depuis la Flandre belge jusqu'à l'Oise.
20) - "Compagnie montée" : à la Légion il ne s'agit pas d'une troupe de cavalerie mais d'une compagnie dotée d'un mulet pour deux hommes, l'animal étant destiné à porter les paquetages, armes et munitions, blessés, vivres...
21) - "l'Écho d'Oran" : grand quotidien français d'Algérie, favorable à la colonisation.
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