La fontaine Nejjarine et le fondouk – Fès – Maroc 1915 – Photo © Joseph Miquel |
Madame P. Gusdorf 22 rue du Chalet 22 Caudéran
Meknès, le 13 Janvier 1918
Ma Chérie,
Voilà enfin le courrier de Bordeaux arrivé ! c.à.d. celui qui part le 30, mais le triage s’effectue si lentement que jusqu’ici je n’ai reçu que ta lettre datée du 29 - espacée donc de 10 jours de la précédente datée du 19 Décembre. Nul doute qu’il y a au moins deux lettres intercalées que j’aurai probablement demain.
Je suis, comme tu le penses, littéralement consterné des nouvelles que tu me donnes sur la santé de notre petit Georges, d’autant plus que je ne m’y attendais pas le moins du monde. La seule chose qui me console c’est que je sais d’expérience que tu t’affoles facilement à des occasions pareilles. J’attends avec impatience tes nouvelles ultérieures ; n’ayant pas reçu de télégramme, je conclus que Geo (1) va déjà mieux, mais c’est quand même un drôle de sentiment d’être comme cela, surtout à la veille d’un départ pour au moins un mois sinon davantage. Les 2 autres sont donc aussi malades ? Mais qu’est-ce qu’ils ont donc tous les trois, qui semblaient être si pleins de santé lorsque j’étais là ? Je ne me rappelle point d’avoir été malade pendant mon enfance, exception faite d’une forte grippe (Influenza) et les nôtres qui sont certainement bien mieux soignés que nous sont à chaque instant au lit.
L’incident avec Melle Campana (2) est en somme assez compréhensible, car ne pouvant trouver elle-même une voiture, et considérant qu’avec le tram elle perdrait au moins 3 heures sinon davantage, elle t’a demandé d’envoyer une voiture. Ou bien as-tu compté chez elle sur des sentiments d’amitié personnelle ? Pour moi, elle est femme d’affaire et peut être assez adroite pour te faire croire qu’elle te porte un intérêt particulier. Et naturellement tu n’as pas voulu retourner chez le Dr Réjou (3)? ou chez Ber (4)?
Les journaux d’hier étaient pleins du nouveau message du Président Wilson (5) qui contient - pour la première fois - les conditions à peu près précises de la paix, telles que les Alliés les conçoivent. Naturellement, il y a là 2 points qui empêcheront ou retarderont peut-être le commencement des pourparlers : La question de l’Alsace-Lorraine (6) tout d’abord, et celle des provinces irrédentistes (7) et de la Pologne (8) ensuite. Mais enfin j’estime qu’il y a là un pas assez sérieux fait et qui est le tout premier dans la voie de la Paix. Peut-être bien que l’interruption apparente des pourparlers de Brest-Litovsk (9) est en relation avec ce message, car au fait les Alliés ont tout intérêt à agir en commun avec la Russie, et l’Allemagne de son côté doit aspirer aussi bien plus à une paix générale qu’à une paix séparée (10) sur le front oriental. Bon Dieu, si seulement on aboutissait enfin à un commencement de pourparlers officiels !
La temps est très doux ici, mais il pleut assez souvent. J’ai pu me promener entretemps en plein jour à Meknès, qui est une grande ville arabe des plus intéressantes. La grande fontaine, dont je compte t’envoyer ces jours-ci une vue, est une pure merveille. Ces mosaïques et surtout la bordure sculptée à jour sont d’une beauté incomparable. Les portes de la Place Heddin (11) sont également très artistiques. Mais dans l’intérieur de la Ville même, dans les ruelles étroites mais assez propres, on rencontre à chaque instant des portes, des auvents, des fenêtres et des colonnes sculptées en bois qui témoignent d’un goût très artistique des habitants. Les entrées des mosquées, très nombreuses à Meknès, sont particulièrement jolies, sculptées soit en marbre, soit en pierre comme du filigrane. J’ai regardé pendant eu moins 1/2 heure un vieillard sculpter une telle porte dont il avait tracé le dessin auparavant au crayon ; il faut une patience phénoménale pour un pareil travail. Les corps de métier sont, comme à Fez, répartis par rues et le travail se fait dans les boutiques grandes ouvertes. Je me suis promené aussi longtemps dans le quartier juif (12), très étendu et j’ai même visité l’intérieur de quelques maisons, extrêmement propre et tout en mosaïque. Les femmes sont pour la plupart très jolies - tant qu’elles sont jeunes - et, à l’encontre des femmes arabes, sans voile. J’ai même vu des écoles arabes et juives - dans ces dernières on enseignait aussi le français, que les juifs apprennent beaucoup plus facilement que les Arabes (13). Il est étonnant que la race juive ici se conserve aussi pure : il n’y a jamais de mariage entre juifs et Arabes et le type est ce qu’on représente dans la Bible, mais vraiment comme si ces images-là avaient été prises sur le vif ici.
J’attends avec impatience la distribution supplémentaire du courrier qui a l’air de ne pas venir, car il est près de 8 h. Ne te fais pas trop de mauvais sang Chérie et surtout tiens-moi bien au courant.
1000 baisers pour toi et les enfants.
Paul
Je suis content que tu aies pu louer et à meilleur compte qu’à la famille L. (14)
Notes (François Beautier)
1) - « Geo » : diminutif désignant Georges, le fils des Gusdorf.
2) - « Melle Campana » : infirmière, ou médecin, ou sage femme de Marthe.
3) - « Dr. Réjou » : le médecin de la famille. Paul l’a évoqué à plusieurs reprises depuis mars 1915.
4) - « Ber » : médecin ou infirmier évoqué ici pour la première fois.
5) - « Président Wilson » : allusion au discours du 8 janvier 1918 devant le Congrès américain présentant en 14 points les conditions d'une paix durable en Europe, lesquelles devront être acceptées par tous les belligérants. Ce discours dit « Programme de la paix du monde » par son auteur, visait une paix sans victoire en contradiction avec les politiques jusqu’au-boutistes de la France, du Royaume-Uni, de la Belgique et de l’Italie notamment quant au sort à réserver à l’Allemagne et à l’Autriche-Hongrie. Il servira pourtant de fondement à la Conférence de la Paix qui se réunira à Paris à partir du 18 janvier 1919 et dont le premier ensemble de réunions aboutira à la rédaction du Traité de Versailles et à sa signature, le 28 juin 1919.
6) - « Alsace-Lorraine » : la France exige de reprendre possession de ces territoires annexés par l’Allemagne après sa victoire sur la France en 1870, mais sans passer par l’organisation - souhaitée par le président Wilson - d’une consultation des habitants, qu’elle considère français.
7) - « irrédentistes » : l’Italie tient pour italiennes des provinces appartenant à l’empire austro-hongrois, notamment le Trentin et l’Istrie, et entend les intégrer sans plébiscite préalable à son territoire national.
8) - « la Pologne » : la première revendication des Polonais vise à reconstituer un État polonais indépendant rassemblant des territoires alors dominés par les empires allemand et austro-hongrois (les terres polonaises russes étant présentement occupées par l’Allemagne).
9) - « Brest-Litovsk » : aujourd’hui biélorusse, la ville devint russe à la faveur du 3e partage de la Pologne à la fin du 18e siècle. Les Russes y construisirent une puissante citadelle dont les forces allemandes s’emparèrent en 1915. Elles y établirent leur quartier général face à la Russie puis y organisèrent les pourparlers de paix à partir du 5 décembre 1917. Cependant les exigences allemandes étaient si offensantes pour les Russes que ceux-ci rompirent les négociations le 28 décembre 1917. L’Allemagne accentua alors sa pression en négociant séparément la paix avec l’Ukraine et la Finlande (territoires alors russes) et en reprenant l’offensive en Russie occidentale, ce qui conduisit Trotsky, pressé de mettre l’Armée rouge au service de la révolution bolchévique menacée par les contre-révolutionnaires, à renouer le dialogue et à signer, le 3 mars 1918, le traité de paix germano-russe dit de « Brest-Litovsk ».
10) - « paix séparée » : Paul, comme beaucoup de soldats de tous les pays, souhaite la paix sur tous les fronts le plus tôt possible. A ses yeux, la tactique des empires centraux visant à imposer des paix séparées sur les fronts orientaux leur permet d'en déplacer des troupes pour combattre les Alliés sur les fronts occidentaux, ce qui retarde l’établissement d’une paix générale.
11) - « Place Heddin » : la fontaine en question occupe une partie de l’enceinte, à côté d’une porte monumentale, de cette place El Hedin (ou El Kedime), à l’époque aussi dite par les Français « place de l’hôpital Louis ».
12) - « Fez » : Fès.
13) - « quartier juif » : ghetto, traditionnellement dénommé « mellâh » au Maroc.
14) - « les Arabes » : cette majuscule en appellerait une au mot « juif » puisqu’il s’agit de désigner deux peuples. Ou alors, l’absence de majuscule à « les juifs » (communauté religieuse, donc sans majuscule) devrait conduire à substituer « les musulmans » à « les Arabes ». Paul n’ignorait vraisemblablement pas qu’il existe - notamment au Maroc à cette époque - des Arabes juifs (et/ou Juifs arabes) et que le mot « Arabe » désigne souvent, par amalgame, d’autres peuples des pays arabes, dont les Berbères… On comprend surtout que, pour lui, être juif n’est qu’affaire de religion et qu'il ne se sent ou revendique ni juif (religion) ni Juif (peuple ou « race » comme on disait à l’époque). En somme, il n'est juif ou Juif que dans le regard de l’Autre.
15) - « famille L. » : famille Lemaître, précédemment sous-locataire de Marthe.
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