mercredi 8 août 2018

Lettre du 09.08.1918



Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran


(Le début de cette lettre est perdu.)


Dès que tu seras en mesure d’écrire, tu me donneras des détails sur la journée du 12 Juillet (1). Es-tu devenue plus forte, en comparaison avec l’année dernière ? La couleur de ton manteau ne me plaît pas trop : je crois que cette teinte te va moins bien que le bleu par exemple.
Le Journal de Genève du 28 Juin relate la séance du Reichstag avec les discours de Kuhlmann, de Stresemann et de Naumann (2) relatifs aux observations du Comte Westerp (3). Il en résulte en effet que telle qu’elle est, la situation semble toujours inextricable. Kuhlmann stigmatise l’attitude de la presse de l’Entente (4) qui, dès qu’il y a une ouverture de paix ou une proposition de pourparlers de la part de l’Allemagne, crie de suite “Piège grossier” “Offensive de Paix” “Hypocrisie” etc., et ajoute que tant que ces suspicions durent, on ne pourra même pas penser à causer avec quelque chance de succès. Il espère néanmoins que... que ... etc. L’assassinat de Nicolas II (5) ne nous approche certainement pas davantage de la Paix, bien qu’il ôte peut-être à pas mal de gens l’espoir de voir en Russie la restauration de la monarchie. Enfin, l’offensive allemande est de nouveau déclenchée sur le front français depuis hier matin (6); les attaques se suivent donc depuis le mois de Mars (7) avec une intensité qu’on n’a jamais vue encore, ce qui n’empêche bien entendu pas les pessimistes de déclarer que c’est précisément là un signe que la fin de la guerre n’a jamais été plus éloignée que cette année !
Les quelques légionnaires libérés avec lesquels je suis resté un peu en correspondance déclarent se trouver très bien. Ils gagnent de 9 à 10 Frs. par jour en Bourgogne et paient 4 Frs. 50 de pension. Ils sont libres et ne se présentent que de temps à autre à la gendarmerie. D’autres, des permissionnaires, racontent qu’ils ont travaillé pendant leur permission en France, gagnant jusqu’à 12 Frs. (8) par jour. 
Que Mme Penhoat (9) et sa petite se plaignent du climat de Rouen est regrettable. Mais je crois plutôt que c’est l’air de Paris qui manque à Madame qui, à mon idée, s’acclimatera difficilement dans une ville de province. Car enfin, tu ne vas pas croire qu’en plein été il fait si froid que cela à Rouen, qui est à peu près à la même distance de la mer que Bordeaux ! Je suis persuadé qu’elle va bientôt rentrer à Paris pour goûter de nouveau le charme de voir tous les 8 ou 15 jours son permissionnaire (10) au lieu de laisser se rabattre de nouveau sur leur vie conjugale la poussière grise du “Alltag” (11). D’après ce que m’écrit Penhoat, il a presque 1 heure de chemin de chez lui jusqu’à son bureau et, bien entendu, ne peut pas rentrer chez lui à déjeuner. Si donc les bombes sont aussi fréquentes et dangereuses à Rouen qu’à Paris (12), tout prétexte pour la villégiature manque : avec tous les Anglais (13) qu’il y a à Rouen, les vivres y sont au moins aussi chères qu’à Paris. A propos de vivres, nous payons maintenant les patates à la Commissions des Ordinaires (14) à raison de 45 cs le kilo (15), mais il y en a pas mal de pourries, ce qui les rend naturellement bien plus chères. Les pâtes commencent à réapparaître, mais en févettes (16) et M’Hamsa (17) (genre de Graupen) (18) il semble y avoir réellement abondance. Le pain ici est paraît-il meilleur que celui en France. Son prix est de 60 centimes le kilo (19); le vin de l’Administration coûte 90 cs le litre, mais à la cantine il vaut 3 Frs (20).
Je suis content d’avoir eu promptement la confirmation écrite que tu vas bien et espère que “ton fardeau déposé” (21) tu reviens à une meilleure humeur !
Bons baisers pour toi et les enfants, le bonjour pour Hélène.


Paul


Notes (François Beautier)
1) - « journée du 12 juillet » : date de la naissance du quatrième enfant de Paul.
2) - « Naumann » :  Friedrich Naumann (1860-1919), pasteur protestant social-libéral (antimarxiste) élu député au Reichstag à partir de 1907 dans les rangs du parti progressiste populaire (où il avait attiré son émule Gustav Stresemann) et cofondateur en 1919 du parti démocrate allemand. 
3) - « Comte Westerp » : en fait Comte Friedrich Viktor von Westarp (1864-1945), député nationaliste conservateur au Reichstag depuis 1908, irréductible va-t-en-guerre favorable aux thèses jusqu’au-boutistes du général en chef des armées impériales Erich Ludendorff (1865-1937). Lors de la séance au Reichstag du 24-25 juin 1918, Westarp s’en prit violemment à la proposition du secrétaire d’État (ministre) des Affaires étrangères Richard von Külhmann (1873-1948) de renoncer à l’idée de victoire finale et de mener au grand jour une vaste opération diplomatique permettant de négocier une paix durable avec les Alliés par l’intermédiaire des Britanniques déjà secrètement contactés avec l’aval de l’empereur Guillaume II. C’est cette séance au Reichstag, où les députés sociaux-libéraux Gustav Stresemann (1878-1929) et Friedrich Naumann appuyèrent Külhmann, révélatrice des doutes allemands en juin 1918, que rapporte le Journal de Genève dans son édition du 28 juin, jour du 4e anniversaire de l’attentat de Sarajevo considéré comme déclencheur de la Grande Guerre. Malgré ses appuis au Parlement et le soutien de l’empereur, le ministre Külhmann fut démis par ce dernier, le 9 juillet 1918, à la demande de Ludendorff, chef du haut état-major des armées. 
4) - « l’Entente » : la Triple-Entente, le camp des Alliés (le qualificatif « triple » n’ayant plus de sens puisque leur nombre a beaucoup évolué depuis l’avant-guerre, on dit plutôt « l’Entente »).
5) - « Nicolas II » : l’empereur russe fut assassiné le 17 juillet 1918 et l’annonce en fut faite par la presse à partir du 19 dans les pays occidentaux. On peut donc situer comme postérieur au 19 juillet 1918 ce courrier dont la date a été perdue. 
6) - « hier matin » : Paul fait allusion à une nouvelle offensive ou à une reprise d’offensive sur le front français. Il peut s’agir de l’apogée des combats de la Seconde Bataille de la Marne ou « Bataille de Reims » (du 15 au 27 juillet 1918), donc la date d’écriture de la lettre de Paul serait comprise entre l'annonce le 19 juillet de l’assassinat de Nicolas II, et lendemain de la fin de l’offensive allemande sur la Marne, c'est-à-dire le 28 juillet. Mais il peut aussi s’agir du « Jour de deuil de l’armée allemande », l’offensive allemande immédiatement anéantie le 8 août 1918 en Picardie (des prisonniers allemands en avaient révélé la date et les lieux, entre Amiens et Saint-Quentin). Dans ce cas, cette lettre daterait du 9 août. 
7) - « mars » : allusion au début de l’« Offensive de printemps » ou « Bataille du kaiser » ou « Offensive Ludendorff », constituée de plusieurs opérations coordonnées entre la Somme et la Manche, à compter du 21 mars 1918. 
8) - « 12 Frs » : le salaire journalier moyen d’un manœuvre français était alors de 5 F. Il se peut que les anciens collègues légionnaires de Paul (à sa différence engagés avant-guerre et pour une durée déterminée) aient voulu faire des jaloux parmi leurs amis en exagérant les salaires qu’ils percevaient dans le civil. Cependant, le manque d'hommes disponibles, en bonne forme physique et mentale, habitués à obéir sans discuter et capables d’encadrer des travailleurs peu qualifiés, pouvait expliquer que des employeurs aient offert jusqu’à 12 F par jour pour recruter ces Légionnaires en fin de contrat. 
9) - « Mme Penhoat » : épouse du troisième associé de la Société L. Leconte. Cette femme habituée à vivre à Paris est déplacée à Rouen où son époux installe une nouvelle entreprise par l’intermédiaire d’un nouvel associé. 
10) - « son permissionnaire » : il s’agit vraisemblablement de son époux, Jean Penhoat, sans doute versé dans la réserve territoriale quelque part à 1 heure de son bureau de Rouen (Paul le rapporte quelques lignes plus loin), donc ailleurs qu’à Paris, où son épouse souhaiterait revenir habiter et le rencontrer de nouveau à chacune de ses permissions.
11) - « alltag » : en allemand, désigne « la quotidienneté », « la vie de tous les jours ». 
12) - « à Rouen qu’à Paris » : en réalité Paris fut plus souvent et plus efficacement bombardé que Rouen en 1918, notamment du fait des tirs sur la capitale des 7 canons allemands à longue portée installés pendant l’hiver 1917-1918 dans la forêt de Saint-Gobain (Aisne), à 111 km à vol d’oiseau. Pendant le seul premier semestre 1918 (donc avant cette lettre) la capitale subit 4 bombardements par avion et 29 par canon à longue portée, contre 5 par avion et aucun par canon sur Rouen. Au cours du second semestre 1918 Paris fut bombardé 7 fois par avion et 7 fois par les canons à longue portée, et Rouen 5 fois par avion. 
13) - « les Anglais » : à cette époque il y a dans l’agglomération rouennaise des soldats de toutes les nationalités de l’empire britannique, ainsi que des Américains et des Français (dont des ressortissants des diverses colonies françaises).
14) - « Commission des ordinaires » : service des Armées chargé d’acheter les vivres consommés par les soldats. Ceux-ci peuvent acheter les surplus pour compléter leur alimentation. 
15) - « 45 cs » : c’est 30 centimes moins cher que la qualité supérieure en métropole au prix fixé en juillet 1918 par le Ministère du ravitaillement général (comme pour tous les produits de nécessité, les prix supérieurs sont taxés par les préfets). Ce prix doublé depuis le début de la guerre donne une mesure de la pénurie et de l’inflation qui en résultait (en juillet 1917 il était fixé en métropole à 40 c le kilo en qualité supérieure).
16) - « fèvettes » : petites fèves tendres car récoltées avant maturité. Par analogie de forme et de taille, ce nom est aussi donné aux pâtes alimentaires présentées en petites billes. 
17) - « M’Hamsa » : ou « mhamsa », soupe traditionnelle maghrébine composée principalement de pâtes de farine (et non de semoule, à la différence du couscous) façonnées en forme de petits plombs.
18) - « Graupen » : ce mot désigne en Allemagne le gruau, c’est-à-dire une soupe épaisse obtenue directement par trempage puis écrasement et cuisson de grains d’orge (le plus souvent, mais aussi de blé ou de riz).
19) - « 60 cs le kilo » : le prix du pain, en métropole, est fixé à la même époque entre 44 et 50 c le kilo selon sa présentation (la baguette coûtant relativement plus cher que la miche), mais la qualité a considérablement baissé puisque la farine qui le compose peut contenir jusqu’à 15% de maïs et/ou d’orge. Par ailleurs, le pain fut très tôt rationné dans les campagnes, puis dans les villes à partir de 1917, et enfin à Paris à partir d’avril 1918.
20) - « 3 Frs » : c’est 3 fois le prix courant pratiqué en métropole où l’on relève néanmoins une augmentation de 10% au cours du seul premier semestre 1918. Au total, le taux d’inflation - c’est-à-dire la perte de pouvoir d’achat - qui avait atteint 20% en 1917 est monté à 29 % en 1918 (contre 11% en 1916 et 20% en 1915). 
21) - « « ton fardeau déposé » » : les guillemets indiquent que Paul fait vraisemblablement comme s’il citait son épouse, qui a peut-être vécu l’accouchement de son bébé comme une réelle « délivrance » (selon l’expression de l’époque). Cependant, il peut s’agir d’une allusion à la culture chrétienne de Marthe, où la notion de fardeau renvoie à celle de péché…


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