vendredi 31 août 2018

Lettre du 01.09.1918



Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Assaka (1), le 1° Septembre 1918

Ma Chérie,

Tu excuseras mon silence depuis le 28 Août : Nous avons fait depuis ce jour deux sales étapes pour arriver sur les bords de la haute Moulouya au pied du Grand Atlas où le Génie construit un pont pour établir ainsi la communication avec le Sud Marocain (Territoire de Bou Denib, qui de son côté communique avec le Sud Algérien). Nous sommes dans un bivouac qui, pendant l’été, est presque toujours occupé par quelques Compagnies, mais qui n’est en somme qu’un carré bordé d’un mur en pierres, qui constitue l’abri contre les balles. La plaine de la Moulouya dans laquelle nous sommes descendus le 30, à Tamayust (2), en venant du Moyen-Atlas, s’étend sur une largeur d’au moins 50 km jusqu’au Grand Atlas. Ce dernier, bien visible, on dirait presque à la portée du fusil, se présente comme une chaîne énorme d’une hauteur de 3500 à 4000 m ; mais les pics les plus hauts, allant jusqu’à 4500 m (3), se trouvent plus au Sud. La Moulouya, pas plus large que l’Oker (4) à Brunswick, coule dans un vaste couloir bordé de rochers énormes et a beaucoup de courant. Mais le pays n’est presque pas cultivé, et, à part des roseaux et lauriers-roses à proximité de l’eau, il ne s’y trouve guère que de l’alfa, une plante qui se trouve beaucoup au Maroc et surtout dans le Sud Algérien. C’est comme du “Schilf” (5) mais beaucoup plus fin, on dirait des cheveux de femme ; cela sert à la fabrication du papier fin, mais l’alfa de l’Algérie est surtout exporté en Angleterre d’où vient ensuite le papier à cigarettes “Alfa” indiquant clairement que la plante, transportée de l’Algérie en Angleterre, a donné ce papier extra-fin. Ici les chevaux, mulets, boeufs et moutons n’ont pour ainsi dire que l’alfa comme fourrage vert, nous autres nous couchons dessus, l’alfa encore entretient le feu de la cuisine et du four où nous fabriquons nous-même notre pain. Bien sûr, il vient journellement quelques douzaines de camions automobiles ici, porter les vivres, les matériaux de construction pour le pont, etc. Ces camions traversent, à 25 km d’ici, de vastes forêts, mais ce serait trop simple de mettre sur chaque camion 2 bûches de bois !
Nous sommes venus ici pour faire la route ou pour la mettre en état, aider à la construction du pont et à l’installation d’une ligne télégraphique jusqu’à Itzer (6) qui est sur notre droite (7). Sans qu’on sache quelque chose de précis, je présume que nous resterons ici jusqu’au 15 Octobre au moins et que nous ne serons pas de retour à Aïn Leuh avant le 20/25 Octobre de sorte que je ne pourrai partir en permission qu’en Novembre. Ma lettre du 28/9 (8) contenait un modèle de lettre au Général Commandant la subdivision de Meknès (9) que tu as sans doute écrite aussitôt. Cela donnera peut-être un peu le réveil à notre Commandant (10) qui lui est resté à El Hammam. 
Penhoat vient de m’écrire disant qu’il fait des pieds et des mains pour obtenir un sursis d’appel. “Les affaires nous dépassent” dit-il, et ça rapporte bien mieux que la surveillance (11). Leur Société s’appelle “Comptoir Général Maritime” et semble donc bien marcher, sans cependant que Penhoat me donne de plus amples détails. Leconte semble en avoir vent, car P. (12) écrit qu’il a fait des réserves (13). Il m’adresse en outre 2 circulaires de Leconte, l’une annonçant la dissolution de l’ancienne maison et la deuxième la fondation de la Maison L. L. et Cie, Société en commandite par actions au capital de 500 000 Frs. (combien souscrits ?) avec Lucien Leconte comme Directeur Général de Séance, siège social 8 rue de Launay (14) à Nantes. Toutes les vieilles phrases creuses s’y trouvent et un en-tête : Consignation, Transit, Commission, Affaires Maritimes, Surveillance, Échantillonnage, Analyse dans tous les ports d’Europe ... Enfin, pourvu qu’il soit capable de me rembourser ma créance (15), c’est tout ce que je lui demande !
Comment vas-tu Chérie ? Es-tu enfin complètement rétablie ? Ou bien Melle Campana (16) vient-elle encore te voir ? Alice est-elle hors du lit, et comment va la toute petite (17)?
Les communiqués de la Guerre qui arrivent ici avec un fort retard continuent à annoncer le progrès des Alliés : tout le terrain perdu lors des 3 dernières offensives allemandes est à peu près repris (18). Dans une interview accordée au Sénateur américain Lewis, Membre de la Commission de l’Armée, Clémenceau prétend que la victoire définitive des Alliés sera décidée en 1918 même et que la guerre est terminée avant un an (19). Bien qu’il ne faille pas voir l’évangile dans les mots d’un journaliste (20), fût-il momentanément Président du Conseil et Ministre de la Guerre, il faut quand même qu’il y ait quelque espoir sérieux pour autoriser un pareil langage. Peut-être que l’arrivée en masse des Américains - on parle de 300 000 (21) par mois - a changé ou change quand même radicalement le tableau des forces en présence, bien que les Anglais semblent toujours tenir la moitié ou tout au moins un tiers (22) de leur armée en Angleterre, de crainte d’une invasion ...
Les évènements en Russie (23), politiques et militaires, sont transmis d’une façon trop imprécise pour pouvoir s’en former une idée. Dans tous les cas, la situation doit être loin d’être rose (24) pour l’Allemagne et il serait seulement à souhaiter qu’un mouvement populaire balaie le gouvernement et la caste gouvernante : ce serait le seul moyen d’arriver à une conciliation internationale à peu près satisfaisante. 
J’attends avec impatience tes bonnes nouvelles et t’embrasse, ainsi que les enfants, bien tendrement.

Paul



Notes (François Beautier)
1) - « Assaka » : d’après ce qu’en dit Paul, il s’agit vraisemblablement - parmi beaucoup d’autres sites dénommés Assaka dans cette région - de Assaka n’Tebahir, à mi-chemin entre Tamayoust et Midelt (dans la haute plaine de la haute Moulouya), à une quinzaine de km exactement au sud de Tamayoust. La Légion construit alors, dans ce secteur du territoire tribal des Beni M’guild, un pont sur l’oued Moulouya afin de mieux relier au profit du Protectorat (et non des rebelles) les places fortes de Meknès et Boudnib, c’est-à-dire les deux Maroc que le Résident général Hubert Lyautey veut réunir sous son seul contrôle. 
2) - « Tamayust » : Tamayoust. 
3) - « 4500 m » : le point culminant du Maroc, le djebel Toubkal, atteint 4167 m et se situe à 350 km à vol d’oiseau à l’ouest-sud-ouest de Tamayoust. Paul a vraisemblablement aperçu le djebel Ayachi, culminant à 3737 m à 60 km au sud de Tamayoust. 
4) - « l’Oker » : la comparaison entre cette rivière contournant le cœur historique de Brunswick dans deux lits canalisés, et l’oued Moulouya, est inattendue, tant le second est ici montagnard, sauvage, torrentiel, imprévisible par l’ampleur de ses crues et surtout totalement naturel puisque même les ponts y sont alors très rares. Le seul point qui pourrait justifier cette comparaison est qu’en août le débit et la largeur du fleuve Moulouya sont considérablement réduits par l’étiage et peuvent alors évoquer une modeste rivière canalisée en Europe. 
5) - « schilf » : mot allemand désignant le roseau, le papyrus. 
6) - « Itzer » : poste en montagne et en forêt, à une quinzaine de km à vol d’oiseau à l’ouest d’Assaka n’Tebahir, de l’autre côté de la route (alors stratégique) de Meknès à Boudnib.
7) - « droite » : en fait l’ouest car Paul regarde vers le sud, en direction de Midelt.
8) - « lettre du 28/9 » : il s’agit sans doute d’une lettre du 28 août 1918, qui n’aurait pas été conservée. 
9) - « commandant la subdivision de Meknès » : précisément le général André Aubert. Paul a dit dans sa lettre du 4 décembre 1917 qu’il l’avait approché alors qu’il commandait le groupe mobile de Taza avec le grade de colonel.
10) - « notre commandant » : il s’agit vraisemblablement du Commandant Desjours, alors chef du bataillon mixte de la subdivision de Meknès, qui s’est illustré lors des combats de la mi-mai 1918 dans le secteur de Lias et qui a fortifié dès cette époque le poste d’El Hammam (Paul y a participé, voir ses courriers des 15 et 19 mai 1918), où il s’est provisoirement établi depuis lors (son siège permanent est à Aïn Leuh).
11) - « la surveillance » : Penhoat, qui semble avoir été démobilisé de l’armée active et versé dans la réserve territoriale (où il ne gagnera qu’une très modeste solde de soldat auxiliaire), a vraisemblablement demandé un improbable (mais raisonnable) sursis d’incorporation en arguant de son implication dans la création et le développement du « Comptoir général maritime », entreprise de courtage de combustibles, à la tête de laquelle il sera de toute évidence socialement plus utile que dans une fonction de garde territorial.
12) - « P. » : Penhoat.
13) - « des réserves » : l’une des conditions imposées par Leconte à la liquidation de la société qu’il possédait avec Penhoat et Paul était l’interdiction faite à ces deux derniers de créer des entreprises concurrentes de la sienne.
14) - « rue de Launay » : en fait boulevard de Launay.
15) - « ma créance » : solde du capital apporté par Paul à la précédente société Leconte.
16) - « Mlle Campana » : médecin ou infirmière de Marthe.
17) - « la toute petite » : Charlotte, née le 12 juillet précédent.
18) - « à peu près repris » : effectivement, les avancées allemandes obtenues grâce aux offensives du printemps et de la première moitié de l’été (offensives Michael, Georgette puis Blücker-Yorck), sont progressivement récupérées à partir du début de la contre-offensive alliée victorieuse du 18 juillet sur la Marne et surtout du 8 août en Picardie ("Jour de deuil" de l’armée allemande, qui perd en cette seule journée 27 000 tués et blessés et 16 000 prisonniers). Ce recul se confirme avec l’abandon par les Allemands de la poche de Montdidier dans la nuit du 9 au 10 août. C’est à ces retraites locales que Paul fait allusion avec un certain retard, alors que 2 jours après ce courrier commence le lent repli en bon ordre de toutes les troupes allemandes sur la Ligne Siegfried (il s’achèvera à la fin-septembre), c’est-à-dire l’évacuation de toutes les positions qu’elles avaient conquises en France depuis le début de la Grande Guerre.
19) - « avant un an » : allusion au numéro du New York Times du 21 août 1918 qui titrait « Clemenceau Predicts Victory Within a Year » (« Clemenceau prédit la Victoire avant moins d’un an ») un article largement repris par la presse française car rapportant l’interview du président du Conseil des ministres français et ministre de la Guerre par le sénateur démocrate américain James Hamilton Lewis (1863-1939). 
20) - « un journaliste » : George Clemenceau avait été l'un des principaux rédacteurs du célèbre journal républicain socialiste libéral L'Aurore (qui parut de 1897 à 1914). En 1913 il fonda le journal L'Homme libre (retitré L'Homme enchaîné après septembre 1914) dont il quitta la direction lorsqu'il fut nommé président du Conseil en novembre 1917. 
21) - « 300 000 » : ce fut effectivement le cas lors de l’apogée de mai 1918. En moyenne, entre la fin-juin 1917 et novembre 1918, le nombre d’arrivées mensuelles dépassait 100 000. Au total, les U.S.A. ont envoyé 1,8 million de soldats en France, c’est-à-dire 7 fois plus que l’armée américaine n'en comptait en 1914 et presque la moitié de son effectif total en 1918.
22) - « un tiers » : il s’agit sans doute des seuls effectifs anglais de l’armée britannique. 
23) - « en Russie » : il résulta de l’instauration du « communisme de guerre » en cours et de la guerre civile qu’elle entraînait, ainsi que des engagements de nombreux États belligérants (dont l’Allemagne, la France, les USA, le Japon, la Chine, le Canada…) dans le soutien direct aux armées « blanches » contre révolutionnaires russes, une forte diminution des informations venant de Russie, tant en quantité qu’en qualité. Par ailleurs, un « cordon sanitaire » antirévolutionnaire mis en place par les pays occidentaux pour éviter une contagion du léninisme isola de plus en plus la Russie. 

24) - « loin d’être rose » : le 8 août 1918 (échec absolu de l’offensive allemande supposée décisive en Picardie) marque le début de la perte totale de confiance du peuple allemand envers ses chefs. Une révolution politique apparaît à la très grande majorité des Allemands comme nécessaire et inéluctable (au contraire d’une révolution sociale, qu’ils souhaitent majoritairement éviter voire empêcher). 

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