Alice, Suzanne et Georges Gusdorf en 1918 |
Madame P. Gusdorf 22 rue du Chalet 22 Caudéran
Tamayoust (1), le 24-10-1918
Ma Chérie,
En arrivant ici d’Assaka, j’ai trouvé tes lettres des 30 Sept., 4 Octobre, 6 et 9 avec la carte photo des enfants qui m’a fait énormément de plaisir. C’est Georges qui a changé le plus, il n’a plus du tout son air de bébé comme l’année dernière lors de ma permission (2)! C’est un garçon qui, tout au moins sur la photo, semble déjà réfléchir. C’est peut-être l’effet de ce qu’il a maigri, et son séjour à la campagne changera peut-être encore l’expression de ses traits. Tel qu’il est, je le trouve ravissant ; il doit avoir aussi grandi pas mal. La pose de Suzanne est la moins réussie, ses cheveux notamment - dont on voit qu’ils sont devenus plus longs et plus forts - ont l’air d’être mouillés ! Alice est très gentille, c’est bien l’expression mi-énergique mi-riante de sa petite figure ... Un grand compliment t’est dû aussi à toi : les costumes des gosses sont tout à fait gentils et leur vont à ravir. Ce sont évidemment des costumes d’été ? Merci aussi pour les journaux jusqu’au 8 inclus ; le grand numéro de l’Humanité contient plusieurs articles fort intéressants. Celui de Michaud (3) (article de fond) sur l’organisation de la paix qui parlait surtout des futures relations économiques dans la Ligue des Nations (4), m’a tout particulièrement intéressé.
Pour ce qui concerne les nouvelles de la guerre, nous sommes ici complètement en quarantaine et ne recevons même pas le communiqué comme à Assaka. Nous savons cependant par quelques officiers de passage que les communications avec la Hollande sont rétablies par voie de terre ce qui signifierait donc que toute la bande de terre longeant la côte belge jusqu’à la hauteur de Gand est reprise ainsi que le district français Lille-Roubaix-Tourcoing (5). Si donc on n’a pu aboutir encore à un armistice, il faut croire néanmoins qu’il y a certaines conventions, car les Allemands, s’ils voulaient résister encore sérieusement, le feraient plutôt sur le territoire français et belge que sur le leur ou à leur frontière. Ils essaient évidemment encore d’obtenir quelques avantages et font des propositions laissant une marge aux négociations, mais devant l’attitude ferme de Wilson, ils accepteront sous peu, car ils ont besoin de la paix à tout prix, soit que la situation intérieure est grave, que la question alimentaire s’est encore aggravée, ou que l’armée est atteinte. Enfin, nous devons aller le 27 à Arbalou (6), le 29 à Timhavit (7) pour rentrer à Aïn Leuh après avoir fait encore 3 à 4 jours à Bikrit (8). Ce n’est que tôt car depuis le mois de Mai nous ne nous sommes plus déshabillés pour dormir ! Mais nous aurons alors au moins des nouvelles un peu plus fraîches.
Bons baisers pour toi et les enfants et à bientôt.
Paul
Notes (François Beautier)
1) - « Tamayoust » : voir les courriers des 24 août et 29 septembre 1918.
2) - « permission » : Paul rappelle que son retour de sa première permission annuelle de détente date d’un an, ce qui lui ouvre le droit immédiat à une seconde permission de détente qui remplacera de fait la permission exceptionnelle « de naissance » qui ne lui a pas été accordée (vraisemblablement au prétexte qu’il n’était pas à Aïn Leuh, le siège de sa Compagnie, au moment d’en faire la demande et d’en être gratifié, c’est-à-dire à la mi-juillet 1918, puisqu’il en était parti depuis un mois pour une mission à El Hammam et n’y reviendrait finalement que la veille ou le jour de l’armistice du 11 novembre 1918).
3) - « Michaud » : ce journaliste n’a pas laissé de trace aujourd’hui repérable.
4) - « Ligue des Nations » : en fait « Société des Nations », dite à tort « Ligue » en français par analogie avec sa dénomination originelle (League of Nations) dans le dernier des 14 points présentés au Congrès américain le 8 janvier 1918 par le Président Wilson pour servir à l’instauration d’une paix mondiale. Cette « Société des Nations » (constituée le 10 janvier 1920) n’était pas conçue, au contraire de ce que semble en penser ici Paul (sans doute par déformation professionnelle, ou alors pour partager l'impatience de Marthe), comme l’organisation rapide d’un simple marché économique entre ses membres mais comme une complexe assemblée politique fondée sur les notions de « Droits de l’Homme » et de « Droit des Peuples » (questions épineuses dans les territoires déjà « occupés » avant la Grande Guerre, par exemple l’Alsace-Lorraine revendiquée par la France, ou les Terres irrédentes revendiquées par l’Italie). Par ailleurs, l’Allemagne, encore agitée de troubles révolutionnaires (jusqu’en 1923) fut temporairement empêchée d’adhérer à la Société des Nations.
5) - « Tourcoing » : effectivement, depuis la libération de Lille le 17 octobre puis, en Belgique, de Dixmude, Bruges, Zeebrugge le 20, toutes ces régions sont de nouveau sous contrôle de leurs gouvernements respectifs.
6) - « Arbalou » : Arhbalou-Larbi (voir le courrier du 24 août 1918 et la note correspondante).
7) - « Timhavit » : Timahdite (voir le courrier du 24 août 1918 et la note correspondante).
8) - « Bikrit » : Bekrite (voir le courrier du 24 août 1918 et la note correspondante) .
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