mardi 16 octobre 2018

Lettre du 17.10.1918



Madame P. Gusdorf 22 rue du Chalet 22  Caudéran

Assaka (1), le 17 Octobre 1918

Ma Chérie,

Les nouvelles qui arrivent ici goutte par goutte font alternativement monter et baisser le baromètre des espoirs. Il y a 3 jours, un télégramme officiel annonçait que l’Allemagne avait accepté les 14 points de la proposition Wilson (2) et se déclarait prête à évacuer la France et la Belgique ! Joie générale, car cela semblait signifier la Paix, une paix prompte, très prompte même. Mais le lendemain désenchantement, surtout dans le camp des engagés pour la durée de la guerre : les communiquée de la guerre continuent. Le 16 on annonce l’entrée des Français à Laon (3), centre des positions avancées allemandes, sans combat et sans parler de prisonniers ni de butin. Cela pouvait signifier encore le commencement de l’évacuation pure et simple, mais le soir même le communiqué parlait de nouveaux combats et les journaux marocains arrivés maintenant jusqu’au 9 Octobre disent que la guerre continue (4). Ils sont il est vrai antérieurs à la dépêche précitée et laissent croire que l’Allemagne voulait bien prendre les conditions wilsoniennes comme base des pourparlers, sans cependant les accepter en bloc. Il y avait notamment la question de l’Alsace-Lorraine dont l’Allemagne voulait faire un Etat autonome (5) au lieu de les restituer à la France. Le bruit avait couru aussi que Guillaume II avait abdiqué en faveur de son petit-fils, mais cela n’a pas été confirmé non plus (6) de sorte que je dois supposer qu’il existe toujours des divergences entre les concessions de l’Allemagne et les prétentions des Alliés exprimées par Wilson (7). Je me dis seulement qu’une armée qui a flanché comme l’armée allemande depuis quelque temps sur tous les fronts et qui se rapproche de plus en plus des frontières allemandes est virtuellement battue. L’Allemagne essaie de marchander sur les 14+4 (8) points posés par Wilson, mais y consentira finalement par la force des choses. Et je compte toujours que la paix est plus proche qu’on ne le croit généralement. Les prochains 8 à 15 jours démontreront si je me trompe ou non ! Mais comme le temps paraît long maintenant.
Nous allons probablement quitter Assaka le 20 ou le 21, rester 5 à 6 jours à Tamayoust (9), faire ensuite le convoi de Bekrit (10) et rentrer vraisemblablement vers le 5/6 Novembre à Aïn Leuh. Si d’ici là la situation politique n’est pas changée, je compte descendre à Casablanca via Meknès pour aller en permission. Tu es sans doute encore plus que moi sur le qui-vive et à l’affût des nouvelles avec ton tempérament débordant. Je donnerais moi-même quelque chose pour être plus promptement renseigné, car les télégrammes parlant de la situation politique arrivent toujours avec un retard de 3 à 4 jours ici et on prend trop facilement ses désirs pour la réalité.
Je suis depuis hier exempt de travail, ayant mal aux reins par suite sans doute d’un refroidissement. Mais des ventouses (11) m’ont fait beaucoup de bien et je serai rétabli demain. Comment vas-tu, et les enfants ? Est-ce que Georges et Alice sont rentrés du Pont de la Maye (12)? Les denrées n’ont-elles pas un peu baissé par suite de la nouvelle perspective de paix ?
Le temps ici est encore beau mais plus frais et le vent se remet de nouveau de la partie. Comme Bekrit est situé à 2200 m (13), il y aura quelques nuits glacées en perspective.
As-tu enfin des nouvelles de Me Palvadeau ou Lanos ? Sans cela, vends comme je te l’ai dit. Mais je suis réellement étonné du silence de Nantes (14)! Quant à Leconte, je ne crois pas qu’il réussira et je suis persuadé qu’au grand maximum 1/5 de son capital a été versé. Cela a toujours été sa manie de vouloir bluffer le monde et il ne s’est jamais soucié de l’écart entre le capital annoncé et celui effectivement versé. N’as-tu plus eu des nouvelles des Malaret (15), au besoin par Baboureau ? Il faut absolument que nous rentrions en possession de la malle contenant les effets et vêtements qu’il avait chez lui !
Bons baisers pour toi et les enfants, le bonjour pour Hélène.

Paul


Notes (François Beautier)
1) - « Assaka » : Assaka n’Tebahir. 
2) - « Wilson » : effectivement, le général en chef des armées allemandes, Erich Ludendorff, désireux de profiter des dernières forces de ses armées (dont les troupes reculent alors en bon ordre et dont les sous-marins menacent toujours les Alliés), demanda au gouvernement allemand, le 29 septembre 1918, d’engager des négociations de paix sur la base des 14 points (conditions indispensables de paix) présentés au Congrès américain le 8 janvier 1918. Le 4 octobre l’empereur Guillaume II appela au poste de chancelier impérial et à la tâche de négocier la paix avec les Alliés le grand duc Max de Bade (Maximilian von Baden, 1867-1929), réputé modéré et pro-américain car il avait refusé la guerre sous-marine à outrance au début 1917. Celui-ci, formant un gouvernement de coalition démocrate et social-démocrate appuyé par la majorité du Parlement, fit sa demande d’ouverture de négociations au président Wilson le jour même. Wilson fit répondre le 8 octobre en présentant la liste des 14 points augmentée de 4 précisions puis, le 14 octobre, en insistant sur le fait qu’il ne pouvait négocier qu’avec un État démocratique.
3) - « Laon » : la libération de la ville, par retraite en bon ordre des Allemands, eut lieu le 13 octobre 1918. 
4) - « la guerre continue » : effectivement, les fronts du Cambrésis, de Champagne, de la Somme, de l’Argonne, des Flandres sont sous le feu d’offensives franco-britanniques qui font partout reculer l’armée allemande depuis le 6 octobre, avec des succès anglais et français le 8 octobre ; canadien et français le 9 ; britanniques les 10 et 11 ; français les 11 et 12 ; anglais le 12 ; français les 13 (libération de Laon), 14, 15 et 16 ; franco-britannique le 17 (libération de Lille, le jour même de ce courrier de Paul).
5) - « État autonome » : ce projet ne mobilisait que les plus francophobes des nationalistes allemands désireux d'empêcher le retour de l'Alsace-Lorraine à la France. Par contre, des modérés européens, dont des Allemands et des Français (par exemple le général d’origine lorraine Hubert Lyautey), soucieux d’éviter une nouvelle guerre entre la France et l’Allemagne, souhaitaient constituer entre ces deux pays, de part et d’autre du Rhin, un État-tampon à la fois alsacien et badois indépendant de ses voisins. En ce sens ils reprenaient l'idée d'origine médiévale de faire du Rhin l’épine dorsale d’un État rhénan pouvant constituer l’axe majeur d’une Europe rhénane puis d'une Europe élargie politiquement pacifiée et économiquement prospère.
6) - « confirmé non plus » : à la date de cette lettre il ne s’agit que d’hypothèses liées au fait que les Alliés considèrent l'empereur Guillaume II comme le premier obstacle à toute paix avec l’Allemagne. Comme son fils Guillaume de Hohenzollern (kronprinz) ne ferait que perpétuer le régime impérial, certains Allemands attachés à la monarchie mais soucieux de la réformer pensent que la transmission de la double couronne au petit-fils Guillaume de Prusse (qui a alors 12 ans) permettrait d’instituer une régence de type « monarchie constitutionnelle parlementaire » (selon le modèle britannique) que les Alliés reconnaîtraient démocratique. 
7) - « exprimées par Wilson » : allusion à la liste des 14 points établie au début 1918 par le président Wilson comme catalogue minimal des conditions de paix formulées par les Alliés. L’Allemagne ne demandait l'ouverture de négociations qu'au seul président Wilson qui, dans son rôle de médiateur, représentait tous les Alliés. 
8) - « 14 + 4 » : le 8 octobre 1918, Wilson présenta au gouvernement de Max de Bade la liste des 14 points de janvier 1918 augmentée de 4 supplémentaires. Ces 4 conditions nouvelles précisaient le type et la quantité de matériels militaires et civils (sous-marins, canons, camions, locomotives et wagons… ) à remettre aux Alliés ; fixaient à 72 heures le délai d’acceptation des conditions d’armistice et à un mois celui de l’évacuation complète des territoires occupés ; plaçaient sous la responsabilité de l’Allemagne la désignation d’une commission chargée de conclure les négociations ; exigeaient l’annulation immédiate des traités de paix séparés avec la Russie (traité de Brest-Litovsk du 3 mars 1918) et avec la Roumanie (traité de Bucarest du 7 mai 1918).
9) - « Tamayoust » : Tamayoust (voir la note à la lettre du 29 septembre 1918).
10) - « Bekrit » : Bekrite (voir la note à la lettre du 24 août 1918).
11) - « ventouses » : ce traitement traditionnel déjà pratiqué dans l’antiquité égyptienne était encore largement employé pendant la Grande Guerre, notamment contre les inflammations et les fièvres. L’invention de la pénicilline, le premier des médicaments antibiotiques, en 1928, fit largement régresser l’emploi des ventouses en Europe (les médecines traditionnelles chinoise et arabes continuent de les utiliser). 
12) - « Pont de la Maye » : quartier du sud de l’agglomération de Bordeaux, alors encore campagnard, où Marthe envoyait les enfants en vacances (voir courrier du 1er juin 1918).
13) - « 2 200 m » : 1800 m d’altitude pour le poste et, pour les sommets les plus proches, 1921 m au sud et 2186 m au nord.
14) - « Nantes » : allusion à Maître Palvadeau, avocat de Paul auprès du tribunal de Nantes.

15) - « Malaret » : ancien employé de Paul à Bordeaux, renvoyé par Leconte et depuis lors retiré à Floirac (voir courrier du 29 février 1916). Il était ami de Baboureau, autre employé de Paul.

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