vendredi 23 novembre 2018

Lettre du 24.11.1918

Hélène Siret

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Aïn Leuh, le 24 Novembre 1918

Ma Chérie, 

Pas de nouvelles depuis ta lettre du 8. Et le temps ne passe réellement pas vite. Ce qu’il y a de plus ennuyeux, c’est que le télégramme du Bataillon ordonnant la mise en route des permissionnaires de Novembre n’arrive pas. Et pourtant Novembre est presque terminé. Et le 1° Décembre je vais être forcé de monter avec la Compagnie à El Hammam (1), si d’ici là le télégramme en question n’est pas arrivé ! 
Tu parles donc d’une veine ! Le prochain convoi sur Meknès est le 4 Décembre et si je dois monter avec la Compagnie il n’y aura plus aucune chance pour moi d’attraper le bateau quittant Casablanca le 10 Décembre. Inutile de te dire que dans ces conditions j’ai un bourdon (2) phénoménal, car j’avais fermement compté d’être au moins à Noël avec toi ...
Enfin la Conférence de la Paix doit être réunie quand même à l’heure qu’il est (3) et il est à espérer que ces Messieurs se dépêcheront quand même tant soit peu ! Je ne pense pas qu’on attendra avec la signature de la Paix que tous les détails soient réglés, mais qu’on se contentera d’y consigner les conditions, précises certes, mais dans les grandes lignes, laissant le règlement des détails à une commission mixte internationale (4).
Je ne m’explique nullement la négligence de Me Palvadeau et attends avec anxiété les nouvelles s’il t’a enfin répondu. Tu auras remarqué que l’Extérieur Espagnol (5) est retombé au-dessous du pair, à environ 97%, son taux normal. Et les coupons turcs (6) ne sont-ils toujours pas payés ?
N’y a-t-il toujours pas de changement dans la situation sanitaire ? L’école de Suzanne a-t-elle repris (7) ? Je pense que toi et les enfants vous êtes toujours en bonne santé et que, vu le changement dans la situation militaire, vous ne manquerez pas de combustible cet hiver. Combien paies-tu maintenant le charbon (8)?
Je vais être forcé aussi d’écrire à Penhoat (9) pour le mettre au courant de ce sacré retard. Pas de chance, réellement pas de chance !
Meilleurs baisers pour toi et les enfants, le bonjour pour Hélène.

Paul

Et Siret François (10) qu’est-il devenu ? Sa tante n’a-t-elle plus de ses nouvelles ?



Notes (François Beautier)
1) - « El Hammam » : si Paul est déplacé dans ce poste, c’est-à-dire hors du siège de sa Compagnie (Aïn Leuh), il ne pourra pas partir en permission de détente. 
2) - « bourdon » : « cafard », état dépressif (les mots à la mode étaient « spleen » et « blues »).
3) - « à l’heure qu’il est » : impatient de la signature de la paix, Paul néglige les causes évidentes d’un retard important (désaccords internes aux États et entre les États, troubles révolutionnaires et difficultés diverses d’organisation). Ainsi, la Conférence de la Paix ne se réunit pas immédiatement après l’armistice du 11 novembre 1918 mais seulement le 18 janvier 1919. En effet, l’armistice avait été fixé pour 36 jours avec possibilité de le renouveler 3 fois. Il fut ainsi prolongé d’un mois le 12 décembre 1918 puis d’un autre le 16 janvier 1919 (d’où l’ouverture de la Conférence le 18) et enfin pour une durée illimitée le 16 février 1919. 
4) - « commission mixte internationale » : peut-être pour rassurer Marthe ou se rassurer lui-même, Paul semble envisager la construction multilatérale d’une paix mondiale comme une simple affaire commerciale, puisqu’il suppose qu’il n’existe qu’une seule « commission mixte » (mettant face à face les délégations des vainqueurs et des vaincus). En fait la Conférence de la Paix fut composée de commissions thématiques spécialisées (par exemple « Commission des prisonniers de guerre , « des colonies allemandes », « du Maroc », « des clauses politiques autrichiennes », « des affaires roumaines et yougoslaves », des territoires de Memel et de Dantzig », « de l’aéronautique », « de la Société des Nations »… ) dont le nombre foisonna jusqu’à plus de 50 au fur et à mesure que les problèmes à régler furent définis et abordés concrètement. Une première série de réunions de ces commissions, tenues à Paris du 18 janvier 1919 au 27 juin 1919 puis le 28 juin à Versailles, construisit le Traité de Versailles signé ce jour-là (5 ans jour pour jour après l'assassinat à Sarajevo de l'archiduc François-Ferdinand d'Autriche-Hongrie et de son épouse, événement considéré par les Alliés comme déclencheur de la Grande Guerre), dans la Galerie des Glaces du Château de Versailles (à l'endroit même où avait été proclamée la naissance du Deuxième Reich allemand, le 18 janvier 1871). Le travail en commissions se prolongea ensuite à Paris du 1er juillet 1919 jusqu’en août 1920, alors qu’une « Conférence des Ambassadeurs », destinée à vérifier l’application des décisions, se tint de janvier 1920 à mars 1931. 
5) - « l’Extérieur Espagnol » : emprunt obligataire d’État de l’Espagne à l’étranger, dont Paul possède des titres (voir son courrier du 22 avril 1917). Il est, à cette époque, vendu « au-dessous du pair » à seulement 97% de sa valeur nominale, l’Espagne ayant besoin d’attirer des acheteurs en leur offrant un intérêt de 3% supplémentaire au moment de la revente. Paul, , inquiet de la faiblesse des ressources de sa famille, insiste sur ce rabais car il signifie que la confiance en ce titre commence à s’effondrer, ce qui devrait inciter Marthe à vendre rapidement les siens, comme il l'y encourage de nouveau. 
6) - « les coupons turcs » : Paul mentionne pour la première fois la possession de titres obligataires ottomans. Il s’agit vraisemblablement de l’emprunt extérieur dit « de la dette publique » émis de 1902 à 1914 avec un intérêt annuel de 4%. Cet intérêt (« les coupons ») ne fut plus honoré par l’empire ottoman à partir de décembre 1914. Paul espérait que l’armistice entre les Alliés et les membres de la Triple-Alliance conduirait l’empire à honorer sa dette. C’était sans compter sur son délabrement économique, sur son démantèlement déjà en cours par les Alliés et sur l’impossibilité de faire peser toutes les responsabilités ottomanes sur la Turquie (dont l'État fut finalement institué en 1923).
7) - « a-t-elle repris » : beaucoup d’écoles fermèrent (le plus souvent temporairement) du fait des risques de contagion de la grippe dite espagnole et de la contamination de nombreux enseignants. 
8) - « le charbon » : Paul s’entête dans son idée fixe d’expliquer la cherté des biens de première nécessité par la spéculation de quelques profiteurs. En fait, le principal problème n’est pas le prix (qui est taxé sous contrôle des préfets) mais la trop faible production et disponibilité de ces biens (qui conduit à leur rationnement bien au-delà de l’armistice). 
9) - « Penhoat » : ami et associé de Paul, il a avancé à Marthe des aides financières qu'elle ne peut pas lui rembourser puisqu'elle demeure toujours privée de ressources suffisantes pour le faire.

10) - « Siret François » :  neveu d’Hélène; employée de maison des Gusdorf, elle est la sœur  de « Siret », ancien employé de Paul au bureau de Bordeaux.

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