Alice, et la petite Charlotte sur les genoux de Marthe |
Madame P. Gusdorf 22 rue du Chalet 22 Caudéran
Aïn Leuh, le 23 Novembre 1918
Ma chérie,
Depuis ma lettre du 19, j’ai reçu les envois de journaux jusqu’au 7 inclus. Le Canard Enchaîné est presque toujours bon : les lettres du Roi des Grenouilles (ou ex-roi) au Prétendant au Trône des Canard de H. Béraud (1) sont tout à fait bien.
Il va sans dire que le camp d’Aïn Leuh est, depuis quelque temps, rempli de bruits plus ou moins vagues au sujet de la libération des engagés pour la durée de la guerre. D’aucuns prétendent que nous allons être dirigés incessamment sur le dépôt soit de Bel Abbès (2), soit de Lyon en vue de renvoi dans nos foyers, mais rien d’officiel n’est encore arrivé. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’on ne peut point nous garder plus longtemps que quelques jours une fois la paix signée, car à partir de ce moment nous serons libres de tout engagement et ne pourrons donc être tenus à faire du service. En cas de “refus d’obéissance” on ne peut plus nous condamner car nous ne la devons, aux termes de notre engagement, que pendant la durée de la guerre (3). Il est donc hors de doute que nous serons libérés parmi les premiers, mais comme jusqu’ici les permissions ne sont toujours pas suspendues, je compte descendre dans quelques jours à Meknès. Wilson ne doit arriver, paraît-il, que le 12 Décembre (4) de sorte qu’il n’aura point de temps à perdre s’il veut faire signer la paix pour Noël (5). Les journaux d’ici ont publié un radio allemand relatant l’évolution de la révolution en Allemagne qui semble s’effectuer sans trop d’effusions de sang (6). Ce qui est tout de même étonnant, c’est que le Populo, après tant de souffrances, ne se soit pas vengé sur la tête des dirigeants. Sans partager les idées des chauvins de l’Entente (7), je serais d’avis qu’il faudrait ouvrir une enquête sérieuse sur les véritables origines de la guerre (8): les Allemands aussi bien que les Autrichiens mettraient sans doute les dossiers secrets des chancelleries à la disposition de la Cour internationale (9). Et s’il était établi que les Hohenzollern ont vraiment cherché la guerre mondiale, eh bien ce ne serait que justice que de les citer devant un Tribunal International (10) comme de simples malfaiteurs au lieu d’augmenter le nombre des Prétendants déguisés en “Rois en exil” (11) qui entretiennent le mouvement royaliste dans tous les pays, sans trop de chances du reste de recouvrir leur trône abandonné.
Est-ce que la grippe dite espagnole fait autant de victimes (morts) à Bordeaux qu’à Paris ? La proportion dans la capitale est vraiment effrayante et on ne signale point encore une diminution sensible du fléau. Il paraît qu’ici la population arabe a beaucoup souffert, mais aussi la troupe, notamment dans le Sud, tandis que dans notre région, les cas sont restés isolés (12).
Comment vas-tu, et comment vont les enfants ? Je pense que maintenant, avec la fin de la guerre sous-marine, les arrivages de charbon deviendront bien plus abondants, ainsi que ceux des vivres en général (13)? Et l’espoir de revenir bientôt dans notre vie réglée et plus normale nous fera supporter les derniers ennuis de la grande catastrophe.
Mes plus tendres baisers pour toi et les enfants.
Paul
Le bonjour pour Hélène.
Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - « H. Béraud » : Henri Béraud (1885-1958), lieutenant d’artillerie pendant la Grande Guerre, devint l’un des meilleurs polémistes du Canard Enchaîné de septembre 1916 à septembre 1920. Il se révéla ensuite un journaliste et écrivain d’extrême droite, et fut condamné à mort pour intelligence avec l’ennemi en 1944 puis gracié par le général de Gaulle en 1945. La fable à laquelle se réfère ici Paul met en scène un « Roi des Canards » et un « ex-roi des Grenouilles ». Ce dernier personnage pourrait faire allusion à la fable de Jean de La Fontaine « Les grenouilles qui demandent un roi » (publiée en 1668), ou au conte des frères Jacob et Wilhelm Grimm « Le roi Grenouille » publié en Allemagne en 1812, ce qui permettrait de voir en lui une caricature de Guillaume II et un avertissement contre les dangers d’une révolution populaire. Si telle est l’origine de cette inspiration, le « Prétendant au trône des Canards » pourrait être le kronprinz Guillaume de Hohenzollern ou son fils Guillaume de Prusse. Cependant, la référence aux « canards », qui selon le titre même du journal satirique « Le Canard Enchaîné » renvoie au petit peuple cancanier et truculent, avide de liberté, pourrait faire allusion au fait que les Allemands allaient devoir démocratiser leur régime et leur constitution, donc se mettre à débattre et à voter (devenant ainsi des « canards »), en premier lieu pour désigner leurs chefs et représentants. L’article en question étant antérieur au 7 novembre, toutes les successions à Guillaume II étaient encore imaginables (kronprinz Guillaume de Hohenzollern, petit-fils Guillaume de Prusse, élection d’un républicain, prise de pouvoir révolutionnaire), ce qui autorisait son auteur Henri Béraud à les évoquer toutes sans pour autant risquer de se contredire. Il n’en fut plus de même après le 9 novembre puisque la République fut proclamée ce même jour, puis qu’une assemblée constituante élue le 19 janvier 1919 fut réunie loin de l’agitation révolutionnaire, à Weimar (la constitution républicaine adoptée le 31 juillet 1919 y fut rédigée), et que des élections présidentielles au suffrage universel indirect furent programmées (elles furent reportées du fait des troubles insurrectionnels puis le premier président de la République allemande, Friedrich Ebert, fut élu par l’Assemblée constituante le 11 février 1919).
2) - « Bel Abbès » : Sidi Bel Abbès, en Algérie, était le siège et le principal dépôt de la Légion en Afrique du Nord. A ce titre il correspondait à celui de Lyon en France métropolitaine. Paul connaissait les deux, il avait séjourné dans le premier du 8 au 27 janvier 1915 (voir ses courriers du mois de janvier 1915), et dans le second du 30 novembre 1914 au 4 janvier 1915 (voir ses courriers de décembre 1914).
3) - « que pendant la durée de la guerre » : Paul persiste à croire (ou à vouloir faire croire à Marthe) que la paix suivra immédiatement l’armistice. Or les tensions entre les Alliés quant à l’occupation militaire ou non de l’Allemagne, la question épineuse de l’Alsace-Lorraine ou des Terres irrédentes italiennes (dont les Américains souhaitent que les populations se prononcent sur leur sort), et les troubles révolutionnaires en Allemagne, retardent considérablement la conclusion de la paix (jusqu’au 28 juin 1919). Par ailleurs, si Paul quittait l'Armée (d'une façon ou d'une autre) avant la signature de la paix et avant d’être naturalisé français, il resterait considéré allemand, toujours ennemi, donc serait pourchassé et arrêté. La seule solution lui permettant de rentrer chez lui très prochainement serait donc d’obtenir la permission annuelle de détente à laquelle il a droit.
4) - « 12 décembre » : date indiquée par Wilson lui-même à la presse le 18 novembre 1918 et au Sénat le 2 décembre 1918. En fait le président américain débarque à Brest le 13 décembre 1918 et demeure en Europe jusqu’en février 1919 (au passage il est reçu à Londres, Reims, Paris - au Sénat, où il prononce un discours chaleureusement applaudi le 3 février 1919 - et est partout mieux accueilli en Europe qu’aux États-Unis, où le parti républicain, isolationniste et adverse du sien, a remporté les élections au Congrès du 5 novembre 1918).
5) - « pour Noël » : le rêve d’une paix à Noël fut largement partagé mais vite considéré comme impossible du fait des désaccords entre Alliés, du début de la désillusion des Italiens et de la guerre civile en Allemagne. Les Américains eux-mêmes étaient divisés sur le sort de ce pays qu’ils tenaient pour responsable du déclenchement de la Grande Guerre. L’ambassadeur américain en Turquie (1913-1916), Henry Morgenthau (1856-1946), par exemple, souhaitait - comme la plupart des chefs militaires français - faire payer au peuple allemand sa responsabilité dans les massacres de guerre (dont le génocide des Arméniens, sur lequel il avait dès 1915 alerté Wilson en le poussant à entrer en guerre). Son fils, Henry Morgenthau Junior (1891-1967), secrétaire d’État au Trésor du Président Roosevelt, présenta (vainement) en 1944 un plan visant dans cette même ligne à punir l’Allemagne (cette fois nazie) en réduisant les Allemands à l’état de « cultivateurs de pommes de terre ».
6) - « effusion de sang » : effectivement, la Révolution allemande et sa répression firent « seulement » une centaine de morts avant la fin-décembre 1918. Mais on en compta plus de 2 000 lors de la Révolution dite « spartakiste » de janvier à mai 1919 (dont les deux principaux inspirateurs, Karl Liebknetch et Rosa Luxemburg Voir les notes correspondantes au courrier du 17 décembre 1915).
7) - « les chauvins de l’Entente » : Paul pense sans doute au maréchal Joseph Joffre, au général Édouard de Castelnau (qui souhaitait rentrer en Allemagne à la tête de la Seconde armée, dont il avait pris le commandemant en remplacement de Joffre), au maréchal Philippe Pétain (surnommé Vainqueur de Verdun, nommé maréchal le 11 novembre 1918), ainsi qu’au président de la République Raymond Poincaré et au premier ministre Georges Clemenceau (surnommé Père la Victoire), qui voulaient tous - parmi d’autres - porter un « coup de grâce » à l’Allemagne par une Victoire indiscutable. Il peut songer aussi à David Lloyd George (chef du gouvernement britannique, voir la note correspondante au courrier du 8 octobre 1916) qui, avant de changer d’opinion en mars 1919, professait contre l’Allemagne : « il faut presser le citron jusqu’à ce que les pépins craquent », ou à Vittorio Orlando (1860-1952, alors chef du gouvernement italien), qui souhaitait le même sort à l'Autriche-Hongrie et voulait contre l’avis de Wilson récupérer les « terres irrédentes » sans en consulter les populations…
8) - « origines » : l’article 231 du Traité de Versailles rendit cette enquête inutile puisqu’il décréta que « l’Allemagne et ses alliés sont déclarés seuls responsables des dommages de la guerre ».
9) - « cour internationale » : il s’agit de la Cour internationale de La Haye, qui menait effectivement des enquêtes depuis sa fondation en 1899 (elle existe toujours). En 1922, la Société des Nations institua une Cour permanente de Justice internationale, que l’ONU remplaça en 1945 par la Cour internationale de Justice.
10) - « tribunal international » : le seul qui existait alors était le Tribunal international de la Cour internationale de La Haye, qui prononçait des arbitrages sur les différends entre États. Depuis lors d’autres tribunaux internationaux, aux compétences spécialisées, ont été institués.
11) - « Rois en exil » : Paul fait allusion aux monarques déchus de la Triple-Alliance, par exemple Frédéric-Guillaume de Hohenzollern (ex-roi de Prusse et ex-empereur d’Allemagne Guillaume II) en exil aux Pays-Bas ; son fils Guillaume de Hohenzollern (ex-kronprinz de Prusse) exilé aux Pays-Bas ; Ferdinand de Saxe Cobourg et Gotha (ex-tsar des Bulgares), en exil en Allemagne ; Charles François Joseph de Habsbourg Lorraine (ex-empereur d’Autriche, ex-roi de Hongrie et ex-roi de Bohême) en exil en Suisse puis à partir de 1921 à Madère au Portugal) ; Constantin (ex-roi des Hellènes ou roi de Grèce), en exil en Suisse (il revint au pouvoir en décembre 1918 puis fut destitué de nouveau en 1922 et s’exila en Sicile)… L'expression "rois en exil" fait référence au roman d'Alphonse Daudet, publié en 1879.
12) - « restés isolés » : à l’échelle de populations nombreuses comme celles des grandes agglomérations, le taux de mortalité local lié à la grippe dite espagnole (voir la note correspondante au courrier du 11 novembre 1918) est sensiblement égal aux taux nationaux, c’est-à-dire pour la France environ 1%. Le taux mondial semble avoir nettement dépassé cette moyenne française (de six fois environ selon les estimations les plus courantes de 60 millions de morts) du fait de la plus forte proportion des populations des pays pauvres souffrant de sous-alimentation chronique et de manque de soins. Mais à l’échelle de petits échantillons d’Européens, le taux peut s’éloigner de ces moyennes, tant par le haut si le groupe est contaminé par contact avec un arrivant contagieux, que par le bas si le groupe demeure isolé ou au seul contact de personnes ne portant pas le virus (il semble que le petit groupe militaire de Paul ait été dans ce dernier cas, du moins était-ce ce qu'il cherchait à dire à son épouse pour la rassurer : il ne serait pas mis en quarantaine avant de la revoir).
13) - « en général » : contrairement à ce que persiste à croire Paul, la pénurie, tant en charbon qu’en vivres, n’était pas liée à la spéculation de quelques profiteurs mais simplement à l’effondrement de l’offre, ce qui justifia le rationnement des denrées de première nécessité (dont certaines jusqu’en 1921).
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