mardi 18 décembre 2018
dimanche 2 décembre 2018
Lettre du 03.12.1918
Marthe et les quatre enfants à Caudéran en 1921 |
Madame P. Gusdorf 22 rue du Chalet 22 Caudéran
Aïn Leuh, le 3 Décembre 18
Ma chérie,
Depuis ma lettre du 1° courant, j’ai reçu les tiennes des 15 et 18 écoulé ; devant descendre demain matin à Meknès (où j’arriverai le 6) je vais te répondre encore ce soir, installé au “foyer du soldat” (1) qui nous fournit gracieusement le papier et de quoi écrire.
La lettre de Me Palvadeau que tu m’annonçais n’était point jointe : comme elle arrivera probablement avec le prochain courrier, il est infiniment probable que je ne la verrai jamais (2) ! Au sujet de ma santé, tu es rassurée entretemps ; encore une fois je me porte à souhait et j’espère bien éviter toute rencontre avec la grippe espagnole. Toutefois, il me serait très difficile de suivre les bons conseils que tu me prodigues à profusion : Comme soldat, il est déjà difficile d’éviter les casernes ou si tu préfères les baraques qui les remplacent dans ce pays ; il est même comme de juste défendu de découcher si par hasard on trouvait un hôtel à Aïn Leuh, Ito (3) ou El Hadjeb (4). Comme je ne pourrai prendre que le bateau du 20 à Casablanca, je resterai au moins du 6 au 15 à Meknès où je dois encore coucher à notre dépôt, ainsi du reste que les 3 nuits à Casablanca. Pendant le trajet en chemin de fer Meknès-Casa (5), on peut coucher à l’hôtel à Dou bel Anri (6) et à Rabat - mais on paie en conséquence, cela va sans dire, et il est bien entendu en outre que pendant les 3 jours de marche d’Aïn Leuh à Meknès on dépense pas mal d’argent pour sa nourriture - 90 km à pattes font de l’appétit et de la soif, ainsi que les 3 jours en bateau. C’est cela du reste qui m’a empêché de t’envoyer de l’argent, ce qui avait été mon idée primitive, vu le retard excessif de Me Palvadeau de t’envoyer les fonds. Enfin, je ne puis qu’espérer que tu tiendras jusqu’à mon arrivée !
Pour le reste de ta lettre je ne puis pas non plus partager ton avis qu’on nous laissera tout juste nos yeux pour pleurer, mais comme je sais que tu n’es pas heureuse si tu ne peux pas te faire du mauvais sang, je renonce à combattre tes arguments, d’autant plus que j’ai essayé déjà maintes fois de le faire sans succès ! Et puis ton raisonnement au sujet de mon avenir et de mon sort est tellement ... comment dirai-je pour ne pas te froisser ? - confus - qu’avec ton tempérament je commencerais à me faire du mauvais sang pour ta santé ... Ne continuons donc pas dans ce style de nous traiter d’idiots car dans ce cas il vaudrait décidément mieux se suicider sur place.
A bientôt donc !
Meilleurs baisers pour toi et les enfants.
Paul
P.S. Les bateaux de Casablanca arrivant presque toujours la nuit, ne fais pas la sottise de te renseigner sur l’heure à la Transa (7) pour aller au quai, car on passe, paraît-il, encore une visite sanitaire à bord, de sorte qu’on ne débarque que quelques heures après l’arrivée, ordinairement le lendemain matin. D’après ce qu’on dit l’encombrement à Casa est tel que je ne pourrai guère embarquer avant le 30 Décembre.
Notes (François Beautier)
1) - « Foyer du soldat » : à la fois bar et boutique, il est géré par la caserne.
2) - « jamais » : Paul espère que d’ici l’arrivée de ce courrier il aura quitté le casernement. Ce courrier obsolète ne lui sera alors vraisemblablement pas réexpédié.
3) - « Ito » : ville étape (maintenant touristique) à 45 km à vol d’oiseau au sud-sud-est de Meknès (voir le courrier du 1er janvier 1918 et la note correspondante).
4) - « Hadjeb » : en fait El Hajeb, étape à 30 km à vol d’oiseau au sud-sud-est de Meknès (Paul y a passé la nuit du 30 au 31 décembre 1917, voir sa lettre du 1er janvier 1918).
5) - « Casa » : Casablanca.
6) - « Dou bel Anri » : en fait Dar Bel Amri, petite ville étape sur la voie ferrée Meknès-Rabat par Kénitra (alors la seule) à 50 km au nord-ouest de Meknès.
7) - « la Transa » : la Transat, c’est-à-dire la Compagnie générale transatlantique, fondée en 1855, qui exploitait alors la ligne maritime Bordeaux-Casablanca, que Paul comptait emprunter avant le 30 décembre 1918. Faute de courrier ultérieur, il est difficile de savoir si ce fut le cas. Cependant, il est vraisemblable que Paul prit ce bateau à cette date, et débarqua donc à Bordeaux trois jours plus tard, le 2 janvier 1919. En effet, son livret militaire indique la date du 31 janvier 1919 comme date d’envoi en congé illimité (juste avant l’échéance d’une permission de détente d’un mois, que ce congé prolonge donc indéfiniment) et la date du 2 février 1919 pour la délivrance d’une carte d’alimentation civile (ce qui se faisait un mois après la démobilisation).
Inscription à :
Articles (Atom)