Madame P. Gusdorf 22 rue du Chalet 22 Caudéran
Artilleurs |
Touahar, le 29 Avril 1917
Dimanche
Ma chérie
Je te confirme ma carte postale d’hier et reviens aujourd’hui sur ta lettre du 17 ainsi que sur celle du 20 qui m’est parvenue à midi.
Inutile de te dire que je comprends ton explosion de colère, bien que j’eusse souhaité que tu prennes ou considères toute cette question comme une affaire, posément, froidement. Je sais bien que c’est là une question de tempérament, mais en se laissant aller au désespoir on ne voit plus clair, et une décision prise sous l’emprise de la colère est rarement bien à propos. Comme je te le disais dans ma lettre du 6 (1), mes réflexions, consignées dans ma lettre à Penhoat, dont tu as la copie, ne sont point des protestations platoniques, mais des idées à suggérer par Penhoat à l’avocat qui, en représentant P., défend aussi bien et en même temps nos propres intérêts. Ma lettre du 20 (2), à Mr. Penhoat, qui est passée par tes mains, est le complément de mon appréciation de la situation : tu en as vu que comme toi, j’envisage une séparation radicale de Leconte et cela dans le plus bref délai possible. Mais en ce qui concerne Penhoat, je ne suis point de ton avis. Il s’est comporté en bon ami vis à vis de nous, sans arrière-pensée et d’une franchise parfaite. S’il ne s’est pas reconnu dans les lignes de Leconte, ce n’est point si étonnant que cela car Penhoat n’est pas comptable de profession, n’y a jamais travaillé pratiquement, et enfin la comptabilité de Nantes, tout en étant bonne, est assez compliquée.
Ceci dit, j’ajoute que je n’ai aucun plan pour travailler en commun avec Penhoat après la guerre, mais je suis décidé à soulever, en plein accord avec lui, la question de la liquidation de la maison. Quant au problème si nous restons en France après la guerre, il faut attendre la fin du cataclysme pour prendre une décision, mais je t’ai avoué il y a assez longtemps que je ne me cramponne nullement à cette idée. On fait du pain partout (3), et bien qu’en m’engageant au début de la guerre je caressasse l’espoir de vivre à Bordeaux comme par le passé, je ne suis pas assez buté pour ne pas changer d’avis si les circonstances elles-mêmes changent ... Mais ne perd pas de vue que Penhoat, qui est pourtant français, et même français mobilisé, se trouve pour le moment vis à vis de Leconte dans la même impuissance que moi (4). S’il n’y a pas une lacune grave dans la législation, cette situation aussi injuste que lamentable doit être changée promptement, aussi bien pour lui que pour nous, sur l’intervention de la justice. Et malgré les expériences amères que j’ai déjà faites durant cette guerre, j’ai encore l’espoir que tes démarches et celles de Penhoat ne resteront pas sans résultat.
En attendant, il faut naturellement vivre et je te répète ce que je t’ai dit à plusieurs reprises : Vends 2 obligations Communales 3% 1912 (5) qui te donneront environ 390 Frs. en attendant la solution. Renseigne-toi aussi quel prix on pourrait retirer des Amazones (6) et demande à Me Lanos (7) d’obtenir la délivrance de nos titres et intérêts au C.N.E.P. (8) Surtout, ne t’impose pas de privations à toi et aux enfants. Je pense que pendant mon séjour à Touahar je n’aurai plus besoin d’argent.
Et je sens de nouveau combien il serait nécessaire que je vienne te voir ! D’ici 8 jours je compte descendre à Taza, car le Colonel doit rentrer la première semaine du mois de Mai. Sois certaine que je ne laisserai aucun argument de côté pour obtenir ma permission et qu’au besoin je demanderai la résiliation de mon engagement, et mon internement dans un camp de concentration.
Ici à Touahar c’est la vie monotone et décourageante dans le bled (9). 250 à 300 poilus (10) dans un camp sur un col de montagne, entourés d’une haute tranchée et d’un réseau de fil de fer. Autour de nous, à perte de vue, des mamelons, des montagnes, dont la dernière chaîne çà et là encore couverte de neige. Dans la vallée en bas, l’Inaouen (11) décrit ses lacets ; au delà du fleuve, à quelques kilomètres d’ici, la Kasbah des Beni M’Gara (12) détruite plusieurs fois par nous et complètement en ruines. Mais, par des jours clairs, on distingue là-bas à la jumelle des bicots qui, malgré les coups de canon envoyés dans leurs villages, y vivent encore comme si tout était calme. Hors du poste, c’est le grand silence, troublé seulement par le vent qui, dans cette hauteur, souffle souvent en tempête et fait trembler les baraques et leurs toits en tôle. En regardant le lointain, qui semble sans vie et éternellement muet, ou en faisant le tour du poste par un de ces jours brumeux comme aujourd’hui, où le monde semble enveloppé dans une couche épaisse d’ouate, on se demande vraiment pourquoi on est sur la terre, et s’il ne vaut pas mieux de n’être jamais né ... (13)
J’ai commencé la lecture du “Feu”. Ce livre, qui n’a rien du roman, est vraiment vécu, je suis même étonné que la dame Censure ne se soit pas opposée à sa publication, car les conclusions - très justes du reste - sont de nature à faire sérieusement réfléchir les grands patriotes de l’arrière, ainsi que les familles des combattants (14).
Je te laisse, ma chérie - ne t’abandonne pas au désespoir et supporte stoïquement l’averse actuelle. Nous aussi, nous verrons de meilleurs jours, et peut-être plus vite que nous ne pensons. Mais les injustices dont on est victime ont ce résultat qu’on devient égoïste à outrance et qu’on finira par se soucier uniquement de sa propre peau.
Mes plus tendres caresses et 1000 baisers pour toi et les enfants. Un bonjour pour Hélène.
Paul
Notes (François Beautier)
1) - "du 6" : lettre perdue.
2) - "du 20" : cette lettre n'a pas été conservée puisque Paul l'adressait via Marthe à son associé Penhoat.
3) - "On fait du pain partout" : cet argument est à la fois une menace adressée à un éventuel censeur militaire, donc à la Légion et au-delà à la France, et un constat rassurant destiné à Marthe, qui reproche implicitement à Paul de ne pas avoir quitté la France, voire l'Europe, avec toute la famille, dès la déclaration de guerre.
4) - "que moi" : L. Leconte ne verse pas leurs parts de bénéfices à ses deux associés, qui le poursuivent en justice (le cas de Paul étant compliqué par la mise sous séquestre de ses biens, donc aussi de son capital et de ses intérêts dans la Société L. Leconte).
5) - "3% 1912" :il s'agit de l'emprunt obligataire à 3% d'intérêt lancé en 1912 par le Crédit Foncier de France pour un montant de 500 millions de francs destiné à financer les prêts aux communes. Les titres étant établis au porteur, Marthe pouvait en disposer. À l'émission en 1912, chaque obligation valait 250 francs : le cours est à la baisse (la demande ayant fléchi du fait de la guerre) puisque Paul l'évaluait en novembre 1915 à 200-205 francs (voir sa lettre du 29 novembre 1915) et maintenant, en avril 1917, à 390 francs pour deux obligations (soit 195 francs l'une).
6) - "Amazones" : l'État brésilien d'Amazonie ne paie plus les intérêts de ses obligations depuis 1914. La France négocie depuis 1915 la reprise de leur paiement mais, en attendant, le cours de ces obligations au porteur s'effondre.
7) - "Me Lanos" : avocat de Paul à Bordeaux.
8) - "C.N.E.P." : Comptoir national d'escompte de Paris, qui gère notamment les emprunts effectués en France par les États étrangers, dont il conserve les titres aux noms de ses clients (ceux de Paul étant placés sous séquestre).
9) - "le bled" : désigne en argot français la campagne, et en langue arabe le territoire dépendant d'une autorité (le “Bled el Makhzen” désignait ainsi le territoire sur lequel le sultan était légitimement souverain).
10) - "poilus" : l'absence de majuscule pose la question de savoir si Paul se considère à part entière comme un Poilu (les derniers combats auxquels il a pris part étaient assez violents pour qu'il en revendique la légitimité) ou s'il s'y refuse, conscient de mener au Maroc une guerre prioritairement coloniale, d'une autre nature et d'une autre forme que la Grande Guerre des Poilus.
11) - "Inaouen" : officiellement Innaouen, mais à l'époque noté phonétiquement de diverses façons (Inaouène, Inawene... ).
12) - "Beni M'gara" : clan rebelle lié à la tribu des Beni Ouaraïn. Son territoire s'étend au nord (et un peu au sud) de l'oued Innaouen autour du Col de Touahar. La kasbah des Beni M’Gara, installée dans un méandre de l'oued à l'ouest immédiat du col, avait été détruite par la Légion en juillet et septembre 1916, elle constituait depuis lors un poste militaire français ; les villages situés plus au nord, sur le versant du Rif, avaient été pilonnés en mai 1914 par le général Gouraud puis en juillet 1916 par la Légion. Paul a décrit les ruines de cette kasbah et de ces villages dans sa lettre du 23 octobre 1916.
13) - "n'être jamais né" : Paul sait que le motif devenu majoritaire des permissions est "la détente". Autant en manifester ici un besoin urgent...
14) - "combattants" : effectivement, la question du laxisme de la censure se pose à propos de ce roman-témoignage - très critique envers l'Armée et plus généralement envers le bellicisme - qu'elle laissa publier d'abord en feuilleton à partir d'août 1916. En fait, les autorités militaires et les représentants de la nation avaient déjà pris conscience de la lassitude des civils et des militaires face au "bourrage de crâne", à la censure et à l'exploitation forcenée des soldats aussi bien que des ouvrières (la rédaction dès l'été 1916, puis le vote le 28 septembre 1916, par l'Assemblée nationale, de la “Charte du permissionnaire”, en atteste). Laisser paraître "Le Feu" participait de l'objectif de ne pas laisser le malaise se renforcer et s'étendre (ce ne fut pas le cas : "Le Feu" - avec la première description d'une exécution pour l'exemple - annonça et suscita en partie les troubles de l'année 1917 ainsi que le passage à l'extrême-gauche de son auteur et de beaucoup de ses lecteurs). Par ailleurs, cette question se pose aujourd'hui parce que l'habitude fut prise après 1917 de considérer cette prise de conscience comme le résultat des mutineries des soldats du rang et des agitations ouvrières de l'année 1917, dans une conception populiste et/ou marxiste de l'Histoire, alors que ce furent bel et bien les cadres - l'élite - de l'armée et de la nation qui l'initièrent dès 1916, y compris en reconnaissant Henri Barbusse comme l'un des porte-parole du peuple qu'il importait sinon d'écouter, du moins de faire mine d'entendre.
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