Militaires en permission |
Madame P. Gusdorf 22 rue du Chalet 22 Caudéran
Taza, le 19 Avril 1917
Ma Chérie,
Je te confirme ma carte postale de ce jour par laquelle je t’annonçais ma rentrée à Taza où j’ai trouvé tes lettres des 8 et 10 ainsi que tout un paquet de journaux.
Si je t’écris encore à la hâte ces quelques lignes, c’est pour te dire que je viens enfin d’apprendre exactement les raisons qui ont motivé le refus de ma demande de permission. Le Colonel commandant le Régiment y a mis une observation disant que ma situation lui paraissait intéressante, mais il existe une fiche de renseignements sur moi disant que je suis considéré comme suspect (1).
Cela, c’est trop fort ! Je ne sais pas quoi dire !
Renseignements pris, cette fiche serait arrivée il y a plus de 2 ans, un peu plus tard que moi-même au Maroc. J’ai donc l’idée que c’est Camprevon (2) et son journal de St Nazaire qui ont insinué cela et je te prie de me retourner les coupures que je t’ai adressées dans le temps. Le journal s’appelle “La Démocratie de l’Ouest” ou “La Dém. de St Nazaire” (3). Car j’ai demandé immédiatement d’être présenté au Colonel du Régiment (4) (qui se trouve ici à Taza) et j’espère pouvoir m’expliquer avec lui samedi 21 ou dimanche 22. Je vais, bien entendu, lui demander de faire une enquête sérieuse ou bien, si le Colonel ne consent pas - ce que je ne puis pas croire jusqu’à nouvel ordre - je lui demanderai de résilier mon engagement et de me faire interner dans un camp de concentration. Je te fixerai aussitôt après mon entrevue.
Tu te figures facilement dans quel état d’esprit cette révélation m’a mis ! Je suis effectivement incapable de te causer plus longuement aujourd’hui.
Mes meilleurs baisers pour toi et les enfants, le bonjour pour Hélène.
Paul
Notes (François Beautier)
1) - "suspect" : cette suspicion entraîne aussi le rejet de la demande de naturalisation implicitement exprimée par Paul par son engagement dans la Légion pour la durée de la guerre.
2) - " Camprevon" : cette personne est ici pour la première fois mentionnée. Il s'agit vraisemblablement de Louis Campredon (1863-1928), un patron renommé et respecté qui dirigeait à Saint Nazaire un laboratoire d'analyses chimiques spécialisé dans l'expertise des combustibles destinés aux industries métallurgiques. À ce titre en relation avec Louis Leconte (courtier en combustibles à Nantes), il aurait pu être cité par lui comme témoin.
3) - "de Saint-Nazaire" : le journal "La démocratie de l'Ouest", édité à Saint-Nazaire, a publié en février 1915 un article suspectant Paul d'être un "agent allemand" installé dans la Compagnie L. Leconte (voir la lettre du 18 février 1915). Paul a plusieurs fois évoqué cet article sans jamais en préciser la date ni en nommer l'auteur, mais toujours en faisant de L. Leconte son inspirateur. À l'époque, la Ligue patriotique autant que la presse nationaliste et les autorités appelaient les citoyens au boycott et à la dénonciation des entreprises françaises ayant des relations avec l'ennemi : L. Leconte avait intérêt à écarter de ses affaires Paul, "ressortissant ennemi", d'abord pour en finir avec les suspicions, puis accessoirement pour mettre la main sur la part des bénéfices (voire des capitaux) revenant à Paul (temporairement gelée par le séquestre de ses biens).
4) - Colonel du Régiment" : il s'agit du lieutenant-colonel Lucien Batbedat, qui commanda le 1er Régiment de marche du 1er Régiment étranger de 1915 à 1918, et fut à ce titre commandant du Groupe mobile de Msoun en mai-juin 1916. En décembre 1914, alors qu'il était en métropole commandant par intérim du 33e Régiment d'infanterie, il s'était opposé à la volonté de mouvement offensif du capitaine Charles de Gaulle, qui le lui reprocha dans ses "Mémoires de guerre".
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