La prise de Jérusalem par Allenby |
Madame P. Gusdorf 22 rue du Chalet 22 Caudéran
Aïn Leuh, le 25 Novembre 1917
Ma Chérie,
C’est dimanche aujourd’hui et j’en profite pour m’entretenir un peu avec toi. Car tu n’auras guère d’autres lettres de moi avant la fin de la semaine, vu que nous partirons après-demain matin pour escorter le convoi sur Lias et M’Rirt (1) d’où nous ne rentrerons que jeudi soir. Ce sera ma première sortie, et je n’en suis pas mécontent pour voir un peu les environs. Naturellement, les 2 nuits à passer dehors sous le petit guignol (2) seront plutôt fraîches, mais là encore je ne me plaindrai pas trop, car j’ai traversé ou mieux je traverse en ce moment une “crise”. Je pense trop à toi, ce qui sous certains rapports n’est pas bon. Et toi ? As-tu été chez Melle Campana (3)? Tu me ferais grand plaisir en me donnant régulièrement des nouvelles de ta santé. Et puis si tu avais l’occasion de m’adresser ta photo, ce serait le meilleur Noël. J’aurais bien voulu emporter celle qui te présente toute entière et dont un exemplaire - un peu grand pour ici - se trouve sur la cheminée du salon ; mais je n’en ai point trouvé un 2° exemplaire dans les cartons de notre bibliothèque. Il me semblait pourtant que tu en avais fait faire aussi des cartes postales ? J’ai bien ta photo sur carte avec Georges et Suzanne, te représentant assise, mais les traits de ta figure n’y sont pas bien ressemblants ...
Le poste d’Aïn Leuh est un grand camp à environ 95 km au Sud de Meknès (4) à côté du petit village marocain du même nom. Il renferme une garnison importante composée du 1° et 2° Etranger, Bataillon d’Afrique, Tirailleurs Marocains, Sénégalais, Spahis, Train, Artillerie, etc. etc., car il sert de camp de concentration (5) au Groupe Mobile de Meknès. Il ne manque pas non plus quelques Territoriaux occupant quelques bonnes embuscades (6) à l’Administration, Bureau de la Place, etc. etc. Une Compagnie de notre Bataillon se trouve dans un poste très avancé au pied du grand Atlas qui, pendant plusieurs mois, est couvert de neige. Le courrier est expédié dans ces régions par des skieurs, car en hiver il est impossible d’y faire des convois. Des 3 autres Compagnies du Bataillon, une est à Meknès où se trouve le Colonel Chef de Corps (7). On y va à tour de rôle pour deux mois et notre tour arrivera probablement au début du mois de Janvier prochain. En dehors de quelques bâtiments en pierre, tout le poste est occupé par des baraques Adrian (Gustave Carde & Fils & Cie, Bordeaux) (8) en bois couvert de toile goudronnée qui abritent environ 60 hommes. Comme en hiver il y fait très froid, chaque baraque est munie de 2 poêles. A côté du poste il y a quelques belles sources dont l’eau, capturée en partie par de grandes rigoles appelées “séguias”, coule autour du camp, alimentant les lavoirs, l’abreuvoir etc. Il est donc bien plus facile de laver ici qu’à Taza où l’on descendait à l’Oued. Les poulets sont abondants et bon marché, ainsi que les oeufs. Un camarade nous a procuré pour ce soir 2 poulets à 15 sous, pas grands il est vrai, mais largement suffisants pour un homme en mettant 1 kg de patates sautées et un peu de vin blanc autour. On élève aussi des cochons (9) dans les environs et surtout de grands troupeaux de moutons et de boeufs. Les chaussettes en coton d’assez bonne qualité coûtent ici 1 Fr 50 ; à Oran j’ai payé pour une qualité inférieure 25 sous. Mais ce qui est désagréable ici, c’est le service des journaux. Comme il n’y a courrier que tous les 3 jours, les journaux de Rabat ou Casablanca arrivent avec un retard considérable. Ce sont du reste des feuilles de chou bien au-dessous de l’Écho d’Oran (10) (l’Écho du Maroc (11) et la Vigie Marocaine (12)). J’en ai vu cependant que les maximalistes (13) en Russie ont complètement gagné le dessus et que Kerenski et tous les Ententistes (14) ont été mis en échec. Le dernier numéro parlait même d’une proposition de paix séparée faite par la Russie à l’Allemagne.
Pauvre Delcassé ! (15)
Ce qui m’étonne beaucoup, c’est le succès de Mr. Clémenceau (16) à la Chambre. Cet homme a soulevé autrefois tant de passions que ses ennemis doivent être très très nombreux. Les socialistes de toutes nuances n’oublieront jamais Draguignan (17) (Marcelin Albert et les Vignerons) et l’affaire sanglante de Villeneuve St Georges (18). Peut-être bien que maintenant ils veulent lui donner l’occasion de prouver qu’il est possible de porter remède à toutes les choses que Clémenceau a si véhémentement critiquées - va-t-il le faire ? C’est notamment la censure dont Clémenceau a toujours prêché l’abolition, mais je doute fort qu’il la mette maintenant en pratique et que son “Homme Enchaîné” redevienne “l’Homme Libre” (19). Il serait cependant à souhaiter que toute l’énergie de la Nation soit concentrée sur “La Victoire” (20) et même sur la victoire rapide, non avec de beaux discours, mais par des actions énergiques. Toutefois, avec la défaillance complète des Russes (21) et le recul énorme des Italiens (22), ce sont là des choses assez peu vraisemblables malgré la prise de Jaffa et même celle de Jérusalem par les Anglais (23). Ceux-ci évidemment se taillent quelques nouveaux domaines coloniaux tout en assurant la protection du Canal de Suez (24) par l’occupation de la Palestine (25).
Ton arrangement avec Mme Arfeuil (26) est certainement beaucoup mieux que la précédente location. D’un autre côté est-ce que Mr. Lemaître a déjà reçu la décision au sujet de sa demande ?
Les instructions pour le paiement des 2 Frs. d’indemnité par jour de permission depuis le 1° Octobre (27) ne sont pas encore arrivées ici, même pas chez les Territoriaux ; je pense cependant que cela ne va pas tarder. De toutes façons, je n’ai pas besoin d’argent pour le moment et te le demanderai le cas échéant. La question de la Haute Paye (28) pour les Engagés pour la Durée de la Guerre n’est pas encore solutionnée, mais j’ai peu d’espoir qu’elle le sera dans un sens favorable pour nous. Par contre, les permissions marchent régulièrement maintenant et, si la guerre n’était pas terminée d’ici un an, je compte bien revenir par Casablanca-Bordeaux ce qui est naturellement bien plus commode que par Port-Vendres vu qu’il n’y aurait pas de perte de temps dans le port d’embarquement. Mais malgré les douloureuses expériences faites avec toutes les prévisions, il m’est impossible de croire que la guerre dure encore plus d’un an. Autant dire qu’elle s’éternise ou passe dans les habitudes du monde comme un état normal ...
Eh bon Dieu après cette séparation nous ne nous quitterons plus - cela je te le jure.
Je t’embrasse ainsi que les enfants bien tendrement.
Paul
Le bonjour pour Hélène.
Notes (François Beautier)
1) - « Lias et M’Rirt » : Mrirt est une bourgade du piémont de l’Atlas à 25 km au sud-sud-ouest d’Aïn Leuh. Lias constitue une étape à une dizaine de km à vol d’oiseau d’Aïn Leuh sur le chemin forestier de montagne menant d’Aïn Leuh à Mrirt. Paul, qui a l’âge d’être versé dans la Territoriale, est maintenant habituellement affecté à l’administration de sa compagnie, et sera temporairement employé à l’accompagnement d’un convoi et non à une colonne offensive.
2) - « petit guignol » : ces mots désignant en argot militaire la petite tente pour 1 ou 2 soldats sont habituellement employés au féminin (Paul en aurait-il ignoré ou oublié la raison ? : le Poilu entre dedans à genoux ou à plat ventre… ).
3) - « Mlle Campana » : médecin ou infirmière de Marthe, qui est enceinte.
4) - « 95 km au sud » : en fait au sud-sud-est, à 70 km à vol d’oiseau.
5) - « camp de concentration » : au sens de « camp de regroupement » (c’est là que se rejoignent les différents détachements militaires agrégés pour former le groupe mobile de Meknès, lequel est constamment recomposé en fonction des besoins).
6) - « embuscades » : « planques », affectations non dangereuses et peu fatigantes, sinécures des « embusqués ». Paul a une bonne raison de jalouser les Territoriaux affectés aux tâches de surveillance et à ces « planques » : il a l’âge d’être versé dans la Territoriale.
7) - « Colonel chef de corps » : il s’agit alors du Lieutenant-colonel Jacques Héliot, chef de corps du 1er Régiment étranger depuis août 1916.
8) - « Adrian (Gustave Carde et Fils et Compagnie, Bordeaux) » : Paul relève sur le préfabriqué de type Adrian (voir note de la lettre du 23 novembre 1917) le nom de l’entreprise qui l’a fabriqué. Il s’agit de la menuiserie Carde, alors la plus importante de l'agglomération de Bordeaux, et la plus célèbre du fait de ses participations à la construction des tramways de la ville, à la création de plusieurs pavillons de l’Exposition universelle de Paris en 1900, et à la productions d'équipements militaires largement répandus (automobiles, avions, locaux préfabriqués). Devenue société anonyme en mars 1918 elle poursuivit ses activités jusqu’en 1936.
9) - « des cochons » : le marché militaire français explique cet élevage paradoxal dans un pays où l'essentiel de la population respecte l’interdit alimentaire judéo-musulman concernant cet animal.
10) - « l’Écho d’Oran » : quotidien français d’Algérie que Paul recevait à Taza et dont il appréciait la qualité.
11) - « l’Écho du Maroc » : quotidien francophone et francophile marocain, publié à Rabat à partir de 1910.
12) - « la Vigie marocaine » : quotidien francophone et francophile publié à Casablanca à partir de 1908.
13) - « les Maximalistes » : première désignation, dans la presse occidentale, des « Bolchéviks » (minoritaires révolutionnaires léninistes ayant mené victorieusement la « Révolution d’Octobre » à partir du 6 novembre 1917 selon le calendrier occidental : il semble que Paul en reçoive l’information, encore fraîche, pour la première fois). Ces activistes conduits par Lénine et Trotsky voulaient sortir immédiatement du conflit mondial afin de satisfaire l’exigence populaire de paix et d’utiliser l'armée pour conforter au plus vite la révolution intérieure.
14) - « les Ententistes » : autre nom alors donné dans la presse occidentale aux « Menchévicks » (majorité parlementaire libérale portée au pouvoir par la révolution de février 1917). Ces modérés, conduits par Alexandre Kérenski depuis juillet 1917, souhaitaient poursuivre la guerre qui leur assurait l’appui massif de leurs alliés occidentaux au sein de la Triple-Entente (d'où leur nom). Ils furent chassés du pouvoir par la « Révolution d’Octobre ».
15) - « Delcassé » : Théophile Delcassé (1852-1923), député de 1889 à 1919, fut le diplomate et ministre français qui fonda patiemment, de 1893 à 1899, l’Alliance franco-russe, puis de 1899 à 1904, l’Entente cordiale franco-britannique. Il fut à ce titre souvent crédité d’avoir construit la Triple-Entente. À la veille de la Grande Guerre, il était ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg. Dès le 26 août 1914 il fut nommé Ministre des Affaires étrangères et s’employa à consolider la Triple-Entente tout en affaiblissant la Triple-Alliance dont il réussit à détacher l’Italie en mai 1915, mais il échoua à en écarter la Bulgarie en septembre-octobre. Cet échec le conduisit à démissionner le 13 octobre 1915. Au moment de la révolution bolchévique et de la sortie de fait de la Russie de la Triple-Entente, Delcassé n’était plus au gouvernement mais demeurait député de l’Ariège (il se retira de la vie politique à la fin de son dernier mandat, en 1919).
16) - « Clémenceau » : Georges Clemenceau est Président du Conseil et Ministre de la Guerre depuis le 16 novembre 1917. Paul a parlé du discours du 20 novembre très largement approuvé à la Chambre dans sa lettre du 23 novembre 1917.
17) - « Draguignan » : Paul, tout à sa critique de Clemenceau, confond Draguignan dont « Le Tigre » était l’élu au Parlement, et Perpignan où, en 1907, sa politique intransigeante de Président du Conseil (de 1906 à 1909) face aux vignerons en grève et à leur délégué Marcelin Albert (qu’il discrédita aux yeux de la presse) conduisit à de graves émeutes le 20 juin (avec incendie de la préfecture et 5 à 6 tués parmi les manifestants) puis, le lendemain, à la mutinerie et fraternisation du 17e Régiment envoyé pour les réprimer.
18) - « Villeneuve St Georges » : Paul évoque ici la même intransigeance de Clemenceau face aux grévistes de Draveil et Villeneuve Saint-Georges en 1908, dont les manifestations furent si violemment réprimées qu’il en résulta deux morts parmi les grévistes le 28 mai 1908, puis deux autres à Vigneux le 2 juin et encore 4 autres au même endroit le 30 juillet. À cette époque, le socialiste Édouard Vaillant avait qualifié ces décès de meurtres dont il avait accusé Clemenceau de porter la responsabilité.
19) - « l'Homme libre » : journal républicain fondé par Georges Clemenceau en 1913, rebaptisé par lui « l’Homme enchaîné » à partir du 30 septembre 1914 pour dénoncer la censure qui frappait beaucoup de ses articles, et plusieurs fois ensuite interdit temporairement de parution depuis 1915. Devenu Président du Conseil, Clemenceau n’abolit pas la censure, qu'il rendit plus efficace car plus sélective.
20) - « La Victoire » : but unique du gouvernement en cours de Clemenceau. En appelant lui-aussi de ses vœux la victoire, Paul insiste sur le fait que les critiques qu’il vient de rappeler contre Clemenceau concernent le passé (il serait évidemment imprudent de sa part de critiquer « Le Tigre » alors qu’il souhaite obtenir la nationalité française. Cependant, Paul ne mentionne rien de positif dans le passé de Clemenceau, par exemple son rôle éminent et décisif dans l’Affaire Dreyfus, ses dénonciations anticolonialistes, ses positions intransigeantes sur la laïcité de l’État et les fondements de la République… : voudrait-il éviter les sujets qui fâchent encore les Français ?).
21) - « des Russes » : la proclamation du cessez-le-feu est alors attendue. Elle aura lieu le lendemain de cette lettre, le 26 novembre 1917.
22) - « des Italiens » : allusion à la défaite de Caporetto (voir la lettre du 23 novembre 1917)
23) - « les Anglais » : Les forces impériales britanniques du général Edmund Allenby ont pris Gaza le 7 novembre, Jaffa le 17 et commencé le siège de Jérusalem le 20 (la ville sera prise le 9 décembre, Allenby y fera son entrée solennelle le 11).
24) - « Canal de Suez » : l’Empire britannique assure la protection du Canal de Suez dans le cadre du protectorat qu’il exerce sur l’Égypte, de fait depuis 1882 et de droit international depuis le 19 décembre 1914 (l'Empire ottoman reprit de force le contrôle du canal de Suez en janvier 1915 mais en fut chassé par les Britanniques en février 1915).
25) - « Palestine » : Paul ne mentionne pas la célèbre lettre ouverte du 2 novembre 1917, publiée le 9, signée par Lord Arthur Balfour (Ministre des Affaires étrangères), informant Lord Lionel Walter Rothschild et la Fédération sioniste que « le gouvernement de Sa Majesté envisage favorablement l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif… ». En effet, cette information réduisait de beaucoup l’accusation faite aux Anglais, par Paul (en contradiction avec ses penchants anglophiles habituels mais en conformité avec l'opinion de la plupart des Français, et vraisemblablement de celle de Marthe, depuis longtemps anglo-sceptique) de chercher à agrandir leur empire en Palestine.
26) - « Mme Arfeuil » : première mention de cette personne, qui pourrait être une employée à temps partiel et/ou une sous-locataire de Marthe.
27) - « depuis le 1er octobre » : le nouveau régime des permissions, applicable depuis le 1er octobre, a permis à Paul de rallonger d’une dizaine de jours sa permission. Il devrait aussi lui permettre de toucher une indemnité « de vivre » de 2 francs par jour de permission, alors qu’elle était fixée à 1,30 fr depuis le 1er février 1917.
28) - « Haute paye » : cette expression désigne une somme d’argent versée par l’Armée, le jour de sa démobilisation, au soldat engagé ou réengagé ayant été maintenu sous les drapeaux au-delà de la durée de son engagement. Son montant est proportionnel au nombre de jours de dépassement. Paul, qui est effectivement un « engagé » (dans la Légion), a souscrit non pour une durée prédéterminée mais « pour la durée de la guerre » : s’il est démobilisé immédiatement à l’issue du conflit, il n’aura pas droit à la haute paye. En cette fin de l’année 1917 particulièrement troublée, il était question d’acheter encore un peu plus la docilité des Poilus face à leurs chefs (après la délivrance et l’allongement des permissions « de détente », après les rotations accélérées au front et le doublement des rations de vin…) en leur accordant systématiquement la haute paye pour chaque jour passé à l’Armée après leurs trois premières années de mobilisation. Le rétablissement de l’ordre dans les rangs militaires et civils, sous la houlette du général Pétain et du Président du Conseil Clemenceau, effaça très vite cette suggestion particulièrement corruptrice du principe national du peuple français en armes offrant généreusement sa vie pour la République.
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