Couverture de la revue Le Pays de France, novembre 1917 |
Madame P. Gusdorf 22 rue du Chalet 22 Caudéran
Aïn Leuh (1), le 20 Novembre 1917
Ma Chérie adorée,
Enfin, Enfin - 6 lettres à la fois venues par le paquebot qui a quitté Bordeaux le 10 pour Casablanca, y compris celle adressée à Taza : 28/10, 2-4-7 et 10 courant ainsi qu’une enveloppe contenant copie de la lettre de Penhoat à Me Crimail et celle que tu as écrite à Me Palvadeau. Je t’ai écrit après Oran d’Oudjda, de Taza, d’El Trarka (2), de Tissa et toute une série de cartes de Fez (3). En arrivant ici le 18, je t’ai adressé aussitôt une carte (4), désolé comme j’étais d’être sans tes nouvelles. Car il n’y a que 3 courriers par mois, partant de Bordeaux les 10, 20 et 30 de chaque mois et 3 en sens inverse partant de Casablanca les 1°, 11 et 21. Ne t’impatiente donc pas et sois persuadée que je t’écrirai très régulièrement, aussi bien pour te faire plaisir que pour ma propre satisfaction. Car je te répète que jamais tu ne m’as été plus proche que depuis cette permission. C’est là un phénomène que je ne puis m’expliquer que par ceci : C’est que dans ces 3 ans d’Afrique j’ai été tellement privé de tendresse et de bonté, d’amour en un mot, que notre union, notre vie commune m’ont paru comme un idéal tout pur ... Et comme lors de mon séjour auprès de toi tu as répondu à toutes mes idées et illusions, que pendant ces 3 semaines cet idéal et ces rêveries étaient devenues la réalité toute lumineuse et belle, je suis reparti comme je suis arrivé, le coeur rempli d’une espèce de mélange composé de tendresse, d’amour, du désir de te plaire et de te faire plaisir, et enfin de tristesse et de désespoir de te quitter pour 1 an au moins encore. Je voudrais bien et j’espère bien qu’il en soit ainsi jusqu’à la fin de notre vie et je suis toujours tenté de te faire des promesses comme seul un amoureux peut les faire ... Tu es et restes pour moi l’unique préoccupation sentimentale et bien que j’eusse désiré recevoir de temps à autre une lettre - comment dirai-je - me rappelant ces heures douces passées maintenant, je me résigne tant bien que mal avec tes explications, m’émouvant déjà en lisant par ci par là “Mein Herzlieber Mann” (5) et me persuadant qu’après tout ce que tu m’as donné rien que pendant ces dernières semaines, tu dois logiquement avoir vis à vis de moi les mêmes sentiments que j’ai pour toi.
Si donc, comme cela est inévitable, nous ne sommes pas toujours d’accord sur un sujet quelconque et que je défend mon opinion, ce n’est point pour te contrarier, mais parce qu’à mon avis c’est préférable de faire ainsi.
Ceci dit, il est au fond superflu de m’étendre sur le sujet de ta lettre du 4, sujet que tu défends si courageusement tout en étant la première intéressée. S’il en est ainsi - et il fallait bien s’y attendre nach diesem Liebesrausch* - il n’y a qu’à s’incliner. Und nichts in der Welt möchte ich, dass du irgend eine Gefahr laufst**, mais j’aurais voulu que tu en parles franchement à Melle Campana (6) en lui demandant si dans ce premier début de l’affaire que tu traverses en ce moment, il n’y a aucun inconvénient à poursuivre ta gymnastique (7) par exemple.
Denn was mir in tiefster Seele weh tut, ist der Gedanke, dass du inmitter fremder Menschen von denen - ausgenommen vielleicht Hélène - sich keiner an Dir näher interessiert, die schweren Tage durchleben sollst, ohne dass Ich bei Dir sein kann. Und dann bist Du dermassen von diesen elenden Kriege influencée, nimmt Du dermassen und so leidenschafflich Anteil an diesem Drama, dass du nicht ohne Anfluss auf das Kind bleiben kann.***
Donc consulte Melle Campana, et ce que tu fais sous ce rapport sera bien fait. Mais surtout ne cours aucun risque quel que soit le conseil du médecin.
Où je ne suis plus d’accord avec toi c’est lorsque tu mêles des sentiments aux affaires en disant que tu ne passeras probablement plus chez Maître Lanos (8) puisqu’il t’a froissée par sa conduite. Mais, mon enfant, nous avons besoin de cet avocat qui seul peut intervenir pour cette affaire (9) des fonds et titres à Bordeaux, et comme il faut absolument qu’elle soit réglée le plus promptement possible, je te prie instamment d’aller voir Me Lanos pour voir où en est cette affaire.
Pour ce qui concerne Me Palvadeau, tu verras dans le dossier que j’ai accepté le prix de 25 000 Frs. moins 1 150 Frs. reçus de Nantes en 1917, soit 23 850 Frs. comme dernier prix. Penhoat a bien fait d’écrire comme il l’a fait à son avocat. Mais il vaut mieux pour nous d’attendre le jugement du Tribunal de Commerce de Nantes dans l’affaire des prélèvements, jugement qui en même temps tranchera la question de mes propres prélèvements. Me Palvadeau le sait du reste parfaitement et ne tentera sans doute rien avant le jugement. L’essentiel est naturellement d’aller vite et il est essentiel aussi en cas de dissolution judiciaire qu’une provision aussi élevée que possible soit versée par le liquidateur à Mr. Penhoat et moi, c.à.d. entre les mains de nos représentants respectifs (10).
Combien le notaire a-t-il fait payer la procuration ? Mr. Penhoat a peut-être raison sur la question des “restrictions” et j’accepterais de ne pas faire les opérations dont s’occupe la maison L. L. et Cie dans tous les ports où elle possède actuellement des succursales (11).
Je te parlerai dans une prochaine lettre du reste de mon voyage et notamment de Fez et d’Aïn Leuh. N’as-tu pas reçu aussi pour moi une grammaire espagnole que “le Sergent Bronté” (12) de Saleh-Rabat m’avait adressée ici et que le Sergent-Major a fait suivre à Caudéran ?
En fait de journaux, tu serais bien gentille de m’expédier chaque mois les N° des 7 et 8, 17 et 18, 27 et 28 du ”Pays” (13) ou de “l’Oeuvre” (14), de façon à ce que ces numéros partent juste avec le paquebot pour arriver ici 8 jours plus tard.
Mille baisers et caresses pour toi et les enfants. Le bonjour pour Hélène.
Paul
Du reste, rien ne prouve que Me Lanos se rappelle exactement de ses conversations avec toi et des détails. D’autre part - et même si c’était le cas - un homme d’affaires cherchera toujours à s’excuser d’une négligence.
*après toute cette passion amoureuse
**Et je ne voudrais pour rien au monde que tu coures un risque quelconque, ...
***Car ce qui me fait souffrir au plus profond de mon âme est la pensée que tu doives passer des jours difficiles entourée d’étrangers - à l’exception peut-être d’Hélène - dont aucun ne s’intéresse de près à toi, sans que je puisse être à tes côtés. Et puis tu es tellement influencée par cette malheureuse guerre, tu prends part à ce drame avec tant de passion que cela ne peut point rester sans influence sur l’enfant.
Notes (François Beautier)
1) - « Aïn Leuh » : Paul a parlé pour la première fois de ce poste, où est dorénavant affectée sa compagnie, dans son courrier du 4 novembre 1917. En la rejoignant, il passe du secteur militaire de Taza, dans l’ouest du Maroc oriental, à celui de Meknès, dans l’est du Maroc occidental. Et d’un milieu habitable, presque partout peuplé de paysans sédentaires, à une forêt d’altitude pratiquement vide d’hommes et sillonnée de multiples petites voies de passage à travers le Moyen Atlas servant essentiellement à des éleveurs et commerçants nomades (et, à cette époque, à des groupes de rebelles).
2) - « El Trarka » : poste dans lequel Paul a fait étape entre Taza et Tissa (voir sa lettre du 12 novembre 1917). Le courrier qu’il y a posté à destination de Marthe ne figure pas dans la liasse de ceux qui ont été retrouvés.
3) - « cartes de Fès » : ces cartes postales manquent aussi.
4) - « une carte » : idem.
5) - « Mein Herzlieber Mann » : « mon très cher époux ».
6) - « Mlle Campana » : cette personne, plusieurs fois nommée depuis septembre 1915 est vraisemblablement l’infirmière ou le médecin de la famille.
7) - « gymnastique » : Marthe est enceinte, elle l’a vraisemblablement annoncé à Paul dans sa lettre du 4 novembre, à laquelle il se réfère. Du coup on peut comprendre le risque que prend Paul en lui écrivant en allemand (puisque sa naturalisation française dépendra des preuves qu’il aura données de s’être durablement éloigné de l’Allemagne et de sa culture) : c’est pour (r)établir avec son épouse une intimité qui protège la pudeur de Marthe (et la sienne aussi) et qui lui permet de se présenter à elle à la fois comme un époux et un père (de ses enfants, mais aussi d’elle-même)...
8) - « Maître Lanos » : Paul écrit pour la première fois en toutes lettres le titre de son avocat, sans doute pour impressionner Marthe qui, à ses yeux, se comporte comme une enfant (dont il se fait le père).
9) - « cette affaire » : Paul prend ici le ton autoritaire d’un père (celui de Marthe, et non plus de leurs seuls enfants).
10) - « nos représentants respectifs » : les affaires judiciaires en cours (levée du séquestre et restitution du capital investi par Paul et Penhoat dans la société Leconte) semblent avancer depuis que Paul, au cours de sa permission, a rencontré ses avocats de Nantes (Me Palvadeau) et de Bordeaux (Me Lanos).
11) - « succursales » : il apparaît que L. Leconte conditionne la dissolution de la société fondée par lui sous son nom à l’engagement que Paul devra prendre de ne pas concurrencer ladite société partout où elle exerce déjà ses activités.
12) - « le sergent Bronté » : sans doute un ami de Paul, affecté à Salé (et non Saleh) près de Rabat.
13) - « du Pays » : il s’agit de l’hebdomadaire massivement illustré de photographies « Le Pays de France », originellement touristique puis exclusivement consacré aux nouvelles du front dès le début de la guerre.
14) - « l’Œuvre » : quotidien de Gustave Téry, dont Paul apprécie le style non-conformiste et les positions pacifistes depuis qu’il a publié en feuilleton « Le Feu » d’Henri Barbusse. Le séquençage par décades des envois qu’imagine Paul en fonction des dates de parution s’applique aux éditions de ce quotidien et non à celles de l’hebdomadaire « Le Pays de France ».
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