Porte Boujeloud, médina de Fes |
Madame P. Gusdorf 22 rue du Chalet 22 Caudéran
Poste de Tissa (1), le 12 Novembre 1917
Ma Chérie,
Le beau temps que nous avons eu jusqu’à Amlil (2) s’est gâté subitement le 10 au moment où nous allions camper à Trarka (3), soit à environ 25 km d’Amlil. C’est un camp abandonné de sorte que nous avons dû dresser nos guignoles sous les oliviers. Dans l’après-midi la pluie commençait à tomber, continuant toute la nuit et la matinée d’hier. Heureusement, nous avions trouvé suffisamment de paille, et campés dans un trou, à l’abri du vent, nous n’avons pas eu froid pendant la nuit, serrés comme nous l’étions l’un contre l’autre et couverts de notre capote et du couvre-pied. Mais les 25 km de Trarka à Tissa étaient pénibles sous la pluie tombant en rafales et sur les routes détrempées et boueuses. Un détachement de Zouaves qui marchait avec nous et qui se composait d’hommes mal entraînés arrivait dans un état lamentable, et plusieurs heures après nous, qui formions l’avant-garde. Mais nous étions, nous aussi, trempés jusqu’aux os ; un coup de soleil faisait heureusement sécher nos capotes dans l’après-midi, car comme on voulait nous loger dans une baraque sale et puante avec un tas d’indigènes qui ne faisaient que se gratter, nous avons préféré camper sous notre tente dehors, abondamment pourvus de paille. Cette marche dans la boue m’a causé du reste une douleur assez vive au genou qui n’est pas encore passée aujourd’hui, où nous sommes au repos. Le soleil est donc revenu, et j’espère qu’il nous accompagnera au moins jusqu’à Fez, 2 jours de marche, où nous devons arriver après-demain mercredi. J’étais tout à l’heure à l’Oued (4), prendre un bain et laver mes effets. Nous avons fait ensuite 25 oeufs (pour 30 sous) sur le plat pour 4 poilus, car le manger est exécrable ici au 128° Territorial (5). A midi on a manifesté à la cuisine où, comme légume, nous avions à peine 1 pomme de terre par homme. Nous en avons emporté quelques kilos et en ferons des frites ce soir.
Mais enfin j’ai repris mon équilibre et suis, malgré les petits inconvénients signalés dans un état d’esprit comme j’aurais voulu l’être lors de mon départ de Bordeaux. Je suis infiniment content des beaux jours passés avec toi et j’ai le ferme espoir que nos affaires s’arrangeront de façon à ce que tu sois à l’abri jusqu’à mon retour. Car c’est là toute ma raison d’être : te retrouver avec les enfants comme je vous ai quittés maintenant et vivre tranquillement sans trop d’ambitions ... Ai-je besoin de dire que presque chaque nuit, en me réveillant sur ma paille, mes idées ne sont point au Maroc et que je ferme alors désespérément les yeux pour évoquer l’illusion des heures de Caudéran ? Cette nuit, lorsque je frottais une allumette pour regarder l’heure, il était juste 3 h. Oh, si je me suis mordu les lèvres !!!
Dis-moi donc si les enfants parlent beaucoup de moi et en quels termes. Si tu savais combien ce manque de nouvelles pèse sur moi, tu n’aurais certes pas manqué de m’écrire à Taza ...
Depuis le 5 je n’ai plus vu de journaux ; si tu as quelque chose d’intéressant sur le J.P. (6) tu m’enverras le numéro, n’est-ce pas ? Et, si possible aussi le “Canard Enchaîné” (7) qui paraît une fois par semaine - le mercredi. Je sais tout juste que le Comte Hertling (8) a été nommé chancelier et que les Anglais semblent y voir le premier pas vers la démocratisation (9) de l’Allemagne. Il est certainement extraordinaire qu’un Bavarois (10) - et encore un modéré - soit chancelier en Allemagne et, par cela même, Président du Conseil en Prusse.
Le pays commence à changer un peu d’aspect dans ces parages. Les villages arabes sont plus près les uns des autres et toutes les cagnas (11) blanchies à la chaux. La terre est plus cultivée et plus grasse, les arbres plus nombreux. Demain et après-demain nous descendrons dans la plaine et serons à Fez et Meknès au coeur du Maroc. Ici même il y a une tranquillité complète ; on ne dirait point que le Pays est en guerre (12)! Le poste, très mal construit, est du reste appelé à disparaître car le chemin de fer Taza-Fez ne passera pas par ici mais par Bab Norzouka-Touahar-Coudrat-Matmata (13). De loin, nous avons pu voir 1/2 douzaine de blockhaus construits après notre départ de Touahar pour protéger la voie ferrée.
Quand, bon Dieu, vais-je trouver tes premières bonnes nouvelles ?
Je t’embrasse sur les yeux, les oreilles et la bouche qui sait dire des mots si doux quand je suis plus près de toi que maintenant.
Paul
Une bise aux enfants, le bonjour pour Hélène.
Notes (François Beautier)
1) - « Poste de Tissa » : poste militaire contrôlant l’oued Lebene (ou Leben), sur le versant du Rif au nord de la ligne Taza-Fès, à environ 25 km au nord du cours de l’oued Innaouen et à une soixantaine de km à l’ouest de Taza.
2) - « Amlil » : poste militaire habituellement tenu par le 2e Régiment étranger, et halte ferroviaire, à un peu plus de 30 km à l’ouest de Taza. Paul y a stationné plusieurs fois en 1915,1916 et 1917.
3) - « Trarka » : ce poste situé à l’aval de celui d’Amlil, à 25 km au sud de celui de Tissa, était déjà abandonné à cette époque. Il a depuis lors disparu sous les eaux de l’actuel lac de barrage Idriss 1er.
4) - « à l’oued » : le Lebene (ou Leben).
5) - « 128° territorial » : 128e Régiment territorial, composé comme son nom l’indique de « Gardes territoriaux », c’est-à-dire de soldats âgés et, de ce fait, affectés à des missions de surveillance et non plus de combat. À cette époque, Paul, né le 3 avril 1882, a 35 ans révolus depuis plus de 6 mois : selon la loi du 7 août 1913 concernant l’affectation des recrues de 34 à 49 ans, il devrait être versé dans un régiment territorial. Mais le manque d’effectifs dont souffrent les rangs de l’armée française affectée au Protectorat du Maroc conduit son chef, le général Lyautey, à ne pas respecter les règles - concernant notamment les permissions et les transferts dans la Territoriale, mais aussi les missions « de surveillance » des Territoriaux - dont la stricte application conduirait à le priver de combattants.
6) - « le J.P. » : le Journal du Peuple, dont Paul apprécie beaucoup la lecture (voir sa première mention de ce journal dans sa lettre du 26 janvier 1917).
7) - « Canard enchaîné » : journal satirique très apprécié par Paul qui, par le simple fait d’en réclamer par courrier les derniers numéros à Marthe, et sans doute d’en faire l’éloge auprès de ses collègues, se classe dans la catégorie des contestataires pacifistes plus ou moins révolutionnaires et internationalistes. Il prend ainsi le risque, à vrai dire couru par beaucoup des Poilus de 1917, d’apparaître à ses supérieurs, et au juge de sa demande de naturalisation, comme un antifrançais...
8) - « le comte Hertling » : Georg von Hertling, chef des centristes catholiques proparlementaires, a été nommé chancelier, suite à la démission, sur ordre impérial, de Michaelis, trop ouvertement antipacifiste.
9) - « démocratisation » : les Anglais, et plus généralement les Alliés, impatients de voir l’Allemagne demander la paix, imaginent imprudemment que ce nouveau chancelier aura les moyens de mener la politique que sa réputation de centriste parlementariste (de surcroît catholique, donc sensible aux appels à la paix du pape Benoît XV) les incite à espérer…
10) - « Bavarois » : la Bavière, alors réputée libérale et pacifiste au sein de l’Empire allemand, faisait figure d’exact contraire de la Prusse. Cependant Paul faisait erreur : le chancelier Hertling était un Hessois et non un Bavarois.
11) - « cagna » : inspiré d’un mot annamite (ou vietnamien) signifiant « abri servant d’habitation », ce mot diffusé par les troupes coloniales françaises désignait, chez les Poilus, les abris souterrains où vivaient les combattants lorsqu’ils étaient affectés aux tranchées.
12) - « en guerre » : si la région de Tissa, au nord de l’Innaouen et de l’axe Fès-Taza, est alors effectivement tranquille, des affrontements violents entre le Groupe Mobile de Taza et des rebelles nationalistes marocains se déroulent au même moment au sud de cette ligne, notamment à 3 km au sud-ouest de Taza, autour du mont Toumzit, et à 7 km au sud-sud-est dans le secteur de Bou Guerba.
13) - « Bab Norzouka… Matmata » : Paul énumère les futures stations du chemin de fer à voie étroite qui longera la percée (ou cluse) de l’oued Innaouen qui constitue le couloir naturel de l’axe Fès-Taza. La station qu’il nomme « Bab Norzouka » est en fait celle de Bab Merzouka, un site que Paul a plusieurs fois fréquenté depuis février 1915.
14) - « Touahar » : Paul a souvent effectué des missions dans ces sites que Lyautey faisait équiper de fortins défensifs pour protéger l’axe Fès-Taza. Le dernier passage de sa compagnie à Touahar mentionné par Paul remonte à la fin novembre 1916 (voir son courrier du 3 décembre 1916). La percée de l’Innaouen, couloir stratégique étroit donc maillon faible du « Cordon d’acier » que Lyautey voulait établir entre les deux Maroc (l’Occidental et l’Oriental), n’a jamais cessé d’être contrôlé et renforcé par les Français depuis le début 1915.
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