Forêt de cèdres, Azrou |
Madame P. Gusdorf 22 rue du Chalet 22 Caudéran
Aïn Leuh, le 4 Décembre 1917
Ma chère petite femme,
Nous sommes rentrés hier soir du convoi qui nous a tenus 4 jours dans le bled (1) ; tu ne m’en voudras donc pas de t’avoir laissée sans nouvelles depuis mes 2 cartes (2) du 29 Novembre. Et je suis encore aujourd’hui tellement fatigué que j’ai de la peine à mettre de l’ordre dans mes idées. Car nous avons fait des kilomètres pendant ces 4 jours - heureusement que le précédent convoi m’avait entraîné de sorte que j’ai bien moins souffert qu’à Lias M’Rirt. Nous sommes ici à 1300 m d’altitude (le Brocken n’en a que 1100 à peine (3)) et nous étions sur des plateaux de plus de 1600 m où il fait rudement froid, même actuellement où il fait un bon soleil. Naturellement, en marchant en capote, on a chaud, mais dès qu’on s’arrête on a bien froid. Et les nuits donc, sous la guitoune ! Ces hauts plateaux offrent vers le Sud une vue magnifique sur l’Atlas avec ses cimes toutes blanches. Nous étions dans les environs du poste de Timavid (4) (1800 m) et on voyait aussi le col où se trouve le poste de Becrit (5), le plus élevé je crois que nous avons au Maroc à 2050 m d’altitude. Inutile de te dire que dans ces parages on a un appétit féroce et que le soir la soupe bien chaude est un vrai régal. On ne peut malheureusement pas en dire autant de la 1/2 boîte de sardines ou de thon qu’on emporte avec un bout de viande froide comme casse-croûte pour faire souvent plus de 30 km ...
Ce qui m’a fait beaucoup de plaisir, c’est la marche à travers la forêt pendant quelques heures. Nous sommes partis d’Azrou (6) à 6 h du matin au camp du Djebel (mont) Hébri (7) pour réparer la ligne télégraphique sur Timavid, détruite par les bicots (8). Le matin, par un froid de loup, la forêt était fantastique sous la gelée blanche et au clair de la lune. Au fur et à mesure que le jour se lève, les arbres et arbustes prennent des formes plus précises et le charme de la grande forêt se fait sentir, surtout quand on aime la forêt depuis son enfance comme moi qui en étais toujours entouré. Cette forêt a quelque chose de grandiose : on n’en connaît qu’une partie et on suppose qu’elle forme la continuation d’une forêt de l’Algérie et qui s’étend jusque vers l’extrême sud-ouest du Maroc, à quelques centaines de km de longueur (9). Ce sont surtout des chênes et des cèdres qui la composent. Les cèdres d’ici sont tout simplement gigantesques ; ils ont jusqu’à 4 et 5 m de circonférence et jusqu’à plus de 30/35 m de hauteur. Ils représentent à peu près l’aspect d’énormes sapins avec leurs branches horizontales et leurs troncs droits comme un cierge. Bien qu’il y ait des routes assez bien entretenues dans la partie que nous avons traversée, l’aspect de la forêt est néanmoins sauvage. On voit des arbres énormes fendus par la foudre et couchés dans toute leur longueur. A Ougnies (10) (environ 25 km d’ici) il existe une scierie qui débite le bois et doit fournir ces belles planches dans tout le pays. Sur les chênes, on voit du houx et du gui et tout le monde en a ramassé une branche ...
On a ici dans l’Occidental beaucoup de camions automobiles qui circulent assez facilement sur les routes mieux entretenues qu’en Oriental et malgré les pentes souvent très dures. Mais néanmoins le ravitaillement en route est moins bon que dans la région de Taza où le Général Aubert (que j’ai connu comme Colonel (11)) a fait pas mal d’améliorations. Et bien que toutes les grandes villes du Maroc (Fez, Marakech, Meknès, Rabat, Salé, Casablanca etc.) soient situées dans l’Occidental, les quelques lignes de chemin de fer fonctionnent encore plus mal que de l’autre côté ... Mais le pays est plus pacifié, les habitants plus propres et plus polis : nous n’avons pas eu un seul coup de fusil encore ! (12)
Voici déjà plus de de 5 semaines que je t’ai quittée ... le temps passe quand même ! Si je m’étais douté que tu étais dans la gare pendant les 30 minutes que j’avais encore à attendre, je ne serais certes pas resté dans mon coin du compartiment. Mon train partait du reste du 3° ou 4° trottoir et j’étais dans un triste état comme je te le disais déjà. Comment vas-tu ? As-tu vu Melle Campana ? Ce qui m’afflige surtout - excuse-moi de t’en parler, mais je ne puis me retenir - c’est que par suite de “l’évènement” (13) tu seras encore esclave pendant 3 ans au moins, alors que j’avais caressé l’idée de pouvoir travailler côte à côte avec toi après cette tourmente qui finira tout de même un jour ou l’autre. Chose curieuse : c’est ta voix qui ne m’avait jamais autant charmé que lors de ma perm et que je me donne souvent toutes les peines du monde d’évoquer. Malgré la fatigue de la marche et la température rigoureuse de la nuit et des soirées, j’ai été pendant tout ce temps dans le même état qui n’a rien de bien réjouissant ...
Il paraît que la Russie a conclu un armistice avec l’Allemagne (14); n’ayant lu aucun journal de France depuis mon arrivée à Aïn Leuh, je ne connais pas du tout les conditions envisagées pour la paix éventuelle qui, logiquement, devra suivre l’armistice. Ce sera peut-être quand même le commencement de la fin, surtout s’il n’y a pas du tout “d’annexions ni d’indemnités”.
A propos nous allons probablement descendre à Meknès (15) pour le 16 courant pour 45 jours. Là du moins il n’y aura pas de convois et de marches et c’est une consolation, car ici nous sommes toujours sur le qui-vive. Et j’aurai aussi peut-être l’occasion de t’envoyer mes étrennes pour le premier de l’an, ce qui me serait également une consolation.
Est-ce que Georges prend goût aux études ? Pourvu seulement que Me Lanos règle promptement la question des titres (16)! J’espère que tu l’as vu entretemps et que tu m’en parleras dans ta prochaine qui va arriver ici le 8 probablement.
Mes plus tendres baisers pour toi et les enfants, le bonjour pour Hélène.
Paul
Passes-tu maintenant les après-midis avec Mme Lemaître ? (17) Mr Penhoat t’a-t-il écrit depuis ? Cette lenteur des communications est vraiment désespérante !
Encore un bon baiser.
Paul
Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - « le bled » : la campagne. En l’espèce il s’agit de la forêt montagnarde des cèdres du Moyen Atlas.
2) - « 2 cartes » : l’une manque.
3) - « 1100 à peine » : en fait 1141 m pour le sommet du Brocken (massif du Harz) sur lequel Paul et Marthe grimpaient à l’occasion de la Nuit de Walpurgis (voir notamment les lettres des 11 mai 1915 et 1er mai 1917).
4) - « Timavid » : en fait, Timahdite, poste construit par le bataillon de Paul (sans lui) pendant l’été 1915, à 1815 m d’altitude, en défense de la bourgade du même nom. Situé à 30 km à vol d’oiseau à l’est-sud-est d’Aïn Leuh, ce poste permet de contrôler la route reliant Meknès à Erfoud (par Azrou et Midelt) c’est-à-dire de bloquer d’éventuels mouvements de jonction des deux rebellions en cours, celle du Tafilalt (ou Tafilalet, dans le centre du Maroc oriental) et celle du Pays des Zayanes (ou Zaër Zaïane, dans le centre du Maroc occidental, à l’ouest et au nord-ouest de Khénifra).
5) - « Becrit » : en fait Bekrite, petit poste à 25 km à vol d’oiseau au sud-sud-est d’Aïn Leuh, en pleine forêt, effectivement le plus élevé du Maroc à plus de 2 000 m d’altitude.
6) - « Azrou » : ville à 20 km à vol d’oiseau au nord-nord-est d’Aïn Leuh. Il faut faire ce crochet vers le nord pour y emprunter la route Azrou-Timahdite.
7) - « Hébri » : en fait El Herri, lieu de sinistre mémoire pour la Légion qui y subit le 13 novembre 1914, face aux rebelles Zayanes, l’une des plus humiliantes défaites de son histoire (plus de 600 Légionnaires tués, soit un soldat sur deux et 4 officiers sur 5 parmi les membres de la colonne Laverdure).
8) - « les bicots » : Paul ignore-t-il vraiment qu’il s’agit de Marocains patriotes ?
9) - « quelques centaines de km de longueur » : effectivement, cette forêt du Moyen Atlas traverse en diagonale tout le Maroc, sur une distance de plus de 900 km, puis se prolonge en Algérie jusqu’au nord de la Tunisie par la forêt de l’Atlas tellien.
10) - « Ougnies » : en fait Ougmès, à 5 km au nord-est d’Azrou, sur la route d’Ifrane donc à 25 km à vol d’oiseau au nord-est d’Aïn Leuh.
11) - « Colonel » : le Colonel Aubert, mobilisé au Maroc depuis 1908 à la tête du 14e Bataillon de Tirailleurs sénégalais, également chef (depuis 1914) du Groupe mobile de Taza (auquel Paul participa plusieurs fois) s’illustra par la prise de contrôle de force, en novembre 1917, par ce même groupe mobile, de deux points hauts dominant Taza au sud-ouest et au sud-sud-est (le Toumzit et le Bou Guerba) tenus par les Rhiatas rebelles. Cette bataille acheva - temporairement - le contrôle par les Français du couloir de l’Innaouen (ou « couloir de Taza ») et valut au Colonel Aubert d’être élevé au grade de Général commandant la subdivision de Taza.
12) - « nous n’avons pas eu un seul coup de fusil » : ce « nous » désigne exclusivement le groupe d’Aïn Leuh, et non l’ensemble des troupes françaises au Maroc, qui sont alors soumises aux deux foyers de rébellion du Tafilalt (ou Tafilalet) et du Pays Zayane (voir note ci-dessus concernant « Timavid »), ainsi qu’à des escarmouches locales sanglantes comme celle que provoqua l’occupation par les Français des points hauts dominant le sud de Taza.
13) - « l’événement » : la grossesse imprévue de Marthe, qui a alors 37 ans..
14) - « armistice avec l’Allemagne » : le décret sur la paix a été pris par le gouvernement révolutionnaire le 15 novembre 1917, le cessez-le-feu a été proclamé entre la Russie et les puissances centrales le 26, l’armistice pour une durée de 2 mois est signé le lendemain de cette lettre, le 5 décembre 1917, avec un effet rétroactif à compter du 15 novembre (l’échec des négociations reportera la paix - signée à Brest-Litovsk - au 3 mars 1918).
15) - « descendre à Meknès » : l’expression est à prendre au sens premier puisque Meknès - au nord d’Aïn Leuh - est à une altitude plus basse de 500 m, mais aussi au sens figuré de « s’éloigner du front » puisque cette ville est totalement pacifiée.
16) - « des titres » : Paul veut récupérer du séquestre et vendre au profit de Marthe des titres d’emprunts obligataires, par l’intermédiaire de son avocat à Bordeaux, Maître Lanos.
17) - « Mme Lemaître » : sous-locataire de Marthe ?
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