Publicité, 1906 |
Madame Paul Gusdorf 22 rue du Chalet 22 Caudéran
Meknès, le 1° Janvier 1917 (1)
Ma Chérie,
Arrivant hier, après 3 jours de marche, à Meknès, j’y ai trouvé tes lettres des 12-14-16-19 Décembre. Etait-ce la fatigue des 3 étapes, de la marche (2) très pénible et du brusque changement de climat (3) - toujours est-il que je suis resté un grand moment abasourdi et incapable de te répondre sur le coup. Je t’aurais dit aussi certainement quelque amertume en te répondant de suite, chose que je n’ai nullement l’intention de faire. Mais enfin pourquoi tant de détours et tant de subtilités pour distinguer entre tes affaires et les miennes, pourquoi me dire d’abord que tu ne crois pas que tu iras chez Me Lanos (4) puisque son attitude t’a froissée - ensuite que tu y iras la semaine prochaine et finalement que ta dignité s’y oppose ? Cela te donne-t-il réellement une telle satisfaction de me répéter une fois de plus que je n’ai pas réussi à régler notre affaire, ou plutôt “la mienne” ?
Enfin, laissons cela, car nécessairement cette discussion tournera à l’aigre-doux. Et pour te prouver que je me range complètement à ton avis, j’ai même l’idée d’écrire une lettre grossière à Me Lanos, une deuxième à Me Palvadeau (5) et 2 lettres ordurières aux 2 procureurs (6). De cette façon j’aurai de mon côté aussi le beau geste de l’homme digne et qui se moque du matérialisme. Mais quelle que soit ma décision, de grâce ne me parle plus jamais d’affaires comme de mon côté je m’abstiendrai rigoureusement. Tu n’as qu’à vendre (7) pour te procurer de l’argent et sans m’avertir - je m’en désintéresse complètement. Je vais aussi écrire à Penhoat de ne plus te parler des affaires et de communiquer avec moi s’il y avait quelque chose de particulier. Car avec son caractère il est même étonnant qu’il ne t’ait pas encore choquée ! Quant à Wooloughan, il aura, j’espère, assez de tact pour ne plus repasser et demander si tu as besoin de ses services.
Comme je te le disais déjà, la marche d’Aïn Leuh à Meknès était très pénible. Partis après une longue période de pluie et de neige, il faisait une boue épouvantable et les étapes sont longues et dures. Sur le plateau d’Ito (8), première étape, nous avons essuyé une tempête de neige et un froid glacial dont je me rappelle toujours. Heureusement nous étions logés cette nuit-là (du 29 au 30) dans des baraques sur de la paille et la place était si étroite que nous étions serrés les uns contre les autres de sorte que nous n’avons pas trop senti le froid. Mais les cuisiniers qui faisaient le repas dans la neige et la glace étaient à regretter (9); aussi la soupe et le traditionnel riz au gras s’en ressentaient-ils fortement. Le lendemain matin, en partant pour El Hadjeb (10), on s’enfonçait dans la neige ou on pataugeait sur la glace avec un petit vent du Nord qui n’avait rien de caressant. Mais une fois descendus du haut plateau, c’était la boue, la sale boue collant aux brodequins qui devenaient peu à peu lourds comme du plomb. Le soir était encore très froid, et pour que nous n’ayons point des idées de dimanche, on nous faisait camper sous la petite guitoune hors du poste d’El Hadjeb. Bon Dieu qu’il faisait froid cette nuit du 30 au 31 ! Dans l’escouade nous avions obtenu (en le volant) un peu de foin et, par un coup de culot, quelques litres de vin à 80 cs (11) que nous fîmes chauffer pour tenir. Heureusement j’ai pu acheter en même temps aussi 1 1/2 livres de pain frais ce qui nous permit de faire la dernière étape El Hadjeb-Meknès (33 km) sans souffrir de la faim. Car nous avions tout juste une barre de chocolat Poulain (12) et un bout très mesquin de viande.
En descendant complètement dans la plaine de Meknès (13), le climat change et devient bien plus doux, mais aussi pluvieux en cette saison-ci. Et, comme conséquence, la boue règne en maître. Nous sommes arrivés sous une pluie fine et pénétrante et quant à moi j’étais mouillé jusqu’à la chemise. Nous sommes logés dans des baraques comme à Aïn Leuh, et le camp, planté de vieux oliviers, se trouve à 200 m de la gare. A côté se construit le nouveau quartier européen dont plusieurs très belles maisons sont déjà terminées. Ce qui est le plus appréciable c’est la présence au camp de lavabos et douches - ces dernières à l’eau tièdes - et gratuites. Un grand souk avec des cantines (14) se trouve à 50 m de nos baraquements.
Je te laisse pour le moment, ayant encore toute mon autre correspondance (15) à faire, et continuerai demain.
Mes meilleurs voeux et baisers pour toi et les enfants.
Paul
Notes (François Beautier)
1) - « 1917 » : en fait 1918.
2) - « marche » : Paul vient de parcourir à pied les 90 km de route entre Aïn Leuh et Meknès.
3) - « climat » : Aïn Leuh, en montagne, à plus de 1500 m d’altitude, est habituellement enneigé de novembre à mars alors que Meknès, à 550 m, ne connaît guère qu'en janvier des températures négatives.
4) - « Me Lanos » : avocat à Bordeaux, il est chargé par les Gusdorf (et donc par Paul, chef de famille) de soustraire du séquestre une partie de leurs biens afin de permettre à Marthe et aux enfants de vivre décemment. Ce n’est pour le moment toujours pas le cas puisque depuis octobre 1917 Marthe se trouve réduite à sous-louer une partie de son logement pour subvenir aux besoins de la famille (voir la lettre du 28 octobre 1917).
5) - « Me Palvadeau » : cet avocat à Nantes est chargé par Paul d’obtenir la levée du séquestre sur sa part des actifs et bénéfices dans la société Leconte (levée sinon totale, du moins partielle, voire mensualisée sous forme d’une pension versée à Marthe).
6) - « 2 procureurs » : ceux des tribunaux de Nantes et de Bordeaux qui gèrent le séquestre des actifs et bénéfices de Paul dans la société Leconte (domiciliée à Nantes), et le séquestre des fonds et des titres des Gusdorf (habitant la juridiction de Bordeaux) déposés dans diverses agences bancaires de Bordeaux. Ces deux volets du séquestre qui frappe la famille ont été prononcés dès l’automne 1914 au titre de la loi du 2 août 1914 sur la saisie des biens des étrangers « ressortissants ennemis ».
7) - « vendre » : Marthe ne peut rien vendre légalement puisque les biens de la famille sont sous séquestre. Cependant elle peut gager ses bijoux (il semble qu’elle l’ait fait) ou faire vendre par des amis les titres au porteur (anonymes) que Paul a conservés dans son bureau professionnel (si elle parvient à y accéder) ou dans son habitation. Pour le moment, il semble que deux amis de Paul (Penhoat et Wooloughan) aient déjà servi d’intermédiaires dans ces ventes illégales.
8) - « Ito » : ce haut plateau en avant (à l’ouest) du versant montagnard du Moyen Atlas (sur le rebord duquel se situe le camp d’Aïn Leuh) affiche une altitude moyenne légèrement inférieure à 1500 m. Le site d’Ito contrôle d’ailleurs un col (le « Passage d’Ito ») à 1428 m d'altitude.
9) - « à regretter » : les cuisiniers d’Aïn Leuh n’officient pas à Ito.
10) - « El Hadjeb » : cette ville (actuelle El Hajeb) à un peu plus de 1000 m d’altitude marque la fin vers l’ouest du haut plateau d’Ito et le début du plateau de Meknès.
11) - « 80 cts » : 80 centimes, c’est alors le prix d’achat du litre de vin par l’intendance militaire, qui le revend habituellement au moins trois fois plus cher aux soldats. Paul et ses compagnons ont réussi, par un « coup de culot », qui était certainement plus ou moins un « coup de force », à se procurer du vin à prix coûtant.
12) - « Poulain » : Paul, fin connaisseur en matière de chocolat, préférait certainement le Menier (voir sa lettre du 30 octobre 1915) au Poulain, produit maintenant en grande quantité par l’entreprise (fondée en 1848) qui a multiplié par 6, entre 1914 et 1917, ses fabrications de barres individuelles emballées pour répondre aux commandes de l’Armée.
13) - « plaine de Meknès » : il s’agit précisément d’une haute plaine.
14) - « cantines » : restaurants populaires à prix modiques installés dans l’enceinte du marché traditionnel (le souk).
15) - « autre correspondance » : revenant à sa résolution de gérer lui-même les « affaires » concernant le séquestre, que Marthe considère comme étant celles de Paul, celui-ci ne l’informe plus de la destination et de la teneur des courriers qu’il envoie pour tenter de les régler.
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