Skatspieler, Otto Dix, 1920 |
Madame P. Gusdorf 22 rue du Chalet 22 Caudéran
Aïn Leuh, le 18-12-17
Ma Chérie,
Je suis sans tes nouvelles depuis tes lignes du 30 Novembre : il est vrai que, par suite des chutes très abondantes de neige dans la région, les communications deviennent de plus en plus difficiles. Tu recevras sans doute tout un paquet de mes lettres en même temps et tu auras reçu dans la première semaine de Décembre mes premières nouvelles d’Aïn Leuh. J’ai rarement vu autant de neige : c’est un véritable temps de Noël, comme on se présentait cette fête dans son enfance : une couche d’au moins 30 à 40 cm toute blanche sur tous les objets et des glaçons énormes au bord des toits. Les flocons tombent sans discontinuer, si denses qu’on ne voit pas bien loin et les hommes ont beau enlever la neige sur les routes, une heure plus tard on ne s’aperçoit même plus de leur travail. Il me semble qu’autrefois la fête de Noël tombait toujours dans une période comme celle-ci, mais chose bizarre, dès que mes souvenirs commencent à se préciser, je me rappelle que nous avions toujours des pluies à Noël, à quelques rares exceptions près.
J’ai reçu toutefois le Journal du Peuple (1) jusqu’au 5 courant, bien que du 30-11 au 5-12 tu m’aies sûrement écrit aussi des lettres. L’article “La voix des mutilés allemands” que tu avais marqué n’est sûrement pas reproduit par la grande presse, étant de nature à apaiser les haines au lieu de les aviver. Qu’il y ait eu aussi en Allemagne des publications dans le genre du “Feu” m’a également intéressé. Le député Mayeras (2) de la Seine est sûrement dans le vrai lorsqu’il explique que la grande majorité des députés a peur de perdre ses mandats en cas de nouvelles élections. Cela doit s’appliquer aussi bien à la France et l’Italie qu’à l’Allemagne et l’Autriche (3), car tous ceux qui souffrent en ont assez et, sans considérations politiques, désirent un changement profond des états de choses actuellement - et depuis trop longtemps - existants. Il me semble toujours que cette guerre ressemble de plus en plus à une épreuve de l’élasticité, de la soumission et servilité humaines et que bientôt on arrive de part et d’autre à l’extrême limite. Dans l’intérêt de l’humanité il serait à souhaiter que cette limite soit atteinte simultanément dans les camps opposés ; mais l’exemple russe a prouvé que tous les hommes ne sont point égaux (malheureusement) ; il apparaît cependant presque certain que c’est là la seule issue possible de l’impasse dans laquelle tout le monde est engagé. Et ce serait en même temps une démonstration éclatante des peuples, de la grande masse anonyme, qu’ils n’entendent pas qu’on dispose d’eux sans égard à leur souffrance et leurs sentiments.
Je me demande parfois quelles idées peuvent germer dans les têtes de nos enfants pendant cette période. Suzanne notamment doit se faire des réflexions qui, peut-être, ne resterons pas sans influence sur son caractère. Elle est du reste moins communicative que d’autres enfants de son âge et je ne puis pas me figurer que ce soit par simple calcul de se rendre intéressante. En temps normal, cela aurait été le moment de l’envoyer au lycée de jeunes filles ...
le 19-12
Il a neigé encore toute la nuit ; hier soir de 9 h à 10 h, lorsque j’étais de garde, les flocons tombaient de telle façon qu’en 5 mn j’étais couvert d’une couche épaisse - un véritable Père Noël. Les chacals rôdent autour du camp et des milliers de corbeaux sont posés presque à côté des fils de fer. Ils ne la mènent pas bien large non plus, les pauvres bêtes - il y a bien 60 à 70 cm de neige dehors : je n’en ai jamais vu autant, exception faite peut-être de la fête du ski au Feldberg (4), dans la Forêt Noire. Cela va être 12 ans au mois de Février. C’est égal, on commence tout de même à se faire vieux.
Le convoi et le courrier de Meknès vont rester encore en panne aujourd’hui - c’est tout de même embêtant d’être bloqué comme cela en automne déjà, car l’hiver ne va commencer qu’après-demain. Il s’en suivra - si le temps continue - que nous ne pourrons pas aller non plus à Meknès le 29. Sous un rapport je ne le regretterais pas, car il ne fait pas bon coucher en cette saison-ci sous la petite tente ni marcher dans la neige, sac au dos, des étapes d’une trentaine de kilomètres. Mais d’un autre côté les lettres etc. mettraient 3 jours de moins pour l’aller et autant pour le retour ce qui est appréciable.
Je vais attendre jusqu’à 1 1/2 h pour voir si le courrier n’arrive pas avec des nouvelles de Me Palvadeau, soit directement, soit par ton entremise. Sinon, je vais lui écrire un mot. Je regrette seulement que par suite de la longueur de l’affaire des titres tu n’aies pu lui envoyer encore les 200 Frs (5). Car cela aurait tout de même fait un meilleur effet.
Peut-être que Me Lanos (6) t’a tout de même avisée entretemps ...?
Et comme cette lettre arrivera à peine pour le 1° de l’an, laisse moi te souhaiter encore que 1918 voie enfin la fin de notre misère, de la guerre et de notre séparation.
Je t’embrasse ainsi que les enfants bien tendrement.
Paul
Le bonjour pour Hélène.
Notes (François Beautier)
1) - « Journal du Peuple » : fondé par le socialiste contestataire Henri Fabre, ce quotidien était alors le mieux informé des actualités russes. Il devint d’ailleurs le propagandiste des thèses révolutionnaires internationalistes léninistes.
2) - « Mayeras » : en fait Barthélémy Mayéras (voir la lettre du 16 décembre 1917).
3) - « l’Autriche » : Paul ne déroule ici qu’une infime partie de la liste de la cinquantaine de nations qui souffraient alors de leur implication dans la Grande Guerre.
• Suite du 19/12/17 :
4) - « Feldberg » : station de ski renommée en Allemagne, en Forêt Noire à 1277 m d’altitude.
5) - « 200 Frs » : il s’agit d'une avance sur les honoraires de Me Palvadeau, avocat de Paul à Nantes. Marthe n’a pas pu la régler puisque le juge du séquestre n’a toujours pas autorisé la vente de titres appartenant au couple.
6) - « Me Lanos » : cet avocat représente son collègue Palvadeau à Bordeaux.
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