Madame P. Gusdorf 22 rue du Chalet 22 Caudéran
Aïn Leuh, le 15 Mars 1918
Ma Chérie,
Ainsi que je te l’annonçais par ma carte postale du 13, nous sommes arrivés ici avant-hier, reprendre garnison. Malheureusement je suis toujours sans tes nouvelles et comme le courrier via Meknès n’arrive ici que tous les 3 jours pour repartir le lendemain, je ne peux avoir une lettre que ce soir au plus tôt. Comment vas-tu et comment vont les enfants ? Les 2 petits sont-ils enfin complètement rétablis de leur rhume et Georges a-t-il cessé de tousser ? Suzanne a sans doute vite rattrapé le terrain perdu à l’école. Je serais bien content de recevoir une copie exacte de ses dernières notes.
Notre marche de Meknès à Aïn Leuh (1) s’est effectuée dans de meilleures conditions qu’on aurait pu prévoir après la semaine de pluies torrentielles. Toutefois le terrain était bien détrempé pendant les deux premières étapes, mais le temps était sec et beau. La première étape, de Meknès à El Hadjeb, (32 à 33 km) a été la plus dure - je ne sais pas pour quelle raison - pour presque tout le monde. Moi particulièrement, j’ai été rarement aussi fatigué que ce jour là et si je n’avais pas eu la bonne fortune d’attraper un mulet et faire ainsi 2 heures en cavalier, je crois que j’aurais dû monter sur une des arabas (2) du convoi. Enfin, ces deux pauses à mulet m’ont complètement remis et j’ai très bien marché les jours suivants. Dans la région d’Ito, en abordant le plateau qui est plus élevé qu’Aïn Leuh (3), nous avons trouvé beaucoup de neige et le changement de température se faisait durement sentir. Ici, la forêt est encore blanche, mais le poste même et ses abords immédiats sont complètement dégagés. Cependant, le vent est frais et il y a une grande différence avec le climat de la plaine de Meknès. Nous allons rester ici peut-être 1 mois à 1 1/2 mois, puis les colonnes vont sans doute commencer vers la fin du mois d’avril. Il paraît que nous allons être presque tout l’été dehors pour construire des postes devant assurer la communication avec le Sud, c.à.d. la région de Bou Denib (4), la haute Moulouya (5) - que sais-je ! Inutile de te dire que nous ne sommes pas du tout impatients de reprendre le large, surtout nous autres engagés pour la durée de la guerre. Nous attendons tous “le miracle”, celui qui doit amener la paix et on entend souvent des réflexions de ce genre : “Le jour où la paix sera signée, je me saoulerai comme jamais de ma vie ...” “Le jour de la paix, je ne lèverai plus une pelle ...” Ah là là, que de bonnes intentions ou d’illusions qui se réaliseront Dieu sait quand ... Car pour le moment, on est réduit ici aux seuls communiqués qui laissent croire que le tir est définitivement interdit au front (6) ... Et cette grande offensive ne se fera peut-être jamais, vu les sacrifices énormes qu’elle exigerait ... Pas de courrier de France, ni journaux depuis presque 15 jours ...
Enfin, cela y est, voilà tes lettres des 24 et 27 Février avec celle de Me Palvadeau (7). J’ai attendu jusqu’au dernier moment de sorte que je suis forcé maintenant de faire vite pour que ma lettre parte ce soir ou plutôt demain matin avec le courrier. J’ai télégraphié aussitôt à Me Palvadeau “Accepte acte cession Leconte” pour ainsi en finir de cette histoire. Car une fois en possession de mon argent, j’attendrai le vieux renard (8) qui, le cas échéant, devra m’attaquer ! C’est du reste le même texte que celui de l’acte passé avec Mr. Penhoat. L’essentiel est que le paiement de ta pension reprenne aussitôt et sous ce rapport j’attends avec impatience tes nouvelles ultérieures.
Laisse-moi finir pour le moment pour que cette lettre parte ; je t’écrirai demain plus longuement (9). Le cas échéant, tu peux indiquer Mr. Penhoat comme nous ayant prêté de l’argent ; tu te mettras simplement d’accord avec lui sur le montant à indiquer (800 à 1000 Frs.)
Mille baisers pour toi et les enfants.
Paul
Notes (François Beautier)
1) - « Meknès à Aïn Leuh » : ce trajet d’une centaine de km au sol prend trois jours pour les colonnes se déplaçant à pied et une journée pour les auto-camions et voitures, faute d’une bonne route à travers le piémont du Moyen Atlas, par El Hajeb, le col d’Ito, la Forêt des Cèdres, et Azrou.
2) - « arabas » : mot turc désignant le traditionnel char à bœufs couvert.
3) - « plus élevé qu’Aïn Leuh » : impression fausse puisque le col d’Ito grimpe à 1428 m d’altitude alors que le casernement d’Aïn Leuh se situe à un peu plus de 1500 m d’altitude. Cette impression s’explique sans doute par la forte proximité de sommets dépassant les 2000 m au-dessus de la vallée où s’étire le village d’Aïn Leuh, étagé de 1350 à 1600 m.
4) - « Bou Denib » : en fait Boudnib, porte du désert du Maroc oriental en direction du Sahara algérien, sur le versant sud du Haut Atlas, à 220 km au sud-est d’Aïn Leuh. C’est à l’époque un site que la France consolide pour en faire l’un des points clés de la stratégie de Lyautey consistant à empêcher les différents groupes rebelles marocains de se réunir dans le secteur de Khénifra (qui tient le carrefour des axes reliant les deux Maroc, l’Oriental et l’Occidental) et à couper en deux le « bloc berbère » (rebelle) par un axe tenu par les Français à travers le Moyen Atlas entre Meknès et Boudnib.
5) - « haute Moulouya » : la haute vallée de l’oued Moulouya, au sud et à l’est de Khénifra, est en effet l’enjeu des stratégies opposées des Berbères et des Français, les premiers pour se regrouper, les seconds pour les en empêcher.
6) - « interdit au front » : la victoire des empires centraux établie par les paix du 3 mars avec la Russie puis du 18 avec la Roumanie, a pu laisser croire en un endormissement de la guerre. Cependant cette illusion cachait la préparation des grandes offensives souhaitées finales du printemps 1918.
7) - « Me Palvadeau » : avocat de Paul, auprès du tribunal de Nantes qui gère le séquestre de ses biens et notamment de ses parts du capital de la société L. Leconte.
8) - « le vieux renard » : L. Leconte, qui avait suspendu le paiement à Marthe de la pension qu’il s’était engagé à lui verser au titre de participation de Paul aux bénéfices de la société.
9) - « longuement » : la lettre annoncée n’a pas été conservée.
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