Madame P. Gusdorf 22 rue du Chalet 22 Caudéran
Aïn Leuh, le 7 Mai 1918
Ma Chérie,
Nous venons de rentrer du convoi de M’Rirt qui s’est passé dans des conditions affreuses. Le jour même de notre départ, le temps, si beau jusqu’alors, s’est subitement gâté et nous avons eu la pluie tout le long de la route. Donc, à Lias, nous avons dû camper déjà dans la boue et la pluie a continué toute la nuit. Tous les petits ruisseaux gonflent à vue d’oeil et deviennent des torrents de plusieurs mètres qu’il faut traverser. Pluie encore le lendemain de Lias jusqu’à notre position à quelques kilomètres de M’Rirt sur une crête où nous avons stationné pendant près de 9 h pour attendre le retour du convoi. Levés à 3 1/2 h du matin, nous sommes rentrés au camp de Lias vers 8 h du soir, mouillés comme des chats (1) pour nous coucher de nouveau dans les guitounes (2) pleines d’eau. Inutile d’ajouter que les routes, très boueuses, étaient tout à fait détrempées, rendant la marche très pénible. Par bonheur, j’avais emporté mon imperméable de sorte qu’en fait je n’ai eu que les pieds mouillés. Mais le soir, au camp de Lias, avec les pieds chauds, j’ai enlevé mes chaussettes, les remplaçant par des journaux ; c’est une vieille recette, très efficace ; seulement le matin, en repartant de Lias pour Aïn Leuh, je n’ai pas eu le temps de remettre mes chaussettes ni mes russes (3) de sorte que j’ai dû marcher dans mes chaussettes improvisées de papier. Or, malgré le “Canard Enchaîné” à mon pied droit, ces sacrés journaux, en traversant l’eau, se sont immédiatement transformés en pâte et j’ai bien souffert en marchant ainsi pieds nus dans mes brodequins.
Je reviens maintenant sur tes lettres des 17 et 19 courant à laquelle j’ai déjà répondu la veille du départ par ma carte du 3 (4). Me Lanos ne doit pas avoir trop d’ordre dans ses papiers, car c’est dans le cabinet même du Procureur que je lui ai remis les 2 récépissés de la Banque et il me disait même que j’avais bien fait, car il l’aurait oublié. J’espère qu’il retrouvera ces deux pièces (couleur rose) et que de ce fait au moins il n’y aura pas un nouveau retard dans la délivrance des fonds de la part du Comptoir d’Escompte (5). N’as-tu plus eu de nouvelles de Me Palvadeau qui a l’habitude de te répondre aux lettres que je lui écris ?
La maladie continuelle des enfants doit être en effet démoralisante pour toi, surtout dans ton état actuel ; comme déjà dit, je préfèrerais aussi que tu ailles à la clinique pour ton accouchement, vu que là tu aurais tout au moins la garantie d’être entourée de tous les soins. Et Hélène est bien à même de soigner les enfants si la santé de ceux-ci laissait à désirer, ce qui est du reste peu probable en plein été. N’as-tu jamais essayé de donner de l’huile de foie de morue aux enfants ? Il paraît que cela les rend très résistants contre les rigueurs de la température en hiver ; mais pour l’été elle ne s’emploie pas. Je n’aurais pas cru que les explications vis à vis de Suzanne t’embarrasseraient tant que cela ; j’étais au contraire d’avis que sans entrer dans tous les détails, tu trouverais facilement moyen de la satisfaire, en faisant ressortir surtout que la maman souffrant beaucoup pour avoir un enfant, celui-ci, tout naturellement, doit aimer sa maman et ne jamais lui faire du chagrin. Ne crois-tu pas du reste que Suzanne sait comment les chats et les chiens ont leurs petits ?
Quant aux noms, je ne trouve point celui de Félix recherché (6). C’est au contraire un nom international qui se trouve aussi bien en français qu’en anglais, allemand etc ; Félix Pattin (7), le plus grand poète français, qui fait des vers avec de la confiture dedans, l’a même rendu populaire. Par contre, Félicitas ou Félicie est plus rare et je ne l’ai rencontré que dans un roman de la Gartenlaube (8), “le Secret de la vieille Demoiselle” (das Geheimnis der alten Mamsell) (9). Jean, Jeanne, Madeleine, Charlotte sont également de jolis noms ; j’espère cependant sérieusement que nous n’aurons pas besoin de plus d’un !
Je viens de me renseigner encore une fois pour la question des permissions par avancement de tour (10): Il faut malheureusement attendre l’accouchement et joindre un duplicata du bulletin de naissance à la demande de permission. C’est seulement en cas de maladie grave de la femme attestée par le médecin et légalisée par le Commissaire de Police qu’on peut demander avant. Pour nous, les permissions régulières sont suspendues maintenant jusqu’au mois d’Août, c.à.d. pendant la période des colonnes (11). Le Commandant promet cependant qu’après cette période il augmentera le pourcentage des permissionnaires.
Ménage-toi Chérie et donne-moi bientôt de bonnes nouvelles de ta santé et de celle des enfants.
Bons baisers.
Paul
Notes (François Beautier)
1) - « mouillés comme des chats » : germanisme équivalent à « mouillés comme des canards » (ou "trempés comme des soupes").
2) - « les guitounes » : les tentes.
3) - « mes russes » : morceaux de tissu enroulés autour des pieds, à l’exemple des « chaussettes russes ».
4) - « carte du 3 » : ce courrier n’a pas été reçu ou conservé.
5) - « Comptoir d’escompte » : le Comptoir national d’escompte de Paris gérait les emprunts d’États étrangers en France (par exemple de l’Espagne et de l’Argentine, dont les Gusdorf possèdent des titres).
6) - « recherché » : au sens de « distingué ».
7) - « Félix Pattin » : en fait Félix Potin, nom d’un épicier parisien ayant fait fortune en modernisant son métier et en élargissant son entreprise pendant la seconde moitié du 19e siècle. Paul cite ensuite un détournement par jeu de mots (ver et verre) de l’une des publicités versifiées de la marque Félix Potin qui commercialisait des conserves et confitures dans des pots en verre.
8) - « la Gartenlaube » : ce nom de la première et très populaire revue allemande illustrée d’avant-guerre publiant en feuilletons une littérature destinée aux familles invitait à la lecture sous « la tonnelle du jardin » (ce qu’il signifie).
9) - « der alten Mamsell » (« la vieille demoiselle ») est la fin d’un titre de roman à usage familial, à tonalité moralisatrice et féministe, publié à Leipzig en 1867 (toujours réédité en Allemagne depuis lors) signé par E. Marlitt (de son vrai nom Eugénie John, qui vécut de 1825 à 1887).
10) - « avancement de tour » : la seconde permission annuelle de Paul devrait débuter à la fin-août 1918. Il compte obtenir un « avancement de tour » (ou « tour de faveur ») consistant à le faire partir plus tôt en permission réglementaire annuelle en remplacement de la « permission exceptionnelle » de 3 jours à laquelle il aura droit à la naissance de son enfant mais que son commandant de corps ne lui accordera pas du fait de la très longue durée des « délais de route » (durée d’aller-retour, soit près d’un mois pour Paul, entre Aïn Leuh et Caudéran) qui, s’ajoutant aux trois jours légaux, maintiendraient trop longtemps Paul hors de son service armé. L’avancement des départs en permissions réglementaires permettait aux chefs de corps en manque d'effectifs (c'est le cas au Maroc) de ne pas dégarnir inutilement leurs rangs, et aux soldats d’espérer pouvoir négocier des allongements supplémentaires de congés (dans sa lettre du 8 avril 1918 Paul semble compter sur un départ avancé d’une à deux semaines alors que la permission de naissance n’est que de 3 jours).
11) - « des colonnes » : euphémisme permettant à Marthe de ne pas lire « combats contre les rebelles ».
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