Madame P. Gusdorf 22 rue du Chalet 22 Caudéran
Aïn Leuh, le 10 Mai 1918
Ma Chérie,
Je viens de recevoir ta lettre du 21 Avril et te confirme la mienne du 7 courant. J’aurais cru que tu t’étais installée avec les deux petits dans le salon du rez-de-chaussée, laissant seulement Suzanne avec Hélène en haut, ce qui, dans ce cas, aurait beaucoup facilité la besogne ! Mais il est vraiment malheureux que les enfants soient devenus tellement chétifs, alors que surtout Georges et Alice étaient encore, lors de ma permission, très forts de constitution. J’ai toujours pensé que le printemps et le beau temps étaient le meilleur remède et voilà que tous les deux semblent s’amener très tard cette année. Ici il fait beau depuis notre retour du dernier convoi, mais les variations de la température sont encore trop brusques, ce qui est sans doute à attribuer à la grande altitude (1) d’Aïn Leuh. On nous annonce tous les jours la température maxima et minima et il n’est pas rare de trouver des variations entre 7 et 32° à l’ombre.
Hélène a donc payé 180 Frs. pour se faire arranger les dents ? Je ne l’aurais jamais crue capable d’un tel sacrifice et si elle a maintenant des abcès et par dessus le marché des dents mal assorties, elle a été assurément bien mal servie. Bien entendu, si le règlement de Nantes (2) se faisait trop attendre, tu n’aurais qu’à vendre les Crédit Foncier (3) qui valent en ce moment environ 300 Frs. pièce. Comme je te le disais déjà, Penhoat m’a averti qu’il a trouvé une petite maison dans la banlieue de Rouen pour s’y installer avec sa famille ; ce sera sans doute chose faite en ce moment. En ce qui concerne Mr. Gérard (4), je suis persuadé que ta visite serait complètement inutile. Ce Monsieur m’a paru franc lorsque je l’ai vu à Bordeaux. Si donc il retarde maintenant son installation à Rouen, c’est qu’il a sans doute des raisons quelconques qui s’y opposent momentanément, à moins qu’il soit complètement revenu sur son idée ; mais dans ce dernier cas, il n’aurait, à mon idée, pas manqué d’aviser Penhoat. Si par contre je l’avais mal jugé, c.à.d. si Gérard n’était pas ce que je suppose, il aurait le rôle facile de te cacher ses raisons, d’autant plus que ni toi ni moi ne sommes directement intéressés dans l’affaire, tout au moins pour le moment. Penhoat a du reste toujours eu la manie d’envoyer des plénipotentiaires pour sonder son monde, n’ayant pas beaucoup de patience pour attendre une décision. A ta place, je ferais semblant de ne pas avoir reçu sa lettre, c.à.d. je n’y ferais aucunement allusion. L’histoire du chauffe-bain (5) est certainement désagréable, mais je crois que le système n’était pas bien fameux vu qu’il se détraquait souvent déjà de mon temps à la maison, et bien que nous, comme propriétaires, prissions plus de soin que des locataires.
Je comprends très bien que tes leçons te sont plutôt un plaisir qu’un travail, mais je regrette que de cette façon Suzanne puisse profiter si peu de toi, car, en toute franchise, j’ai plus de confiance dans ton enseignement que dans celui de ces dames de l’École Normale (6).
Je suis toujours d’avis que si l’Allemagne avait suivi la résolution du Reichstag “ni annexions ni indemnités” (7) et si elle l’avait appliquée à la Russie (8) et à la Roumanie (9), nous serions aujourd’hui autrement près de la Paix générale. Ton opinion sur l’Angleterre me semble un préjugé que tu as du reste toujours possédé : Jamais l’Angleterre ne songerait à annexer des territoires, tout au moins en Europe ! Et même pour les colonies, je crois qu’il n’y a rien de bien précis dans ses idées ; les colonies allemandes actuellement occupées (10) sont en gage, formant un contrepoids (assez faible d’ailleurs) aux terrains occupés par l’Allemagne en Europe. Les journaux de Casablanca (11) et Rabat (12) reproduisent ces derniers jours 2 informations, l’une de source espagnole, l’autre de source anglaise, disant que si l’Allemagne ne réussissait pas à amener une décision au courant du mois de Mai, elle réviserait de fond en comble ses conditions de paix et ferait des propositions qui pourraient servir de base pour les négociations. Inutile de te dire que ces informations sont vivement commentées ici et qu’une lueur d’espoir en a été la conséquence immédiate. Les journaux de Paris (le Journal notamment) s’occupaient récemment sous le titre de “L’action sévère” du Général Commandant du territoire d’Aïn Sefra (13) en Algérie et qui a été déplacé parce qu’il employait comme “porte-drapeau” (14) (bonne embuscade) (15) le Caporal Fourrier Armand Singer (16), que j’ai connu à Bayonne où il était secrétaire au Bureau du Commandant. Il y avait fait venir son auto (17) et dépensait beaucoup d’argent. D’après le Journal, il en faisait de même en Algérie, était souvent en permission à Paris où sa maison de banque continuait à fonctionner - il y avait son associé Schumann (18), également hongrois (19), mais naturalisé français ... Peut-être verra-t-on encore un jour le dit Singer au Maroc bien qu’il se dise incapable de faire campagne.
J’ai bien reçu ton mandat du 22 Avril et t’en remercie. N’est-ce pas Hélène qui a rempli le coupon ?
Mes meilleurs baisers pour toi et les enfants.
Paul
Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - « grande altitude » : un peu plus de 1500 m.
2) - « règlement de Nantes » : versement de la pension due à Marthe par L. Leconte.
3) - « les Crédit Foncier » : Paul possède des obligations du Crédit foncier de France. Leur cours est passé d’un peu plus de 200 F au début de la Grande Guerre à 250 en avril 1917 et à 300 en avril 1918 : ces obligations constituent en effet des valeurs refuges assez recherchées en période d’inflation.
4) - « Mr. Gérard » : cette personne, débauchée par M. Penhoat du bureau de la société Leconte à Bordeaux (où travaillait Paul) retarde le moment d’ouvrir un bureau de courtage maritime sur le port de Rouen pour le compte de M. Penhoat. Selon ce que dit Paul un peu plus loin (« tout au moins pour le moment »), il apparaît possible que M. Penhoat ait cherché à intéresser Paul à cette nouvelle société et que M. Gérard ait voulu savoir - par l’intermédiaire de Marthe - si Paul y consacrerait la part de capital que la société Leconte devait lui restituer lors de sa liquidation.
5) - « chauffe-bain » : il apparaît que les Gusdorf étaient propriétaires de cet appareil maintenant en panne, installé par eux dans la maison qu’ils louent à Caudéran et qu’ils sous-louent à d’autres résidents.
6) - « dames de l’École normale » : les institutrices de l’enseignement public, dont Paul tient les compétences pédagogiques en bien moindre estime que celles de son épouse. Marthe donne donc des leçons, à des enfants où à des adultes, et Paul, fidèle à lui-même, regrette qu'elle ne se consacre pas entièrement à ses propres enfants.
7) - « ni indemnités » : allusion à la résolution du Parlement allemand du 17 juillet 1917, immédiatement torpillée par l’état-major militaire, partisan de la paix par la victoire (allemande).
8) - « à la Russie » : allusion aux traités de paix signés à Brest-Litovsk, par les empires centraux, avec l’Ukraine le 9 février 1918, avec la Russie le 3 mars, et avec la Finlande le 7 mars, consacrant l’annexion de la Biélorussie par l’Allemagne, la création de la République d’Ukraine indépendante de la Russie et gratifiant les empires ottoman et austro-hongrois de gains territoriaux importants aux dépens de la Russie.
9) - « Roumanie » : allusion au Traité de Bucarest du 7 mai 1918 (dont Paul vient donc d’avoir connaissance), qui gratifia de terres roumaines l’Autriche-Hongrie et la Bulgarie, et permit à l’Allemagne de prendre le contrôle de l’exploitation du pétrole roumain, en attendant une mise sous tutelle globale de l’économie roumaine.
10) - « actuellement occupées » : à cette date, toutes les colonies allemandes (voir leur liste dans la note correspondante de la lettre du 8 janvier 1918) étaient occupées, soit directement par des troupes de l’empire britannique (en Afrique et dans le Pacifique occidental), soit par leurs alliés (les U.S.A. dans quelques îles du Pacifique central ; les Chinois sur la côte de la Chine à Tientsin et Tsingtao).
11) - « Casablanca » : Paul lit régulièrement « La Vigie marocaine » qui y est publiée.
12) - « Rabat » : qui édite « L’Écho du Maroc ».
13) - « Commandant du territoire d’Aïn Sefra » : il s’agit du général Rodier, effectivement déplacé à la fin-mars 1918 pour faute grave. La presse nationale rendit compte de cette affaire en minimisant la faute du dit général.
14) - « porte-drapeau » : précisément « porte-fanion » car il s’agit du fanion du général Rodier et non du drapeau de la France.
15) - « embuscade » : « planque », poste ne présentant aucun danger et n'exigeant aucun effort.
16) - « Armand Singer » : la presse d’époque néglige d’en préciser le prénom, que Paul rapporte en tant que témoin. Par contre elle précise que le général Rodier avait employé cet étranger (austro-hongrois donc ressortissant ennemi) resté en France après le début de la guerre, afin de lui éviter d’être interné dans un camp de concentration. Ce faisant la presse juge « sévère » la punition imposée au général Rodier, alors que Paul critique la « planque » dont avait bénéficié Armand Singer.
17) - « son auto » : celle de Singer, transportée à Bayonne.
18) - « hongrois » : au contraire de l’empire austro-hongrois qui reconnaît chacune de ses nationalités, la France les amalgame à cette époque officiellement en une seule, celle des « Austro-hongrois».
19) - « Schumann » : l’Histoire n’a pas conservé de trace d’un lien entre un certain Schumann et Armand Singer.
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