samedi 29 août 2015

Lettre du 30.08.1915

http://www.delcampe.fr/

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Bou Ladjeraf, le 30 Août 1915

Chérie,

Je viens de recevoir ta lettre du 20 courant, ton mandat de 50 Frs et l’échantillon contenant les 4 paires de chaussettes et le Tipperary (1). Merci de tout cela ! Les chaussettes sont très bonnes pour le prix de 0,95 Frs, et ont bien plu ; la citronnade par contre n’est presque que du sucre pur qui ne doit pas valoir le prix cher qu’elle a sans doute coûté ! Je te retourne enfin les différentes coupures : l’article “L’Anarchiste Dangereux” (2) est bien trouvé et écrit !!! Mais à moins d’une bonne petite révolution en Allemagne - à laquelle je ne peux toujours pas croire jusqu’à preuve du contraire - il faudra bien aller jusqu’à l’épuisement d’un des adversaires ! Il est cependant étonnant - toute réflexion faite - que dans aucun pays la voix publique ne réclame impérieusement la paix ; ceci prouve qu’on est bien décidé partout d’aller jusqu’au bout, de peur de devoir recommencer si la partie adverse n’est pas complètement écrasée.
Ici la vie continue lente et monotone. Le service, certes, est bien plus agréable qu’à Taza, car il n’y a ni convoi ni travaux de route ou de construction pour nous. On part le matin à 5 hs, fait la cuisine dehors, occupe des tranchées sur les mamelons bordant le plateau et monte les tentes. Chacun prend 2 1/2 à 4 hs de faction et le reste du temps peut jouer, lire ou dormir. Evidemment, on reste quelquefois aussi au camp, servant de protection aux soldats qui occupent les postes extérieurs et les y accompagnant le matin pour les y rechercher le soir à 6 hs. Alors, dans la journée, on nettoie le camp, les armes & effets etc. Mais il n’y a ni dimanche ni jour de fête, le manger est plus mauvais qu’à Taza et le vin n’est plus donné que le dimanche. Il semble toutefois que nous n’allons pas rester bien longtemps ici. On dit en effet que le poste de Bou Ladjeraf va être prochainement supprimé pour être  remplacé par plusieurs blockhaus. Un de ceux-ci - destiné surtout à protéger la ligne de chemin de fer - va être construit à quelques kilomètres d’ici. 
A te lire, on croirait que tu te figures que je crains ta visite ici !!! Le crois-tu vraiment ? Les affaires de coeur de notre fils sont un peu précoces, mais intéressantes. As-tu entendu encore des mots blessants des voisins ces derniers mois ? Et n’as-tu jamais revu le Commissaire qui doit toujours avoir nos papiers de mariage et les certificats de naissance des enfants ? 
Je me demande aussi un peu comment tu t’arranges pour payer des acomptes à Mme Robin avec les moyens dont tu disposes, alors que tu dois également payer les impôts et surtout Hélène ? Ce serait vraiment le moment de sortir avec une centaine de mille francs au Crédit Foncier, Bon Dieu ! Combien de gens doivent du reste penser comme cela ! Quant à notre avenir, tu sembles vraiment forger des projets très vastes puisque tu envisages même une installation en Amérique le cas échéant ! Mais je crois que tu te trompes dans ton jugement sur le développement de la liberté dans les Etats-Unis. Ce peuple est un des rares qui tirent un profit énorme de la guerre actuelle, un bénéfice qui se chiffre par des dizaines de milliards. Il a donc tout intérêt à rester neutre et à aviver même le conflit qui sert en somme ses intérêts (3). Et crois-moi que cette guerre a des origines basées beaucoup plus sur des circonstances et conditions matérielles qu’idéelles, bien qu’on parle de culture etc. etc.
Mille baisers pour toi et les enfants.


                                                    Paul


Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "le Tipperary" : on déduit des phrases suivantes qu'il s'agit d'une crème de citron (lemon curd) typiquement anglaise de marque Tipperary, ce nom à la mode étant celui d'une grande caserne britannique en Irlande et, surtout, d'une chanson de marche composée par Harry Williams en 1912 et introduite dès le début de la Grande guerre en Belgique et en France par les Tommies (soldats de l'Empire britannique).
2) - "anarchiste dangereux" : expression de la police permettant au Ministère de l'Intérieur de classer ensemble les fiches des militants anarchistes susceptibles de recourir à la violence. L'article qui reprenait cette expression n'a pas laissé de trace historique. Cependant, toute l'année 1915 fut occupée par un débat souvent brutal entre deux groupes d'anarchistes, d'un côté les adeptes d'un défaitisme intégral conduisant à la ruine des États, et ceux d'un retournement révolutionnaire des armes des soldats contre les représentants du militarisme d'État, conduisant au même résultat, de l'autre les partisans d'un interventionnisme militaire d'Union sacrée permettant d'abord de sauver les acquis culturels et sociaux des démocraties menacées par le camp des dictatures. 
3) - "ses intérêts" : Paul, qui veut dissuader Marthe d'un projet d'émigrer aux U.S.A. (projet que néanmoins il caressera lui-même plus tard), reprend à son compte le reproche fait par les populations des pays de la Triple Entente aux USA de ne pas intervenir à leurs côtés dans le conflit, alors même qu'il tentait précédemment d'excuser son ami Wooloughan de ne pas s'engager en France. Bien qu'il compte alors parmi ceux qui peuvent comprendre et expliquer l'isolationnisme américain en termes culturels et politiques (les USA réprouvent notamment le colonialisme européen qui est l'une des causes de la Grande Guerre) il se montre cynique en arguant de l'intéressement strictement économique des États-Unis à la continuation de la guerre en Europe, donc du mépris supposé des Américains pour les valeurs occidentales. Certes, cette thèse très populaire, répandue depuis les milieux anticapitalistes adeptes du matérialisme marxiste, permit d'expliquer sommairement, pendant 3 ans, le non-interventionnisme américain. Mais un économiste et stratège avisé et informé comme Paul pouvait pourtant facilement conclure d'une analyse même sommaire de la situation américaine que les USA n'avaient tout simplement pas - du moins jusqu'à la mi-1917 - les moyens (notamment en armements et munitions) d'intervenir militairement de façon efficace en Europe.

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