mercredi 5 août 2015

Lettre du 06.08.1915

Document Delcampe
Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 6 Août 1915

Chérie, 

Je t’ai annoncé par ma carte d’hier mon arrivée ou plutôt mon retour à Taza où j’ai trouvé tes dernières lettres. Celle du 25 Juillet et le colis contenant la chemise, la brosse et les 2 tubes sont également arrivés : le tout en excellent état. La brosse à dents est très bonne, la chemise un peu trop blanche pour nos parages un peu sales, merci !
Comme tu l’as constaté toi-même, nous ne sommes restés que 10 jours dehors, et pourtant, lorsque hier, en venant du Camp des Roches, nous aperçûmes les Tours, les Murs et les Oliviers de Taza, tout le monde était content de rentrer “chez soi”. Quel pauvre “chez soi”, ce marabout aux murettes blanchies à la chaux (pour chasser les puces) ! Et pourtant, on est tout de même un peu plus à l’aise que dans le bled, où l’on dort sous la guignole (1) sur son couvre-pied, brodequins aux pieds en costume kaki, le fusil attaché au bras, prêt à se lever au premier signal - à moins qu’on ne soit de garde, dans quel cas on couche dans la tranchée, ce qui arrive tous les 4 jours. Il est vrai qu’avec la chaleur actuelle, il est aussi agréable de coucher dehors sur la paille ou l’alfa que sous la tente ; on n’a que 2 hs de faction dans la nuit, mais il faut naturellement faire énormément attention ! 
En raison de la chaleur fantastique, nous n’avons marché que le matin d’une façon générale, partant à 4 1/2 ou 5 heures et arrivant au nouveau cantonnement vers 10 heures au plus tard. On campe aussitôt, fait les corvées de bois et d’eau et creuse des tranchées autour du camp. Comme cependant la chaleur se fait sentir dès 6 1/2 hs, on sue tout de même à grosses gouttes, surtout en pays accidenté où il n’existe pas de route pour ainsi dire et où le ravitaillement est souvent difficile. Les 2 premiers jours nous avons beaucoup souffert par le manque d’eau douce, toute l’eau était salée à moins d’aller en armes à plusieurs kilomètres à une toute petite source qui était insuffisante pour alimenter 40 megs alors que nous étions environ 4000. Un peu plus tard, la nourriture faisait défaut, notre convoi de ravitaillement ayant été attaqué ! Nous avons donc mangé nos vivres de réserve, biscuits et potage salé, ce qui n’est précisément pas un régal. Enfin le 2 Août au matin nous avons été attaqués par une tribu portant le nom sympathique de “Beni Kra Kra” (2). Notre artillerie a envoyé au moins 400 à 500 obus (ce qui est beaucoup pour ici) et nos pertes ont été d’une dizaine d’hommes, presque exclusivement dans la cavalerie. Dans notre Compagnie, nous n’avons eu qu’un homme très légèrement blessé. Mais ce jour-là nous avons marché en plein midi avec le sac lourdement chargé, une douzaine de kilomètres, traversant l’eau à chaque instant, alors que les obus nous passaient par-dessus la tête. Mais tout bien pesé, cette colonne a été facile au point de vue des étapes. J’espère néanmoins que c’est la dernière pendant l’été, car la chaleur est réellement intolérable. Ce qui m’a fait plaisir c’est la camaraderie dans notre première escouade. Nous étions 7 hommes qui marchaient sur un effectif de 14, les autres étant restés à Taza. Tous les jours, on se faisait un plat à part : un poulet, un ragoût, des rognons, des oeufs, des pommes frites etc. Car aussitôt que nous avons choisi un campement, les goumiers l’annoncent aux bicots qui apportent aussitôt leur marchandise au “souk” (3) c.à.d. ils installent un marché à côté du camp et gagnent de l’or en vendant du tabac, du thé, café, oeufs, chocolat, poules, conserves, kesra (4), etc.
Nous avons eu aussi un formidable orage en cours de route qui nous a mouillés jusqu’aux os.
Je répondrai demain ou après-demain à tes dernières lettres et, entretemps, t’embrasse ainsi que les enfants.

                                               Paul


Notes (François Beautier)
1) - "guignole" : petite tente de campagne pour 1 ou 2 hommes, plus généralement connue sous le nom de "guitoune" (lequel viendrait de l'arabe "gitun" signifiant "tente"). Il semble que Paul utilise ici un surnom plus étroitement réservé à la Légion où le mot féminin "guignole", dérivé de l'apparence de l'ouverture de la tente dont les pans en diagonale ressemblaient à la scène du guignol lyonnais, désignait aussi "une femme (à soldats)". 
2) - "Beni Kra Kra" : officiellement Beni Krakra, tribu berbère hostile au Protectorat. Elle tenta de descendre vers Taza pour prendre la ville en entraînant la tribu mal pacifiée des Branes. L'opération à laquelle Paul prit part au début août 1915 sous le commandement du Colonel Simon brisa la rébellion et détruisit toutes les positions contrôlées par la tribu sur le versant français du Rif.
3) - "souk" : marché temporaire (en arabe).
4) - "kesra" : galette non levée de pain dit "algérien" ou "kabyle" bien que son origine soit plus orientale, peut-être égyptienne.

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