Revue de spahis (http://www.gros-delettrez.com/) |
Madame P. Gusdorf 22 rue du Chalet 22 Caudéran
Bou Ladjeraf, le 23-8-1915
Ma chérie,
Je t’ai annoncé par carte postale ma bonne arrivée ici, mais pour pouvoir t’écrire une lettre je suis encore forcé de m’étendre dans les palminas (1), étant encore à un petit poste aujourd’hui comme hier. Car ici à Bou Ladjeraf on est complètement dans le bled : C’est un camp militaire situé sur un plateau où se trouvent la 24° de la Légion, une Compagnie de Territoriaux et un peloton de Cavalerie (Spahis). Pendant la dernière année tout était tranquille ici et on considérait ce poste un peu comme “de repos”. Cependant le 15 Août les Marocains (2) ont fait une embuscade où le Capitaine de la 23° Légion, 1 sergent et 1 légionnaire ont été tués et 9 blessés. Le lendemain, 16 Août, la moitié de notre 24° est venue ici et le 21 le reste, remplaçant la 23° qui est remontée à Taza (3). On prend maintenant des précautions extraordinaires : Défense absolue de sortir du camp, même le jour. Installation de petits postes tout autour du camp. Pour monter ces postes, nous sortons le matin à 5 hs avec de la cavalerie et nous restons jusqu’à 6 hs du soir dehors sur les mamelons dans une tranchée, montant la garde à tour de rôle. Il n’y a pas de travaux de route ou autre, de sorte que l’on est plus soldat qu’à Taza. Seulement la vie y est encore plus monotone que là, si possible. Il existe un café maure dans le camp, et c’est là qu’on peut acheter du tabac, des conserves, etc. Il existe enfin - ce qui n’était pas à Taza - une salle garnie de tables et bancs ainsi que de cartes géographiques où les soldats peuvent faire leur correspondance. Mais l’encre, le papier etc. font défaut complètement à Bou Ladjeraf. A 500 m du camp, le Génie construit une jolie petite gare ; la ligne Oujda-Taza, qui doit se prolonger jusqu’à Fez, passe là-bas. Il paraît que nous allons rester 3 mois ici ; tant que la belle saison dure, le séjour ici n’est pas désagréable (4), mais lorsque les grandes pluies recommenceront ...
Ta lettre du 8 m’est parvenue juste le jour du départ ; je te retourne ci-joint la coupure de l’Humanité sur le livre “J’accuse”. Ce doit donc être un Socialiste qui a écrit le bouquin, puisque le rédacteur de l’Humanité (5) le connaît ! La chanson sur le coulage du Lusitania (6) n’était point jointe à la lettre. Tu lis donc régulièrement l’Humanité maintenant ? Ce journal, évidemment, doit s’attendre à un relèvement de la socialdémocratie allemande s’il ne veut pas complètement abandonner ses idées de camaraderie universelle. Mais tant que je ne vois rien, je reste plutôt sceptique. Dans mon fort intérieur, je garde cependant toujours cet espoir secret, mais en craignant qu’il ne se réalise pas ...
Les différentes prévisions sur la durée de la guerre ne sont pas à prendre bien au sérieux. Un jour, c’est un Colonel américain, puis un Général canadien qui se prononce ... que veux-tu qu’ils en sachent ? Les seuls hommes qui peuvent apprécier l’état des choses, ne disent évidemment rien, de sorte que des deux côté on ne fait que garder l’espoir de la victoire. Mais ce sera tout d’un coup que la vraie situation apparaîtra, et puis ce sera tout proche de la fin.
J’ai fait ce dernier temps quelques projets d’avenir qui te feraient peut-être sourire. En vérité, on ne peut rien faire sans avoir vu l’état des choses après la guerre.
J’ai gardé le petit billet de Suzette ; ce qui m’étonne un peu, ce sont les additions des chiffres à 4 points qu’elle a fait sur le verso sans se tromper une seule fois.
Mes meilleurs baisers pour toi et les gosses.
Paul
Notes (François Beautier)
1) - "les palminas" : comme à son habitude, Paul écrit phonétiquement les mots qu'ils ne comprend pas. Il s'agit ici des "palmiers nains"
2) - "les Marocains" : Paul ne les désigne pas comme "rebelles" et leur octroie une majuscule. Voudrait-il souligner leur bon droit, celui des peuples à disposer d'eux-mêmes, qu'il ne s'y prendrait pas autrement !
3) - "à Taza" : la stratégie générale des opérations des tribus nationalistes (il s'agit de Berbères : au sud et au centre du Maroc oriental les Zayane, les Rhiatas et les Beni-Ouaraïn ; au nord les Krakra, les Tsoul, les Branes, les Metabza, éventuellement les Tazis mal pacifiés, etc.) fut définie en 1912 par l'émir Abdelmalek (ancien colonel de l'armée turque, ancien chef de la police de Tanger, chef nationaliste soutenu par l'Allemagne, la Turquie et l'Espagne, organisateur de la "rebellion" jusqu'en 1924, bientôt surnommé "la Bête noire des Français") consistait à attaquer les avant-postes français, pour converger ensuite vers Taza et prendre cette clé stratégique reliant les deux Maroc (l'Oriental et l'Occidental).
4) - "le séjour ici n'est pas désagréable" : Paul se veut rassurant, mais Marthe pourrait apprendre par la presse que le secteur est dangereux.
5) - "le rédacteur de l'Humanité" : le rédacteur en chef de l'Humanité pendant la Seconde guerre mondiale fut Pierre Renaudel, député socialiste réformateur du Var, ami de Jean Jaurès et témoin de son assassinat.
6) - "coulage du Lusitania" : le paquebot britannique "Lusitania", fut torpillé le 7 mai 1915 par un sous-marin allemand alors qu'il transportait dans ses soutes des explosifs américains livrés au Royaume-Uni, ce qui provoqua son naufrage immédiat et la disparition de 1198 passagers dont 128 ressortissants américains. Faisant silence sur la cargaison d'explosifs, la presse alliée et américaine, donna immédiatement beaucoup d'importance à la tragédie humaine mais l'oublia du fait de l'officiel isolationnisme américain et ne la "ressortit" que deux ans plus tard pour justifier l'entrée en guerre des USA le 6 avril 1917.
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