Page de l'Écho de Bougie annonçant la création de la société L.L. Leconte et Compagnie (colonne de droite) |
Madame P. Gusdorf 22 rue du Chalet 22 Caudéran
Taza, le 2 Janvier 1917
Ma Chérie,
Je reçois à l’instant ton pli recommandé du 24 écoulé et j’ai lu attentivement le jugement du 14 Janvier 1915 que je te retourne ci-joint. Ce document est tellement unilatéral que j’ai dû penser sans le vouloir à un tableau que le directeur Janns (1) m’a fait une fois - il y a des années de cela - de la justice. J’ai protesté alors, car avant la guerre je lisais et examinais avec beaucoup d’intérêt les jugements des différents tribunaux de commerce dans des questions maritimes, jugements qui contenaient souvent des considérations tellement lumineuses et judicieusement trouvées que je m’étais fait un plaisir à en retenir le plus grand nombre possible dans un dossier qui se trouve au bureau de la maison L. L. & Cie (2) à Bordeaux. Mais n’insistons pas et examinons ce jugement qui semble vouloir établir une fois pour toutes que la mesure prise par le Gouvernement contre les sujets ennemis ou plutôt considérés comme tels, n’admet aucune exception. Qu’en conséquence il importe peu que l’homme en question ait offert sa peau pour la France ou s’il est rentré en Allemagne au moment de la mobilisation - s’il a profité des passeports qu’on pouvait avoir à la Préfecture au début de la guerre pour aller en Espagne ou s’il est dans un camp de concentration (3). Ce juge là avait sans aucun doute son jugement tout prêt dans la poche lorsqu’il se rendait au tribunal. Et lorsqu’il a dû faire quelques légères retouches, il les a faites si hâtivement qu’il s’est mis en contradiction avec lui-même. C’est ainsi qu’il cite à la page 4 qu’au moment de mon engagement aucune mesure n’était prise contre les Allemands ; alors qu’à la page 7 il juge que mon engagement n’était peut-être qu’un expédient pour éviter un internement - les camps de concentration n’existaient pourtant pas encore à cette époque-là (4). J’ai marqué au crayon quelques passages contradictoires ou manquant de clarté que tu liras. Je retiens entre autres en bas de la page 3 la définition du caractère du séquestre qui est “une mesure conservatoire” ce qui indique donc assez clairement que déjà en principe on nous rendra notre bien.
A la page 5 se trouve ce passage que je ne “peux continuer le commerce pendant la durée des hostilités sous le couvert de L. et Cie”. A mon avis cela signifie qu’en date du 11 Décembre (5) j’ai cessé de participer aux affaires de la maison L. L. & Cie sans dire que c’est le séquestre qui se substitue à moi. Je comprends donc que mon actif doit être arrêté le 11 Décembre 1914 et que les sommes perçues depuis sont à déduire de cet actif. En fait, ceci serait le mieux pour moi, car en Décembre 1914 les 32 000 Frs. (6) étaient loin d’être mangés. Cela concorde aussi avec ce que l’avocat consulté à Nantes t’a dit, à savoir que les profits et pertes de la maison ne me regardent pas ni lui non plus en sa qualité de mon défenseur éventuel. Et enfin, dans ce cas, Leconte n’avait point à me créditer de 400 Frs. Par contre, l’expression “autorisons L. à verser à la dame Gusdorf” indique qu’il n’y a nullement un ordre du Procureur à payer ta pension, mais seulement une autorisation. Dans ta lettre, tu dis que Leconte aurait dit à Penhoat (7) que sans les ordres du séq. il ne nous payerait pas un sou ; veux-tu faire allusion par là à la pension mensuelle ou bien au règlement des comptes après la guerre ? Je pense que c’est ce dernier cas, et s’il en est ainsi je ne crains rien, car du moment où le séq. (8) est levé, je rentre en possession de tous mes droits.
Le temps me manque aujourd’hui pour répondre en détail à ta lettre, j’y reviendrai par un prochain. Pour éviter que tu payes une surtaxe, je te renvoie le jugement par feuilles, que tu n’as qu’à relier une fois les 3 feuilles en main.
Mais comme je regrette que les enfants aient eu un si maigre Noël ! Que ni l’un ni l’autre de mes colis ne soient arrivés ! J’ai écrit de suite à la maison Magne à Oran (9) pour savoir si le colis n’est pas parti à temps.
Mes meilleurs baisers pour toi et les enfants.
Paul
Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "directeur Janns" : le contexte ne permet pas de savoir s'il s'agit d'un ancien directeur d'études de Paul ou d'un ancien patron.
2) - "L. L. & Cie" : la société Lucien Leconte, dont Paul est un des trois associés. Le troisième est son ami Jean Penhoat.
3) - "s'il est dans un camp de concentration" : Au début du mois d'août 1914, Paul, sentant les choses mal tourner, avait envoyé Marthe et les trois enfants à San Sebastian. Il est souvent revenu depuis sur le fait qu'au début de la guerre il aurait facilement pu vider les caisses de la société et rejoindre sa famille. Au contraire, il choisit de s'engager dans la Légion dès le début de la guerre. Dans chacune des alternatives qu'il examine ici, l'une, la plus profrançaise, est celle qu'a choisie Paul, qui plaide donc ici son cas personnel.
4) - " à cette époque là" : Paul a obtenu le 4 août 1914 un permis de séjour en France pour toute la durée de la guerre ; il a fait sa demande d'engagement dans l'Armée française pour la durée de la guerre le 10 août et a été intégré à la Légion le 22 (les listes d'engagement dans la Légion furent ouvertes le 21 août 1914). Le regroupement dans des camps des étrangers ressortissants de pays ennemis résidant en France était alors déjà lancé : c'est une pratique qui remonte au Premier Empire et qui fut utilisée comme alternative à l'expulsion pendant la Guerre de 1870. Le plan français du 20 mars 1914 prévoyait que le gouvernement donnerait 24 heures après la déclaration de guerre aux Austro-allemands pour qu'ils quittent le territoire national et que ceux qui souhaiteraient rester seraient dans un premier temps évacués des départements de l'Est et du camp retranché de Paris puis dans un second regroupés et triés sous l'autorité du ministère de l'Intérieur, à moins qu'ils ne s'engagent dans l'Armée pour la durée de la guerre. Ce plan fut appliqué dès l'entrée en guerre le 3 août 1914 avec une extension à tout le territoire national de la zone "en état de siège", ce qui entraîna la généralisation de l'internement en dépôt ou en camp de tous les Austro-allemands n'ayant pas quitté le pays, à l'exception de ceux qui s'étaient engagés (ou dépendaient juridiquement - comme Marthe et les enfants - d'un engagé). La réquisition de locaux inutilisés tels que d'anciens couvents et séminaires (une trentaine de centres soit la moitié du total), des bâtiments militaires désaffectés dans l'Ouest (forts, casernes), des internats scolaires, des locaux industriels ou commerciaux permit d'ouvrir les premiers camps d'internement (aussi dits de concentration) pour les étrangers "ressortissants ennemis" (dont des Alsaciens et Mosellans puisque de nationalité allemande) début septembre 1914, et la grande majorité avant février 1915.
5) - "11 décembre 1914" : date probable du jugement de mise sous séquestre des biens de Paul (en application du décret du 27 septembre 1914). C'est la première fois qu'il mentionne précisément cette date dont il ignorait vraisemblablement le jour puisque dans sa lettre du 18 décembre 1914 il prévenait Marthe de l'imminence de ce jugement qui était en fait déjà prononcé.
6) - "les 32 000 Frs" : la part de Paul dans le capital social de la Société Leconte. Il y avait investi de l'argent hérité de sa mère.
7) - "Penhoat" : le troisième associé de la Société Leconte.
8) - "le seq." : le séquestre (en clair : l'administrateur du séquestre).
9) - "Magne à Oran" : ce patronyme très fréquent à Oran était vraisemblablement celui d'un courtier maritime auquel Paul avait confié le transport de ses cadeaux de Noël.
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