mardi 6 juin 2017

Carte postale du 07.06.1917

Bivouac au poste de Touahar


Carte postale  Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Touahar, le 7 juin 1917

Ma chérie, 
Je serais content de savoir si Suzette va mieux. Ne pourrais-tu pas, ces jours-ci au moins, m’écrire journellement une carte postale comme celle-ci?
Je t’ai adressé la semaine dernière 3 journaux sans bande (2° Tranchée; 1 extrait des Annales); les as-tu reçu ainsi que le Canard Enchaîné?
Mille baisers pour toi et les enfants.




Paul



Chers lecteurs, 

Entre cette carte postale datée du 7 juin, et une lettre adressée à Suzanne datée du 7 aout, une seule carte, envoyée d'un bivouac le 20 juillet, nous est parvenue.
Nous n'avons aucune explication à présenter pour cette interruption.
Peut-il s'agir d'une rupture dans la correspondance? La maladie de Suzanne, à laquelle  Paul fait allusion, a-t-elle entraîné ce hiatus? Une dispute entre les deux époux a-t-elle interrompu provisoirement le flot de courrier? C'est difficile à imaginer: leurs échanges, on l'a vu,  sont plutôt plus fréquents dans ce type de circonstances. 
On penserait  plutôt à des circonstances qui font que du côté de Marthe, les lettres n'ont pas été conservées, ont été détruites, ou perdues.
Tout peut être imaginé. 
Une intervention catastrophique des enfants, en âge maintenant de faire des bêtises, et peut-être jaloux de ce lointain étranger dont leur mère est occupée si souvent; une erreur ancillaire - quoiqu'on imagine mal la fidèle Hélène faisant disparaître des documents aussi précieux; un accident domestique, départ de feu ou inondation, duquel cependant la correspondance subséquente ne porte aucun trace; une remise en ordre de la maison, type nettoyage de printemps, au cours de laquelle les fragiles feuillets auraient été égarés...
Les échanges contenaient-ils des passages susceptibles de remettre en cause la permission tant attendue, dont les deux époux ne parlent plus depuis le 12 avril, et ont-ils été détruits pour cette raison?
Cent ans après, personne n'est là pour nous le dire.
Chers lecteurs, merci de votre fidélité, et à bientôt.

Anne-Lise Volmer-Gusdorf



vendredi 2 juin 2017

Lettre du 03.06.1917

Wolfenbüttel en 1917


Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet  Caudéran

Touahar, le 3 Juin 1917

Ma Chérie, 

Je te confirme ma lettre du 1° courant (1); depuis la tienne du 21 Mai je suis sans tes nouvelles.
C’est Dimanche aujourd’hui, mais dans ces petits postes on ne s’en aperçoit pas du tout. Le Commandant d’Heures (2) avait même l’habitude de faire travailler les hommes le dimanche, et ce n’est  que grâce à l’énergie de notre Lieutenant que cela a cessé et qu’il n’y a plus ce jour que corvée de lavage. Moi naturellement je travaille au bureau la matinée et y reste aussi après la soupe pour lire ou écrire. Il y a même sur notre table deux gros bouquets dans une douille d’obus que notre rouquin (3) s’efforce en vain de renverser. Nous avons planté en outre des fleurs dans des boîtes de conserve pour les placer sur les fenêtres. Mon Sergent, qui est grand horticulteur devant l’éternel, sème tous les légumes au jardin du poste situé entre les fils de fer et le mur d’enceinte. En sortant les graines hier nous avons trouvé aussi un petit sachet imprimé “Choux de Brunswick” (4) - j’ignorais complètement qu’il y avait là-bas des choux spéciaux - peut-être le sergent a-t-il raison en disant que c’est plutôt de la choucroute !
Le temps est beau, mais le vent continuel et violent empêche les grandes chaleurs. Je suis allé faire un tour dehors : des Tsouls (5) viennent vendre de grands paniers d’oeufs (1 Fr. la douzaine) qu’ils chargent sur des ânes comme on charge dans le Midi les couffins d’oranges, des artichauts sauvages, des oignons, de la volaille (30 sous un poulet) et des boeufs et moutons. Le bétail est aussi relativement bon marché ici : environ 17 à 18 Frs. un beau mouton qui pèse 20 kg., 270 à 290 Frs. un boeuf ou une vache de 300 kg. vivants. J’ai regardé ensuite à la jumelle le pays situé de l’autre côté de l’Inaouen (6) et que les Rhiatas travaillent pendant la nuit (7). Il y a là aussi un peu partout des bois d’oliviers, et j’ai pensé avec mélancolie que depuis fort longtemps je n’ai plus vu une forêt, alors que ma jeunesse était toute remplie de chênes, de frênes et de hêtres. Oh, ces belles forêts autour de Stadtodendorf ... Ces jolies excursions au Harz du temps de Wolfenbüttel et nos promenades ensoleillées à Rubeland, en Thuringe et dans la Forêt Noire (8)! Il y a encore aujourd’hui réellement quelque chose comme de la nostalgie en moi et la question - un peu angoissée, je l’avoue - si et comment je reverrai tout cela ! Même ces simples promenades nocturnes au Windwinklenberg (9), Nussberg (10) ou Paveljekke Holz (11), au clair de lune et à la floraison du lilas - comme c’était beau et comme c’est loin ! J’ai quelquefois besoin de réfléchir sérieusement pour croire et me convaincre que normalement je ne vivrai guère plus longtemps que j’ai déjà vécu. Et seule l’idée que l’enfance jusqu’à l’âge de 16/18 ans ne compte guère, puisqu’on s’y est formé, qu’on ne connaissait point la valeur de la vie, me console quelque peu. Mais je ne pense plus comme autrefois qu’à l’âge de 60 ans on ne doit rien attendre plus impatiemment que la mort.
Ton observation, que personne plus que toi ne peut vérifier le fait qu’aussitôt qu’on a la moindre fortune le coeur sèche et l’égoïsme devient implacable, est sans doute une pierre dans mon jardin (12). Je crois cependant que tu te trompes sur mon compte, car à vrai dire j’ai toujours été égoïste, mais peut-être moins que je ne le suis devenu par la force des choses. Je n’ai jamais possédé, vis à vis de mes parents et de mes frères et soeurs, ce qu’on appelle le sens de la famille et j’ai toujours aspiré à me hausser plus haut que précisément les autres membres de ma famille. Cela n’a changé un peu que du moment où je t’ai connue, je dirai même dès le premier moment. Je ne sais pas si je t’ai jamais parlé de cela plus tard : cette connaissance au DCL (13) où tu figurais comme la  “Dienerin Martha” (14) qui apporte une lampe a été pour moi un véritable coup de foudre et j’aurais très probablement fait quelque coup idiot si je n’avais pas réussi à prendre contact avec toi. Tu en retrouveras les traces dans mes lettres de chez SD Blanc (15) où j’attendais souvent une ligne écrite de ta main comme un malade son médecin. Ces premiers mois jusqu’à mon départ de B. (16) me reviennent du reste encore aujourd’hui à la mémoire comme une période de bonheur infiniment doux, où le doute, l’incertain et le réveil de l’homme contribuaient à me maintenir dans un véritable état de somnambule ... C’était un peu ce que Schiller (17) doit avoir ressenti, étant jeune, et ce qu’il a rendu dans la “Glocke” (O zarte Sehnsucht, süsses Hoffen) (18); je dis “ressenti”, car c’est là le seul sentiment que Schiller, l’homme des grandes phrases et expressions compliquées, a su exprimer sans grands mots, en quelques tout petits vers simples et saisissants ... Je disais donc qu’à ces moments-là, ou plutôt dans cette période, j’ai complètement cessé d’être égoïste, car je ne pensais qu’à toi, et encore d’une façon assez platonique. Cela a changé de nouveau plus tard à Hanovre (19), où, je crois, je me suis définitivement débarrassé des derniers sentiments enfantins et même de pas mal d’idéaux. Car c’est surtout là où je voyais autour de moi tant d’égoïsme, tant d’ambition et une telle fièvre de se faire une place au soleil, au risque bien entendu d’en écarter un autre, que je me rendais bien compte que sans cela on “n’arrive” pas. Et l’idée, caressée autrefois, “Raum ist in der kleinsten Hütte” (20), commençait à perdre singulièrement de sa valeur pour moi. Plus tard, après notre mariage, l’égoïsme s’est élargi dans ce sens qu’il ne comprend plus que la propre personne, mais la famille...
Que faites-vous aujourd’hui dimanche ? Où étais-tu le jour de la Pentecôte ?
Bon Dieu de bon Dieu de bon Dieu (21) - quand est-ce que ce sera enfin fini ? (22)
Je t’embrasse, ainsi que les enfants. Le bonjour pour Hélène.


Paul



Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "1° courant" : ce courrier n'a pas été conservé. On peut imaginer que Paul y aurait évoqué le retour au Maroc du Résident général Hubert Lyautey, le 29 mai.
2) - "Commandant d'Heures" : il s'agit vraisemblablement du Commandant de poste, désigné à partir d'un jeu de mots de caserne portant sur "commandeur".
3) - "notre rouquin" : en argot miliaire il peut s'agir soit d'une mascotte animale (chat, chien, renard...), soit d'un soldat chargé de "faire la police" ("la rousse") à table ou à la cantine, soit encore de distribuer le vin de table ("le rouquin"). Ici il s'agit vraisemblablement d'un chat.
4) - "choux de Brunswick" : variété européenne de chou cabus à grosse pomme dense et lourde, principalement consommée sous forme de choucroute. 
5) - "des Tsouls" : la tribu Tsoul (par usage ce nom propre est invariable), berbère arabisée, occupait au moment de l'institution du protectorat, en 1912, le versant du Rif au nord-ouest de Taza. Les Tsoul se soulevèrent et furent partiellement pacifiés - de force - en juin 1914 mais leur territoire, qui comprenait le col de Touahar (où se trouve Paul en juin 1917) fut en 1915 occupé par les Rhiatas rebelles que la Légion commença à réprimer en juillet 1916 (Paul participa aux derniers combats, à Touahar, de la mi-août au début septembre 1916).
6) - "Inaouen" : officiellement "Innaouen". Paul, depuis le col de Touahar, voit "de l'autre côté" de l'oued (qui décrit un long méandre très serré et encaissé), c'est-à-dire à l'ouest et au nord, le versant sud du Rif (que les Rhiatas occupent).
7) - "travaillent la nuit" : façon discrète de dire que la Légion affame les vrais propriétaires de ces terres (ceux qui la cultivent)... 
8) - "Forêt Noire" : Paul cite les grandes forêts des massifs anciens ("hercyniens") allemands que lui évoque le paysage du Rif et dont Marthe et lui partagent la nostalgie. "Autour de Stadtodendorf" (en fait “Stadtoldendorf”, en Basse Saxe) ; "au Harz" (ou Hartz en français), dont vient le mot "hercynien" et qui s'étend en Basse-Saxe, Saxe-Anhalt et Thuringe (au sommet duquel - le Brocken - ils fêtèrent la nuit de Walpurgis du temps où Paul étudiait à Wolfenbüttel) ; "à Rubeland" (dans le Harz, en Saxe-Anhalt, à proximité de la Thuringe) ; "dans la Forêt Noire" (le massif frère des Vosges, de l'autre côté du Rhin, en Bade-Wurtemberg) que Paul nomme en français plutôt qu'en allemand ("Schwarzwald"). 
9) - "Windwinklenberg" : ce nom d'un point élevé ne paraît correspondre à aucun lieu remarquable ni en Allemagne, ni en Alsace. S'il s'agissait d'un "Windmühlenberg" ("mont du moulin à vent"), on pourrait hésiter entre plusieurs centaines de sites en Allemagne.
10) - "Nussberg" : cité médiévale perchée en nid d'aigle en Bavière orientale. 
11) - "Paveljekke Holz" : ce nom d'endroit boisé ne correspond à aucun lieu reconnu d'intérêt général en Allemagne ou en Alsace. Paul se réfère sans doute à une géographie strictement locale voire intime dont son couple connaît ce toponyme fondé sur le prénom Pavel, c'est-à-dire Paul.
12) - "une pierre dans mon jardin" : une attaque contre moi.
13) - "DCL" : la signification de ces initiales n'est pas connue. Il s'agit de l'entreprise où travaillait Marthe, sans doute comme couturière, quand Paul la vit pour la première fois.
14) - "Dienerin Martha" : l'expression peut signifier "Sœur Marthe". Une certaine "Dienerin Martha" œuvra au XVIIe siècle à la propagation du jansénisme en Allemagne. Les "sœurs", en tant que servantes (Dienerin) de Dieu, ont pour mission d'apporter la Révélation, c'est-à-dire la "Lumière" (d'où l'allusion de Paul à une lampe). Mais "Dienerin" a aussi le sens d' "employée"
15) - "SD Blanc" : il s'agit vraisemblablement de l'entreprise de textile alsacienne (établie à Mulhouse) où Paul travailla juste avant de s'installer à Nantes, en France, en 1907.
16) - "de B." : il semble que Paul évoque ici son départ de Brunswick, pour Hambourg, et Mulhouse, où il travailla à partir de 1902 avant de gagner la France.
17) - "Schiller" : Friedrich von Schiller est l'un des plus célèbres poètes et écrivains allemands du XVIIIe siècle (1759-1805), à la fois maître du classicisme et inspirateur du romantisme.
18) - "O Zarte... Hoffen" : citation tirée du poème de Schiller "Die Glocke" ("La cloche", devenu en 1799 le "Lied von der Glocke", en français "Le chant de la cloche") disant mot à mot "Ô tendre nostalgie, doux espoir".
19) - "Hanovre" : Paul est revenu à Hanovre en 1904 pour régler la succession de ses parents, après la rencontre de Marthe en 1900, et avant sa propre installation à Mulhouse, puis en France en 1906-1907.
20) - "Raum... Hütte" : citation de l'avant-dernier vers du poème de Schiller "Der Jüngling am Bache" (mot à mot "le jeune garçon près du ruisseau") dont les deux derniers vers disent "Raum ist in der kleinsten Hütte / für ein glücklich liebend Paar" (mot à mot "Il y a toujours de la place dans la plus petite des huttes / pour un couple d'amants heureux").
21) - "Bon Dieu" : ce juron que Marthe - protestante - n'approuvera certainement pas, est pour la première et dernière fois écrit ici par Paul, qui semble alors moralement bien mal en point. Cherche-t-il à inquiéter son épouse ou à rendre plus nécessaire aux yeux de ses supérieurs une permission de détente ?
22) - Cette lettre toute entière, où Paul parle de ses parents et de ses frères, de sa rencontre avec Marthe et des sentiments qu'elle lui inspira, et de ses idées de jeune homme, respire la nostalgie qu'il éprouvait alors. C'est la première fois dans la correspondance qu'il se livre ainsi.