Le tombeau de Paul
C’est donc sur cette brève carte postale à son fils que se clôt la correspondance de Paul avec sa famille.
De ses adieux à la Légion, de son embarquement, de son départ du Maroc, de la traversée et de l’arrivée à Bordeaux, nous ne savons rien. Le voile retombe sur ces existences que nous avons partagées pendant quatre ans. Les papiers familiaux ne livrent rien de la période qui suit, et il faudra attendre 1926 pour que s’éclaire à nouveau, à travers le journal qu’à l’âge de quatorze ans le petit Georges entreprend de tenir - journal qu’il tiendra fidèlement pendant plus de vingt ans - le quotidien de la famille Gusdorf.
Nous imaginons cependant que le retour ne fut pas facile. Les enfants virent sans enthousiasme le retour de ce soldat lointain qui se croyait des droits sur leur maman, et le déficit affectif creusé pendant la guerre ne fut jamais comblé. Marthe ne vit jamais ses rêves de carrière et de succès autonome se matérialiser, et dut se contenter d’être maîtresse de maison, cuisinière, couturière, infirmière, et préceptrice en chef pour sa famille.
Le divorce entre Paul, son fidèle ami Penhoat, et leur ancien associé Lucien Leconte fut prononcé, vraisemblablement devant le tribunal de commerce de Nantes. On peut supposer que Paul sortit de l’affaire avec une somme suffisante pour monter une autre affaire, dans un domaine différent, comme le stipulait sans doute le jugement. Il se lança dans le commerce des engrais phosphatés dont les vignerons du Bordelais faisaient grand usage, et y réussit brillamment. Au milieu des années 30, il gagnait quelque 200 000 F par an, possédait deux voitures, et avait réalisé le rêve de bord de mer caressé dans la touffeur marocaine en s’achetant une villa au Pyla.
Ce succès apparent s’accompagne cependant d’une profonde désillusion. Le 14 juin 1920, il voit en effet sa première demande de naturalisation rejetée sans motif. Autant dire que toutes ses années au Maroc n’avaient servi de rien.
Il fera deux autres demandes dans les vingt années qui vont suivre. La dernière, présentée le 13 novembre 1937, avec avis favorable du maire de Bordeaux, du général commandant la 18e région militaire et du préfet de la Gironde, sera rejetée le 30 mai 1940. Voici en effet ce que comportent la fiche et la lettre les plus récentes trouvées dans son dossier parmi les archives désormais lisibles du Ministère de l’Intérieur (1):
« Attitude correcte, manifeste des sentiments francophiles, mais on a tout lieu de croire que lui et sa femme sont restés allemands de cœur comme de mentalité. A fait trois demandes de naturalisation, toutes refusées. » (fiche)
« Vous avez bien voulu me communiquer le dossier joint, concernant une demande de naturalisation présentée par le nommé Gusdorf (Paul), de nationalité allemande, demeurant à Bordeaux. L’intéressé a servi sous nos drapeaux comme engagé à la Légion Étrangère pendant la guerre de 1914-1918 (passage rayé : Il n’a été ni cité, ni blessé). Toutefois, étant donné qu’il a été inscrit au carnet B (Spécial) pour suspicion d’espionnage, j’estime qu’il y a lieu, dans les circonstances actuelles, de surseoir à l’agrément de la requête de ce ressortissant allemand ».(lettre)
Les documents familiaux sont muets sur les sentiments de Paul face à ce qu’il ne pouvait que vivre comme une véritable trahison. N’avait-il pas payé son dû? Il voyait même, lui l’incroyant, ses enfants élevés dans les milieux protestants de Bordeaux, « billet d’entrée » vers la vie à laquelle il aspirait pour eux.
On n’ose penser à l’amertume que dut faire naître en lui le début de la deuxième guerre et les vexations des lois antijuives.
Mais tout cela n’était encore rien. Raflé le 19 octobre 1942 à Bordeaux par ordre de l’occupant après avoir vu une fois encore ses biens séquestrés par les soins des autorités françaises, il mourra à Auschwitz, ou en route, le 11 novembre 1942. Ses trois frères (Adolf, Siegmund, et Siegfried), sa sœur Jenny, et ceux de leurs enfants ou de leurs cousins restés sur le continent européen après 1933 ont disparu eux aussi dans la tourmente nazie. Même la demande de Marthe que le nom de Paul figure dans la liste des victimes juives qui va être apposée sur un mur de la grande synagogue de Bordeaux sera rejetée, au motif qu’il ne s’était jamais manifesté auprès de ladite communauté en tant que juif.
Privé de communauté, de nationalité et de sépulture, c’est dans ces lettres que Paul revit pour ses descendants, plein de curiosité, d’humour et de patience.
Comme le dit Édith von Gallera : « Paul est français de cœur, cultivé, polyglotte, et de constitution assez fragile. Envoyé au Maroc faire le cantonnier avec de frustes camarades pour de longues années, il commente : « Si je laisse ma graisse ici, j'espère toujours ramener ma peau ». Plein de dérision, il appelle « distractions » la pluie et les travaux de route, jamais ne se plaignant et remontant sans cesse le moral de sa femme. Il concède bien qu’ « on devient un peu loufoque à vivre comme on vit », exténué, pataugeant dans la boue et le froid, ou harcelé par les puces et la chaleur. Il ne s'attarde pas sur cette misère de bagnard et préfère parler des amandiers en fleurs et se réjouir de la moindre amélioration apportée à son triste ordinaire : un livre reçu par la poste, du chocolat, la dernière photo de ses enfants qui grandissent loin de lui et dont il a le souci constant. « Derrière un mur et avec un seul arbre lointain dont la saison fait pousser et faner les feuilles tour à tour, on peut être plus heureux et content que dans le plus beau paysage. ». Il trouve toujours le courage de secouer Marthe qui sombre dans l’angoisse, et de l'aider à sortir de ses tracasseries. Féministe avant l'heure, il lui écrit : « Je ne veux pas d'une femme coupée dans un patron! » Il souhaite un jour « une balle heureuse » (celle qui ne tue pas) qui le ramène à Bordeaux. Ironique il note qu’ « il est à espérer qu'en dehors des bons dîners et toasts consommés, il résultera quelque chose de bon de la grande conférence des alliés à Paris. »
Délicatesse et force d'âme jaillissent de ces lettres poignantes, parfois très drôles car il perd jamais son sens de l'humour. Stoïque, droit dans des bottes plombées par la boue, il garde espoir. Quelle leçon de vie! Écoutons le : « Lorsqu'il y a concert au cercle, on se promène sous les vieux oliviers, les figuiers et les autres grands arbres qui doivent être presque aussi vieux que les murs de Taza. La lune verse sa lumière pâle à profusion et sur le fond sombre du ciel les arbres paraissent tout clairs, presque transparents, comme les hêtres au printemps lorsqu'ils ont leurs premières feuilles. »
Littéraire, cultivé, optimiste, indépendant, il incarne parfaitement la résilience que sans aucun doute il aurait souhaité pour tous ses descendants.
(1) Documents fournis par Patrick Pouyanne
Merci à tous les lecteurs qui nous ont suivis et encouragés.