samedi 9 août 2014

Lettre du 9 août 1914

(La lettre du 9 août a été exposée à la Bibliothèque Nationale dans le cadre de l'exposition "Été 1914 - Les derniers jours de l'ancien monde".)

Madame M. Gusdorf  Family Hotel Rue Miramar 4 (Plaza Cervantes)      
Saint Sébastien

Bordeaux, le 9 août 1914

Ma chérie,
J’ai reçu hier après-midi samedi tes lignes du 6 courant, mises à la poste le 7 et arrivées en conséquence sans aucun retard. Je ne comprends donc vraiment pas que mes propres lettres ne te soient pas parvenues : la première est partie d’ici il y a huit jours, POSTE RESTANTE, Saint Sébastien, et les autres au Family Hotel. N’as tu toujours rien reçu ?
Je t’ai expédié Vendredi dernier 300,- Frs par lettre chargée et le même soir je t’ai écrit encore une carte postale (le tout au Family Hotel) : cette lettre chargée sera sans doute arrivée entretemps ??? Prière de me répondre par retour !!
Voici le deuxième dimanche que nous sommes séparés et cela n’a pas l’air de vouloir s’arranger, au contraire ! J’ai loué une chambre avec pension en ville, 67 cours du Jardin Public, chez Mme de Métivier, là où M. Bostow était en dernier lieu. C’est à 2 minutes de mon bureau et je n’ai donc qu’un tout petit parcours à faire. Ce sont de braves gens qui semblent souffrir aussi de l’état actuel des choses : Par suite du moratorium (1), on ne peut pas toucher plus de 5% de ses dépôts en banque ou de ses intérêts ; les titres sont invendables et presque tout le commerce est arrêté.
Le maire et le préfet ont fait appel au calme à la population et cet appel a calmé un petit peu les esprits. Mais ils sont toujours très excités et notamment dans notre quartier les voisins semblent avoir dit beaucoup de mal de nous. Je me suis adressé plusieurs fois au commissariat de police de Caudéran et je l’ai même prié de perquisitionner chez nous ; cette visite a eu lieu hier après midi et on a visité la maison de fond en comble, sans rien trouver de suspect bien entendu. Toutefois, le commissaire a emporté quelques lettres allemandes pour les faire traduire, entre autres une de la Gazette de Francfort réclamant le paiement de l’abonnement, une lettre de ta soeur, une de Mme Kleestadt, etc. Il paraît que des lettres anonymes parvenues au commissariat disent que j’ai caché des individus dans la cave ... A vrai dire je ne comprends rien à la conduite de nos voisins auxquels nous n’avons jamais rien fait ni rien dit. A la rigueur je peux me figurer qu’une épicière où nous ne nous sommes pas servis se venge de cette façon là, mais le reste est à mettre sur le compte de l’excitation provoquée par l’agression allemande ... Nous n’y pouvons cependant rien, mais on ne peut pas discuter avec la foule. L’autorité prend vraiment toutes les mesures de sauvegarde et on ne peut que s’en louer ; mais néanmoins on est à la merci d’un incident quelconque et il suffit qu’un ivrogne indique un individu dans la foule comme étant allemand pour déchaîner la foule ...
J’écris aujourd’hui la lettre ci jointe au Commandant du Bureau de recrutement, et j’espère que tu approuveras son contenu. J’espère aussi que ma demande sera acceptée et que je serai incorporé pour être naturalisé ensuite comme il a toujours été mon désir.
Il m’est infiniment pénible d’être séparé de toi et des enfants en ce temps triste, mais comme tu te ferais trop de mauvais sang, comme tu nourris la petite et qu’en conséquence toutes les vexations du quartier pourraient te nuire, il vaut mieux que tu restes là bas jusqu’au moment où le calme sera revenu ici. Tu auras lu sans doute que les Français ont pris Mulhouse (2)... et me rappelant le temps passé là-bas il y a plus de huit ans je me figure facilement avec quel enthousiasme les troupes ont été reçues là-bas.
Écris moi bientôt si tu as reçu mes différentes lettres    et reçois, toi et les enfants, mes meilleurs baisers.

Paul

P.S. M. Siret envoie le bonjour à Hélène ;
il ne tient pas à correspondre avec
l’Étranger pendant le prochain temps.

Ma femme et moi vous adressons nos meilleures amitiés et vous disons bon courage et bonne santé pour vous et les vôtres. 
A bientôt le plaisir de vous revoir

G. Devillers

(1): référence aux décrets des 31 juillet et 1er août 1914 limitant sévèrement les remboursements des caisses d'épargne, des dépôts et comptes courants dans les banques.
(2): l'armée française prend cette ville alsacienne le 7 août 1914 mais doit l'évacuer le 9.

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