samedi 2 août 2014

Bordeaux, le 2 août 1914

Madame P. Gusdorf, Poste Restante, San Sebastien

Bordeaux, le 2 août 1914

Ma chère Marthe,

Dimanche soir, 5 heures 1/2 ! Ton télégramme n’est pas encore arrivé. Heureusement, tout le monde connaît les retards survenus dans la transmission des dépêches depuis hier. Mr. Botzow (1) m’a expédié un télégramme hier à midi et il m’est parvenu ce matin à 10 hs. 1/2 ! J’espère donc que vous êtes tous bien arrivés à San Sebastien, que tu as trouvé une pension convenable et que tout le monde est en bonne santé.
La grosse nouvelle de ce matin est que l’Allemagne a déclaré ce matin la guerre à la Russie ! Hier soir l’ambassadeur a remis la déclaration à St Petersbourg. De Schoen (2) était encore hier soir à Paris et n’a pas demandé ses passeports. Et comme la République attendra d’être attaquée, il se peut que cela se tire encore jusqu’à cette nuit ou demain. Car les troupes allemandes sont sur la frontière même, les troupes françaises à huit kilomètres à l’arrière.
La mobilisation se poursuit ici tranquillement, les vivres ont doublé à en juger par les prix des restaurants où on ne mange plus au prix fixe mais exclusivement à la carte. Tout est réquisitionné pour l’armée. Une affiche concernant les étrangers de quelque nationalité qu’ils soient a été placardée hier soir. Ils doivent se présenter demain à la mairie. Ceux qui veulent rester et qui peuvent justifier de moyens d’existence recevront un  permis de séjour. Ceux qui veulent partir doivent écrire au préfet par quelle frontière neutre ils veulent passer. On les informera dès que les Chemins de Fer auront repris le service quand ils pourront partir.
J’irai donc demain à la mairie aussi bien de Bordeaux que de Caudéran et dès que je verrai clair je t’aviserai. A partir de mardi aucun étranger ne doit se déplacer sans autorisation spéciale (laisser passer).
L’oncle Botzow me priait par fil d’avancer les fonds nécessaire à son neveu pour que celui-ci puisse partir avec le premier bateau en partance. Comme j’apprends qu’il y aura encore ce soir un train pour l’Espagne, je viens de l’envoyer à la gare pour qu’il se renseigne s’il peut partir. Il irait alors ce soir à San Sebastien et de là à Barcelone pour trouver un bateau pour Gênes ; ceci à la condition que l’Italie reste neutre, car dans le cas contraire, les lignes de navigation avec l’Italie seraient coupées.
Mr. Botzow revient à l’instant ; il peut essayer de partir ce soir à 19 hs 40 et sera donc demain à San Sebastian. Il te verra peut-être, mais de toute façon il emportera cette lettre pour la mettre dans le train à Hendaye de façon à ce que tu sois plus sûre de la recevoir.
La grande maison est triste quand on y est tout seul. Hier soir, je me suis arrêté devant les lits des gosses, les deux de Suzanne et Georges et le berceau de la petite ... Que nous soyons bientôt tous réunis à la Rue des Chalets !
Il n’y a, hélas, presque plus d’espoir que la guerre avec l’Allemagne soit évitée. Et si cela commence, Dieu sait comment cela tournera ! Guillaume harangue son peuple en les invitant à aller s’agenouiller à l’église prier le tout puissant que la Victoire suive le drapeau allemand. Si ce n’était pas aussi tragique, on rirait aux éclats en lisant ce discours au prince de la paix !
Reposez vous bien à St Sébastien et donne moi bientôt de tes nouvelles par télégramme, la présente lettre ira Poste Restante.
Sois tranquille sur mon sort, je reste le plus possible au bureau et ne sors presque pas.
Embrasse bien les enfants pour moi et reçois toi même mes meilleurs baisers.

Paul


Le bonjour à Hélène de son neveu et de moi !

(1) Oncle d'un employé allemand de Paul
(2) Ambassadeur d'Allemagne à Paris


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