En guise d'introduction: les lettres
Pendant que Paul met en ordre ses affaires à Bordeaux, et que Marthe à San Sebastian attend avec angoisse - sa spécialité - les évènements, penchons-nous un moment sur ces liasses de lettres miraculeusement préservées.
Au sein d’une famille dont la communication n’était pas exactement le point fort - attitude après tout pas si éloignée de la norme en ces lointaines décennies 50 et 60 - le silence entourant la personne et l’existence de mon grand’père paternel était proprement assourdissant. Hormis son nom, Paul Gusdorf, gravé sur une plaque en cuivre fixée sur la porte de notre villa du Pyla, et sa silhouette sur une photo prise dans le jardin de la même maison - un homme âgé, en buste, un peu tassé, le visage disparaissant à moitié sous un béret basque et barré d’une moustache, un bébé dans les bras - mon cousin le plus âgé - et un indiscutable sourire au lèvres, nous ne savions rien de lui. De ma grand’mère, rien à tirer : tout le temps que je l’ai connue - elle est morte quand j’avais dix ans - elle était un mannequin vêtu en vieille dame que l’on nous emmenait voir le jeudi dans sa maison de retraite à Brumath et que nous embrassions distraitement avant d’aller jouer dans le parc. Murée dans le silence après une attaque - l’époque ne pratiquait pas l’euphémisme médical - elle ne communiquait plus, rarement, qu’en allemand. “Pourquoi elle ne parle pas français, Bonne-Maman ?” “C’est”, nous expliquait les lèvres pincées la moins inaccessible de nos tantes - nous étions affligés d’une quantité vraiment excessive de tantes - “qu’après ce qui lui est arrivé il est fréquent qu’on ne connaisse plus que ce qui a été appris dans l’enfance.” Rien d’autre que cette réponse cryptique, aux impersonnels en cascade, clairement destinée à mettre un point final à nos investigations, ne nous vint jamais par le truchement familial.
Il fallut donc le désoeuvrement des longues vacances d’été, particulièrement pluvieuses cette année-là, pour mettre en présence la curiosité de mes quatorze ans et la vieille armoire de cuisine exilée au fond du garage de la maison familiale, entre deux squelettes de vélos dont les roues vomissaient leurs chambres à air, le cadavre d’un kayak et trois fauteuils d’osier crevés. Au milieu des piles de vaisselle basque à carreaux rouges et bleus reléguée là par ma mère, des vases chinois ébréchés, des soupières fêlées et des vieux pots à confiture, il y avait deux coffrets en bois, anodins dans leur familiarité poussiéreuse - je les avais toujours vus là - dont les couvercle soulevés dans un moment d’inspiration livrèrent à ma vue des liasses de vieux papiers.
Ce jour-là, le prompt retour du soleil fit envoler ma résolution et j’effleurai à peine le contenu des coffrets, retournant les documents de la couche supérieure comme on retourne le sable pour y trouver des coquillages, frustrée par l’alphabet barbare et la langue hermétique, encore de l’allemand, avant de courir à la plage. J’avais cependant fait une découverte de taille, ou plutôt confirmé ce que bien sûr je ne pouvais manquer de savoir déjà : ces Gusdorf inconnus, cette Marthe Sturm, ma grand’mère dont je ne savais alors même pas le nom, avaient leurs racines en Allemagne dont ils avaient émigré au début de ce siècle là pour des raisons inexpliquées.
Il y eut d’autres jours de pluie et de nouvelles incursions dans les deux coffrets et leurs documents pliés, jaunis, collés en liasses inséparables par l’humidité, grignotés par les souris, malgré tout sauvés de la destruction et préservés là par une providence qui n’entendait pas que du passé l’on fît table rase. Mais la tâche de plonger enfin jusqu’au fond de ces boîtes et de tirer du sens de ces papiers - cette tâche devait attendre plus de quarante ans, la mort de mon père et le sauvetage de tous ces documents - jetez donc tout ça, nous disaient de bonnes âmes - quand il fallut mettre en ordre la villa.
Les lettres de la guerre étaient là, parmi beaucoup d’autres, avec les faire-part de mariage et de décès, les bulletins d’hospitalisation, les articles découpés dans des journaux et les photos pâlies de mystérieux inconnus. Certaines d’entre elles avaient été rassemblées, classées et attachées avec des ficelles, d’autres s’éparpillaient parmi les bulletins scolaires et les relevés de banque, et j’en ai retrouvé encore dans les papiers de mon père, probablement celles que ma grand’mère avait gardées avec elle en quittant Bordeaux. Ecrites en français - on comprendra pourquoi - elles éclairent les secrets familiaux. Presque tout ce que je sais de Paul et de Marthe me vient de là.
Anne-Lise Volmer-Gusdorf - Août 2014
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