Madame Paul Gusdorf 22 rue du Chalet 22 Caudéran
Lyon, le 26 Décembre 1914
Ma chère femme,
J’ai reçu ce matin ta lettre du 23 et ce soir celle du 24 courant. Ne t’inquiète pas au sujet de l’opposition à faire : comme le séquestre a été ordonné par le Procureur de la République à Nantes (1), c’est à Nantes qu’il faut faire opposition. J’ai donc chargé un avoué Me Bonamy, 10 Quai Orléans à Nantes de faire le nécessaire et tu n’as absolument rien à faire : je t’avais du reste dit tout cela et je t’avais même envoyé la copie de ma lettre à Mr. Leconte : tu étais probablement trop émotionnée ! Enfin, je te répète, en ce qui concerne l’opposition le nécessaire est fait par moi ! Comme j’ai été toujours dans la maison L.L. et Cie Mr. Leconte témoignera que je n’ai point quitté Bordeaux depuis 1906. Je ne croyais pas du reste que j’avais besoin de faire viser ma déclaration d’étranger en changeant simplement de domicile, mais seulement en changeant de ville. Mais comme tu le dis Mme Constant (2) peut te donner une attestation que nous avons habité Rue Clément de 1908 à 1910. Pour le moment je ne vois cependant pas beaucoup l’utilité immédiate de cette pièce : si tu peux l’avoir à l’occasion prends la mais n’en fais rien à moins que l’avoué de Nantes la demande. Tu n’as donc qu’à te tenir tranquille si rien de nouveau n’intervient : Si tu peux avoir d’autres fonds à la banque prends-en, mais laisse les titres en dépôt à la banque, car il est certain qu’on lèvera le séquestre et ce n’est pas prudent d’avoir pour 25000 Frs. de valeurs à la maison.
Ce qui m’étonne encore c’est que Baboureau qui était avec toi au commissariat n’ait pas cité comme référence Mr. Anseau, Adjoint au Commissariat Central de Police de Bordeaux et parent de Mr. Lagisquet. A. me connaît et m’a rendu service au début de la mobilisation. Au besoin Mr. Lagisquet, 80 rue Bertrand de Goth te le présentera avec plaisir et comme c’est un homme très influent, cela ne pourrait être que très utile. Je sais que je peux compter sur MM. Wooloughan, Lagache, Colombier, Sursol, Capeiron etc. (3) et il m’est très agréable de constater qu’ils ne me renient pas en ces heures critiques.
L’essentiel est que tu peux rester dans la maison et que les voisins ne te fassent pas de misère. Comme au besoin Mr. W. (4) offre de t’avancer de l’argent et que tu en as toi-même, ne te fais pas de mauvais sang car je pense bien que d’ici un mois au plus tard le séquestre sera levé !
Je suis étonné que tu ne reçoives pas régulièrement ma correspondance ! Je t’écris cependant assez souvent, c.à.d. au moins 3 ou 4 fois la semaine ! Nul doute que tu as reçu entretemps ma dernière lettre et la carte ! Hier, Noël, j’ai fait avec Valentin une jolie promenade à la Croix Rousse (5), d’où l’on a une vue superbe sur Lyon. Nous y avons déjeuné et le soir nous étions au Cinéma et au Café ! Je parie que les évènements de jeudi (6) t’ont tellement impressionnée que tu as passé une journée plutôt désagréable hier ?
Il devient de plus en plus certain que j’irai prochainement à Sidi bel Abbès, mais je ne peux pas encore dire si cela sera en 8 ou 15 jours au plus tard. Les gens auxquels j’ai eu affaire ici sont très bienveillants : je souhaite seulement que cette malheureuse affaire de séquestre sera réglée bientôt pour que tu puisses vivre relativement tranquille.
Tu me raconteras ce que les enfants ont fait en voyant l’arbre et leurs jouets et tu les embrasseras bien fort pour moi.
Mille tendresses
Paul
Notes (François Beautier)
1) - "à Nantes" : siège de la société L. Leconte et Compagnie dont Paul possède une part du capital.
2) - "Mme Constant" : logeuse ou voisine du couple Gusdorf, de 1908 à 1910, juste après leur mariage en 1908 et l'arrivée de Marthe à Bordeaux.
3) - "Lagache, Colombier, Sursol, Capeiron" : ces témoins favorables à Paul ne sont nommés que dans ce courrier.
4) - "Mr. W." : Mr. Wooloughan.
5) - "la Croix-Rousse" : quartier élevé du nord de la ville de Lyon, dominant le Rhône et la Saône.
6) - "les événements de jeudi" : référence à la veille de Noël, jour de la mise sous séquestre des biens de Paul, sans doute avec perquisition du logement occupé par Marthe et les enfants, voire avec placement de scellés sur certains meubles.
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