Madame Paul Gusdorf 22 rue du Chalet 22 Caudéran
Lyon, le 16 Décembre 1914
Ma chère petite femme,
J’ai reçu aujourd’hui ta lettre du 14 courant avec les photographies : Merci ! Tu souriras lorsque je te dis que je lis tes lettres et que je les attends avec la même impatience et les mêmes sentiments qu’il y a 14 ans chez S.D. Blank (1).
Tu as tort de t’émouvoir des “billets doux” (2): il est tout naturel que les autorités s’entourent de tous les renseignements possibles et désirables et je dirai même que pour nous, qui n’avons rien à nous reprocher, cela vaut même mieux que si l’on s’en foutait ! Tu sais qu’il n’a pas fallu cette guerre malheureuse pour que je professe ouvertement mes sentiments pour la France où j’ai passé en somme le temps le plus heureux et le plus intéressant de ma vie. Oui, nous nous retrouverons dans notre nid à Caudéran et nous y serons encore heureux. Peut-être même cette séparation involontaire nous fait-elle doublement sentir combien nous avons besoin l’un de l’autre et que l’amour n’est point devenu une simple habitude.
Ne t’inquiète pas pour moi, je ne manque de rien et puis comme je ne suis pas sans le sou, je suis toujours bien plus heureux que ceux qui n’ont pas de ressources. Ne te fais pas non plus de mauvais sang pour la question d’argent. Incluse une carte que tu n’as qu’à présenter à Mr. Wooloughan (3) pour qu’il te donne les récépissés de nos titres au CNEP (4) ainsi que l’obligation du Crédit Foncier 30% de 1912. Tu n’as qu’à aller avec un des récépissés à la banque qui t’avancera à titre de prêt jusqu’à 75% de la valeur ou qui vendra les titres pour notre compte. Si cela devient nécessaire je t’indiquerai les titres à vendre ou à déposer pour avoir des avances. Je pense du reste que Leconte ne se fera pas non plus tirer l’oreille ; Penhoat (5) et moi nous avons en ce moment une correspondance assez acerbe avec lui à ce sujet.
Si plus tard nous devions changer de domicile, c.à.d. si l’on nous faisait de la misère, eh bien, nous changerions. Mais je suis persuadé que cela ne sera pas nécessaire et que tout rentrera dans l’ordre. Seulement, habitue-toi à supporter avec calme les petites vexations qui peuvent se produire - tout le monde souffre, et la plupart sont bien plus malheureux que nous ! Je ne comprends pas bien ce que tu me dis de Mme D. (6) qui jusqu’ici était pleine d’amabilité et de prévenances ! Si tu t’entendais si peu, il vaut peut-être mieux qu’elle soit rentrée dans ses foyers.
Il y aura cette semaine un nouveau départ pour l’Algérie ; je n’en suis pas encore, heureusement, car la bande qui part se compose en majeure partie d’éléments peu recommandables. Envoie moi donc pour un jour la lettre que le Commissaire de Caudéran m’avait écrite à Bayonne et qui pourra me servir auprès de mon capitaine en attendant mon acte de naturalisation. Je te la renverrai aussitôt. Il se peut en effet que je reste ici au Dépôt ce qui me serait agréable dans ce sens que je connais maintenant les supérieurs qui, tous, sont des gens très agréables.
As-tu réussi maintenant à ouvrir le coffre-fort ? En ce qui concerne Mme Robin tu connais mon avis : si cela te fait plaisir, paie lui maintenant la moitié du terme et promet lui l’autre moitié pour Janvier/Février. Je sais que tu aimes être débarrassée de ce souci. Tu te rappelles que l’adresse de Mr. Robin est : 10 cours de Tourny.
J’ai visité dimanche dernier le joli parc de la Tête d’Or à l’extrémité de la ville et qui est certainement 3 ou 4 fois plus grand que le Parc Bordelais. Il y a là une jolie collection d’animaux, un jardin zoologique gratuit qui m’a fait beaucoup de plaisir. J’ai vu ensuite une partie de la ville ; il faisait bien froid et le dîner m’a enfin dégelé ! Il y a dans les rues un traffic formidable : les tramways sont toujours bondés et, chose curieuse, toutes leurs voitures portent une boîte à lettres. On voit ici des troupes de toute catégorie : les troupes d’Afrique portent un costume très pittoresque et tous ces uniformes animent agréablement l’aspect de la rue. Ils montrent aussi que nous disposons encore de beaucoup de réserves, certainement de plus que les Allemands.
La Gazette de Genève se vend ici couramment et elle est beaucoup lue. Ces jours-ci il y avait un nouvel article de Verdeine : "Hambourg la morte" (7) dans lequel il dépeint la tristesse et le calme du grand port allemand. Je l’ai malheureusement perdu.
Quant à Hélène, tu pourras la faire coucher dans la chambre des enfants ou dans la tienne. Il faudra aussi lui donner une augmentation de 5 Frs (8) pour le 1° de l’an.
Dis lui bien le bonjour de ma part.
Georges doit faire des progrès maintenant et Alice va certainement commencer à marcher sous peu.
Embrasse les enfants bien pour moi et reçois mes meilleurs baisers.
Paul
Notes (François Beautier)
1 - "S. D. Blank" : allusion aux premières rencontres de l’auteur et de Marthe, sa future épouse, en Allemagne, en 1900
2 - "billets doux" : par dérision, Paul désigne ainsi les renseignements écrits, en partie anonymes, que la police reçoit et collecte sur lui et Marthe, parce qu'ils sont “ressortissants ennemis”.
3 - "Mr. Wooloughan" : homme d'affaire et ami, de nationalité américaine, de Paul à Bordeaux.
4 - "CNEP" : Comptoir national d’escompte de Paris. Le CNEP géra les emprunts nationaux d’État pendant la Grande Guerre.
5 - "Penhoat" : troisième associé de la société L. Leconte et compagnie.
6 - "Mme D." : Mme Devilliers
7 - "Hambourg la Morte" : allusion au blocus maritime allié qui anéantit l'activité du premier port allemand.
8 - "augmentation de 5 francs" : augmentation significative (dans sa lettre du 3/12/1914 Paul écrit "j'ai dîné royalement en ville pour 1,5 fr.") destinée à compenser l'inflation provoquée par la guerre. Le pouvoir d'achat d'un franc à la fin de 1914 équivaut environ à celui de 3 euros de 2014 mais varie évidemment selon les biens et services consommés.
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