Madame P. Gusdorf 22 rue du Chalet 22 Caudéran
Djebla, le 4 Novembre 1915
Ma chérie,
Je viens de recevoir tes lettres des 24 et 26 écrites sur papier de la maison L.L. et Cie (1), papier qui me sert donc à moi-même pour te répondre. Notre temps est toujours horriblement occupé bien que les travaux pressent bien moins : le camp contient déjà en effet des baraquements en brique pour tous les Officiers, un cercle et une popote pour eux, cercle et popote pour les sous-officiers, poste de police, bureaux pour les 2 Compagnies, bureau des P.T.T., du Vaguemestre, et du Commandant d’Armes, un vaste bâtiment pour l’Administration (vivres etc.), des cuisines pour la troupe, des marabouts pour les magasins et ateliers des Compagnies, et des cabinets pour les Officiers. Ce ne sont que les hommes qu’on a oubliés dans tout cela de sorte que nous campons toujours sous la petite guitoune, sans paillasse et pourvus seulement d’une seule couverture et d’un couvre-pieds. Il paraît toutefois que nous allons commencer incessamment la construction des marabouts, de sorte que vraisemblablement la 22° Compagnie de Légion qui doit nous remplacer ici vers le milieu du mois pourra coucher sous les marabouts qui sont en somme confortables ici car on les construit avec des murs en pierre et en brique et ils sont spacieux, tandis que dans la petite tente on ne peut pas se tenir debout et on a environ 65 cm d’espace en largeur.
Je suis bien content que la maladie de Georges ne soit point grave et constate en passant qu’en bonne mère tu t’émeus à la moindre alerte des enfants. Chose curieuse : nous avons ici depuis 2 jours un téléphoniste du 8° Génie (2), originaire de Belin (Gironde) (3) et qui a été pendant longtemps le chauffeur du Dr Bert qui, paraît-il, a une clientèle tellement imposante qu’une auto lui est indispensable. Ce téléphoniste - qui connaît aussi le Dr. Réjou (4) - connaît Caudéran et tout Bordeaux mieux que moi, à tel point qu’il se rappelait même que le n° 22 de la Rue du Chalet se trouve un peu en-dessus de la perception et à côté d’une petite maison exactement pareille. Il savait aussi que le Dr. Bert était mobilisé comme médecin-major à 2 galons (ce qui correspond au grade de lieutenant) et dirigeant un hôpital installé dans la maison des bonnes soeurs (5) à l’angle du Boulevard de Caudéran dont le jardin va jusqu’à derrière Baudinet !
Nous avons depuis hier à nouveau un temps sec et même beau s’il n’était pas accompagné de ce sacré vent qui balaie tout sur son passage. Je suis, depuis hier soir de garde au petit Blockhaus pour 24 heures ce qui me donne le loisir de t’écrire plus longuement. Nous sommes là 1 Caporal et 6 hommes ce qui fait que nous n’avons que 2 hs de faction chacun pendant la nuit et beaucoup de loisir dans la journée. Un téléphone nous relie au camp et j’écris ces lignes assis à une table où l’appareil est installé. Le Blockhaus se trouve sur un col qui domine toute la vallée de l’Oued (6) et les plaines et mamelons environnants. Il se compose d’un rez-de-chaussée et d’un premier, munis de créneaux dans toutes les directions pour nous permettre de tirer librement et à l’abri. Vers l’est on voit la Casbah de M’Conn (7) distante de 25 km environ ; dans le nord la ligne du chemin de fer avec la station-blockhaus de Bou Ladjeraf et dans le sud les minarets de la cité mystérieuse aux 5 mosquées (8). Cette ville appartient du reste aux Rhiatas, la même tribu qui fait ici souvent des incursions dans les environs immédiats de Taza et qui a fait couper l’eau à cette ville où elle coulait autrefois dans des canaux dans toutes les rues. Ces Rhiatas sont difficiles à attaquer puisqu’il habitent des montagnes très élevées et qu’ils sont soutenus par une autre tribu très forte, les Beni Ouarein (9), la plus forte tribu encore insoumise du Maroc. Les Généraux Gouraud et Baumgarten avaient entrepris des colonnes dans ces parages il y a 2 ans ; on attendra certainement la fin de la guerre européenne pour soumettre ces bandits qui, il faut le reconnaître, ne font en vérité que défendre leur territoire contre nous (10).
A ton observation de l’autre jour que cette ville mystérieuse devrait m’inspirer des idées poétiques, je te dirai qu’il faut avoir roulé avec la Légion pendant un an au Maroc pour ne plus se rappeler du tout de ce que c’est que la poésie ! Je suis arrivé à un tel point d’abrutissement que je lis avec beaucoup d’attention les feuilletons du Journal, actuellement “l’Eclat d’Obus”. A propos si à l’occasion tu pouvais trouver à Bordeaux une édition populaire de l’Iliade de Homer (Ilias) (11) ou à défaut de l’Odyssée (du même) coûtant au maximum 20 à 25 sous, tu serais bien aimable de me l’adresser sans bandes, c.à.d. comme imprimé. Je serais content de lire ces oeuvres, qui m’ont beaucoup intéressé à l’école, en français. Mais prend l’édition la meilleur marché, car si on ne me la fauche pas ici, je la perdrai certainement d’une autre façon.
L’histoire de la visite du Dr Bert est réellement stupide. Qu’est-ce qu’il pouvaient donc bien s’imaginer ces braves voisins à ce sujet ? D’une façon générale, je constate, surtout dans les “Contes du Journal” qu’on se fait une idée assez confuse des habitudes et moeurs allemandes. On semble se figurer que même parmi la bourgeoisie allemande on a toujours considéré les Français comme des êtres tout à fait inférieurs alors qu’en vérité on faisait - du moins de mon temps - plutôt le culte de tout ce qui était étranger et notamment français ou anglais. Je n’ai jamais entendu traiter les Français comme “Welsche” (12) et si au point de vue militaire on se croyait supérieur en Allemagne, on a toujours eu une admiration sincère pour l’art, la musique, la littérature, l’élégance et la vivacité français aussi bien que pour l’industrie, le commerce et le sens pratique, large et libéral, du peuple anglais. Il n’est pas possible que tout cela ait changé en si peu de temps ; au contraire (13), les expériences faites sur le front occidental devraient plutôt donner à réfléchir à ceux qui ont compté sur un écroulement rapide du système gouvernemental français.
En ce qui concerne la guerre, je ne peux pas attacher à la campagne dans les Balkans une aussi grande importance que dans les journaux. C’est en Occident que cette guerre se décidera et je me refuse à croire que l’Allemagne l’emportera de ce côté. Le changement de ministre (14) etc. ne sont que des épisodes dus au tempérament français qui n’influeront en rien sur la conduite des opérations militaires. Et même en mettant les choses au pire, je suis persuadé que l’Angleterre ne fera jamais la paix avant d’être arrivée au but, tout comme au temps de Napoléon 1°. Et comme les moyens d’action lui manquent moins que jamais, elle réussira, j’en suis sûr. J’espère seulement que l’extension des opérations sur un nouveau front (15) activera la décision par le simple fait que les forces matérielles de l’agresseur diminueront de ce fait plus rapidement.
Mes meilleurs baisers pour toi et les enfants.
Paul
Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - L.L. et Cie: Lucien Leconte et Compagnie, raison sociale de la maison dont Paul est un des associés.
2) - "8° Génie" : huitième Régiment du Génie (lequel est affecté à la construction des bâtiments, routes, ponts, etc.).
3) - "Belin (Gironde)" : aujourd'hui commune de Belin-Beliet, fondée en 1974 par la fusion avec Beliet, située à une cinquantaine de kilomètres au sud-ouest de Bordeaux.
4) - "Dr. Réjou" : le médecin de famille des Gusdorf.
5) - "maison des bonnes sœurs" : il s'agit alors de la Nouvelle école de garçons Sainte-Marie, installée dans le domaine de Grand Lebrun à Caudéran depuis 1896. L'établissement fut réquisitionné par le Service de santé de l'Intérieur en août 1914, qui en fit, avec 100 lits, le quatrième des 65 hôpitaux complémentaires de la 18e Région militaire (départements actuels de Charente, Gironde, Landes, Pyrénées atlantiques et Hautes Pyrénées).
6) - "l'oued" : l’oued Innaouen dont la vallée sert de "couloir stratégique" entre Fès et Taza, donc entre les deux Maroc.
7) - "M'Conn" : officiellement Msoun.
8) - "la cité mystérieuse" : d'après le panorama dressé par Paul, et à moins qu'il ne confonde le sud et le nord, il pourrait s'agir de Ahl Doula , à moins de 20 km. à vol d'oiseau au sud-sud-est de Taza, dont la grande mosquée Oulad Ihaj, édifiée sur un point haut, se voit de loin et appartient au territoire des Tazis dont une partie collabore alors avec les Français, et subit avec eux les attaques des nationalistes Rhiatas.
9) - "les Beni Ouarein" : grande tribu (voire fédération de clans) nationaliste berbère que les généraux Gouraud et Baumgarten ont voulu tenir en respect, faute de pouvoir ni la pacifier ni la confiner au nord-est loin de ses alliés les Rhiatas, en construisant des points forts sur le versant sud du couloir de Taza.
10) - "contre nous" : Paul dévoile - courageusement ou imprudemment - le fond de sa pensée (il mène une guerre coloniale qui nie le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes), ce qui correspond à ce qu'en pense son épouse. Mais peut-être est-ce aussi le sentiment - intime, secret - de ses collègues et officiers ?
11) - "Ilias" : Paul écrit peut-être le titre et le nom de l'auteur en allemand (Die Ilias, Homer) pour signifier à Marthe qu'il accepterait une édition en allemand.
12) - "Welsche" : en Allemagne, ce terme désigne les étrangers ne parlant pas une langue germanique. Voltaire l'a employé au sens de "sauvage" et en a fait un terme péjoratif qui désigne les Français et les autres peuples francophones (les Allemands le savent et l'emploient en ce sens).
13) - "au contraire" : Paul fait plus que défendre sa propre perception de la France : il prend le parti de la bourgeoisie allemande et plaide donc pour elle contre l'aristocratie impériale et le petit peuple qu'elle manipule en toute démagogie. Ce parti-pris n'est hélas pas vérifié : la bourgeoisie allemande, dans sa grande majorité, a vu la guerre comme une opportunité à la fois économique (elle fut finalement plus déçue que ruinée) et politique (elle fut satisfaite par l'écroulement du système impérial en novembre 1918 mais dut réprimer dans le sang une tentative de révolution populaire).
14) - "changement de ministre" : allusion à l'arrivée au pouvoir, le 29 octobre 1915, d'Aristide Briand en tant que Premier ministre et ministre des Affaires étrangères.
15) - "sur un nouveau front" : dans les Balkans, notamment entre la Bulgarie et la Serbie.
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