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Madame P. Gusdorf 22 rue du Chalet 22 Caudéran
Djebla, le 30 Octobre 1915
Ma chérie,
J’ai bien reçu tes lignes du 20 courant et le journal du 18 m’est également parvenu un jour après celui du 19. Nous avons eu aujourd’hui un changement dans la garnison de Djebla : la Compagnie de Tirailleurs qui était restée avec nous depuis la création du poste, est partie pour la France, et la section de la 23° Légion, composée de maçons, charpentiers etc. qui nous a aidés à construire le poste est remontée à Taza. Par contre, nous avons reçu une Compagnie des Bataillons d’Afrique. En ce qui nous concerne, il n’y a toujours rien de certain mais il paraît que nous allons remonter à Taza dans une quinzaine ..
Ta lettre du 22 me parvient à l’instant avec la feuille de papier et les journaux des 20 et 21. Mon linge doit me suffire pour cet hiver : les deux caleçons de laine sont un peu déchirés à un endroit sensible, mais ils tiendront quand même, d’autant plus que j’ai encore un caleçon en coton du régiment. En chemises je suis relativement bien monté ; je possède en outre 3 paires de bas de laine que je vais faire réparer, c.à.d. stopper si possible. Je te prie cependant de m’envoyer encore à l’occasion 4 paires de chaussettes à environ 1 Fr la paire dans le genre de celles que tu m’as adressées l’autre jour pour un ami et de ma pointure ; elles sont pour un autre de mes camarades qui me les paiera bien entendu. Ajoute si possible une paire de gants tricotés noirs ou bleus en laine également de ma pointure pour le même au prix de 1,50 à 2,50 Frs. Ce camarade voudrait avoir ces marchandises par échantillon-poste ; si donc le colis devenait trop lourd, tu pourras mettre 3 p. de chaussettes et les gants. Veux-tu te renseigner en même temps sur le prix d’un bon maillot en laine (jersey) bleu ou noir avec col rabattu dans le genre de ceux que portent les cyclistes.
Quant à l’approvisionnement, les bicots ne sont toujours pas revenus. Mais le café maure est un peu mieux approvisionné du moins pendant 2 à 3 jours par semaine. On peut alors avoir du Chocolat Menier à 1,50 frs la grosse plaquette (1/2 livre, je crois) ; du beurre à 1,50 frs la boîte ; du camembert à 1,25 frs la boîte, de la confiture à 1,25 frs.
Cela va donc à peu près ! Pour ce qui est des crayons japonais, il y en avait déjà avant la guerre, si du moins tu entends par là les crayons couleur nature qui portent une inscription japonaise ou chinoise. Ici, on vend des crayons français de Boulogne que j’utilisais aussi à Bordeaux avec les Koh-i-Nor (1). Tu aurais bien fait de me communiquer l’annonce de l’Humanité concernant les livres et surtout les titres et auteurs de ces derniers ! C’est probablement pour faire de la propagande auprès des acheteurs que le journal demande leurs adresses pour faire l’envoi direct. L’histoire de la salle à manger est fort ennuyeuse car c’est nous qui en souffrons (2) et non Mme Robin. L’explication de cette dernière au sujet du féminisme concorde en tous points avec celle de Mme Devilliers et celle de beaucoup de femmes françaises. La Cie du Gaz ne peut, je crois, augmenter le prix du gaz qui a toujours été (à tort) au maximum des tarifs prévus par le cahier de charges signé avec la ville (3). Elle doit du reste se rattraper largement sur la vente du coke et des sous-produits qui sont très chers en ce moment. La visite de Mme P. (4) confirme bien mon opinion déjà exprimée : c’est son indifférence vis à vis de tout le monde et rien autre qui la fait négliger de la sorte ses relations.
Quant à la guerre, rien à dire : toute cette histoire des Balkans est tellement embrouillée qu’on ne peut qu’attendre. L’entrée en jeu de la Bulgarie (5) est dans tous les cas un sale coup !
Mes meilleures tendresses pour toi et les gosses.
Paul
Le bonjour pour Hélène.
Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "Koh-i-Nor" : célèbre marque de crayons créée en 1790 à Vienne (Autriche) par Joseph Hardtmuth (1758-1816), la société prenant le nom du diamant indien Koh-i-Noor. Pendant la Grande guerre, du côté des Alliés, ces crayons d'origine autrichienne donc ennemie étaient moins appréciés et accessibles que ceux de l'allié japonais.
2) - "en souffrons" : des courriers postérieurs indiquent qu'il s'agit d'une infiltration d'eau dans un mur, formant une tache à l'intérieur de la salle. Rappelons que Mme Robin est la propriétaire de la maison louée par les Gusdorf.
3) - ""avec la ville" : effectivement, la dite Compagnie du Gaz était liée par un contrat de concession à la Ville de Bordeaux qui fixait depuis 1904 le prix maximum du mètre cube de gaz. Comme le prix de la houille explosait, la Compagnie tenta vainement en 1915 et 1916 d'obtenir une révision à la hausse de ce prix puis - après décision du Conseil d'État - obtînt une indemnisation par la ville d'une partie du manque à gagner. Immédiatement après la guerre, en 1919, la commune décida la création d'une Régie Municipale du Gaz et de l'Électricité de Bordeaux.
4) - "Mme P." : Mme Plantain.
5) - "Bulgarie" : de fait entrée en guerre du côté de la Triple Alliance le 14 octobre 1915. Depuis le 5 octobre des troupes françaises sont expédiées de Salonique vers le front serbe qui est enfoncé par les Autrichiens jusqu'à Belgrade : c'est "l'expédition de Salonique". Le Montenegro, allié de la Serbie depuis le 8 août 1914, l'aide depuis juin 1915 puis couvre sa retraite en Albanie de novembre 1915 jusqu'au 29 décembre 1915, date de la capitulation du Montenegro.
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