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Madame P. Gusdorf 22 rue du Chalet 22 Caudéran
Taza, le 29 Novembre 1915
Ma chère petite femme,
J’ai les lettres des 16 et 17 courant. Tu as vraiment fait des progrès depuis 1900-1901 où tu as commencé à m’écrire des cartes postales éditées chez R. Rose (1)! Je comprends du reste fort bien que n’ayant pour ainsi dire personne pour vider ou alléger ton coeur en discutant les effets et les causes, tu uses un peu plus de papier à lettre. Et si je n’ai pas suffisamment de temps pour t’écrire aussi souvent que je le voudrais, je suis tout de même bien content de recevoir souvent de tes nouvelles. A propos de la lettre de Suzanne, tu dois l’avoir corrigée bien souvent, car il n’est pas possible qu’un enfant de cet âge écrive aussi correctement.
Parlons d’abord un peu de la question financière. D’après ce que j’ai pu lire dans les journaux, les dispositions du moratorium concernant les loyers n’ont pas été changées. Malgré cela il me serait agréable, à moi aussi, que le séq. (2) paye à Mme Robin partie ou totalité des loyers échus. D’un autre côté je vais écrire à Mr. Penhoat pour lui demander de m’adresser jusqu’à la fin de la guerre les mensualités (3) que tu m’as envoyées jusqu’ici, ce qui augmenterait d’autant tes ressources à toi. Celles-ci sont du reste bien maigres, ou surtout que tu as à payer Hélène, les contributions etc. Je t’engage donc de nouveau à vendre par l’entremise de l’ami W. (4) une obligation 3% 1912 du Crédit Foncier qui valent en ce moment 200 à 205 Frs. de façon à avoir un peu d’avance à la maison. Laisse donc les paiements à Mme Robin complètement de côté jusqu’à nouvel ordre. Si le séq. y consentait, tu pourrais au moins toucher les intérêts échus au C.N.E.P. (5) tout en y laissant toujours en dépôt les titres qui s’y trouvent encore.
La situation diplomatique dans les Balkans s’est tout de même un peu améliorée (6) et il est à espérer que la situation militaire en fera de même sous peu. Dans un des derniers n° du Journal que j’ai reçu aujourd’hui, il est question d’astreindre les sujets des pays alliés résidant en France de s’enrôler, soit dans leurs pays respectifs, soit dans l’armée française, ou bien d’être amenés dans un camp de concentration (7). On veut même prévoir des mesures spéciales pour les neutres domiciliés actuellement en France. C’est du moins ce qui ressort de débats à l’Hôtel de Ville de Paris et des paroles du Préfet de Police (8). Malgré toutes ces rigueurs, je suis d’avis qu’une fois la guerre terminée, il sera impossible de vouloir édifier un mur chinois (9) autour des différents pays européens. Il sera certes fait beaucoup d’attention aux naturalisations, et pour ceux qui ne l’obtiendront pas il y aura des mesures de surveillance spéciales pour éviter que l’affluence des étrangers redevienne aussi forte qu’auparavant. Mais les relations économiques ne se commandent pas, elles sont les suites des richesses naturelles et des productions des différents pays et aucune puissance ne pourra s’en affranchir. Que les droits d’entrée des marchandises allemandes seront sensiblement augmentés n’est que trop naturel. Si cela n’a pas été le cas jusqu’ici, c’est que le traité de Francfort avait établi au profit de l’Allemagne le régime de la nation la plus favorisée (10).
C’est donc Georges qui a remarqué le sac à la ceinture d’un Marocain ? Ce sac, notamment dans un modèle plus grand, est constamment porté ici par les Officiers des troupes marocaines dont la tenue est du reste très pittoresque. Quel est donc le petit Pierre (11)? Sans doute un parent d’Hélène ? Ici nous ne cessons pas d’avoir un temps superbe, à peu près comme en Septembre à Bordeaux. Même les nuits ne sont pas bien froides en ce moment. Nous travaillons également aux Jardins en bas, espérons que nous ne goûterons plus longtemps les fruits de notre travail l’année prochaine.
Embrasse bien les enfants pour moi et reçois toi-même mes meilleurs baisers.
Paul
Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "de chez R. Rose" : cet éditeur réputé de cartes postales présentant des photographies (très belles) de paysages était français, son siège étant au 145 rue du Temple à Paris. Paul, qui était alors en Allemagne, pouvait avoir gardé 15 ans après le souvenir de la marque de ces cartes françaises. Marthe prenait alors (avec Paul ?) des leçons de français; elle collectionnait les cartes postales dans un gros album conservé dans les archives familiales.
2) - "le séq." : le séquestre, censé verser à Marthe des mensualités qui lui permettent de vivre.
3) - "les mensualités" : les mandats d'argent de poche envoyés mensuellement à Paul par Marthe (environ 50 francs par mois).
4) - "l'ami W." : Wooloughan, ami américain et homme d'affaire de Paul.
5) - "C.N.E.P." : Comptoir national d'escompte de Paris.
6) - "un peu améliorée" : les secours terrestres dépêchés par la France à partir de Salonique soulagent la retraite des Serbes mais ne l'enrayent pas.
7) - "camp de concentration" : donc d'être traités comme des "ressortissants ennemis", regroupés dans des camps en différents points de France.
8) - "Préfet de Police" : lequel s'inquiète de la présence à Paris de nombreux espions ressortissants de pays neutres travaillant pour la Triple Alliance.
9) - "mur chinois" : muraille de Chine.
10) - "nation la plus favorisée" : Le traité de Francfort imposé à la France vaincue par l'Allemagne le 10 mai 1871 stipule dans son article 11 que la clause de la nation la plus favorisée règlera les échanges économiques entre les deux pays, c'est-à-dire précisément que la France ne taxera pas plus ses importations d'Allemagne que du moins taxé de ses fournisseurs. Paul expose ici que l'Allemagne en a profité aux dépens de la France et qu'il "sera naturel" après la guerre de taxer les produits allemands, ce qui n'est pas cohérent avec le principe du libre-échange qu'il prône habituellement. Ce paradoxe se double d'un autre si l'on relie cette proposition protectionniste avec ce qu'il disait précédemment de l'immigration, qu'il proposait de contrôler "pour éviter l'affluence des étrangers", ce qui relève d'une attitude xénophobe alors qu'il est lui-même un immigré. En fait, Paul se montre ici rationnellement (ou naturellement) xénophobe puis protectionniste peut-être pour se démontrer fondamentalement français, ou du moins français tel qu'il imagine ou perçoit les Français. Se sentirait-il alors observé par les agents des juges qui se prononceront sur son éventuelle naturalisation ? Peut-être aussi faut-il lire ses considérations comme un appel à la mesure : après la guerre, il faudra veiller à ne pas totalement fermer les frontières - ni pour les hommes, ni pour les marchandises - entre les pays des deux camps. Dans ce cas, Paul plaiderait la même cause que les partisans d'une Europe confédérale.
11) - "petit Pierre" : ?
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