vendredi 19 février 2016

Lettre du 20.02.1916







Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 20 Février 1916

Chérie,

En main tes lettres des 11 & 13 et les journaux jusqu’au même jour. Je croyais t’avoir dit déjà autrefois que Mr. W. (1) n’est pas à prendre à la lettre : il a pas mal de fantaisie et, comme déjà dit, je suis persuadé que T.P.J. (2) ne sont pour rien dans l’affaire signalée. C’est du reste la même chose pour Bassens (3), il n’y aura pas bientôt 12 postes, comme il t’a dit, mais 2 ! Je me tiens un peu au courant de ce qui se passe là-bas en lisant la Petite Gironde (4) qu’un copain de la section (Savario (5) de Caudéran) reçoit régulièrement. Ce qui est fabuleux, c’est la hausse du fret, à peu près 100%, par suite - en bonne partie - des sacrés sous-marins allemands (6). C’est là la cause principale de la hausse du charbon. A propos du Quai de Bourgogne (7) (nouveau quai vertical) il m’est difficile à croire que les bateaux charbonniers déchargent à cet endroit, car les habitants ne manqueraient pas de protester hautement. Ce seront sans doute les bateaux de grain et céréales qui y débarqueront ?

le 21 Février au soir 

J’ai dû interrompre ma lettre hier soir au moment où l’on nous annonçait que nous allions à Macknassa (8) aujourd’hui. J’ai essayé à cette occasion les chaussettes S.W. qui donnent les pieds frais, mais qui, je crois, ne tiennent que 2 à 3 jours de marche, car le suif fond et graisse les pieds et les chaussures de sorte qu’il en restait peu ce soir aux chaussettes (9). Ne m’en envoie donc plus s.t.p.
Il est exact que notre contrat (10) ne mentionne que 3% d’intérêts, mais dans une de nos réunions (je crois de Janvier 1914) nous avons porté le taux à 5% et dressé procès-verbal conforme. Le contrat ne doit pas non plus mentionner 100 Frs de prélèvements par mois. Prière de me rappeler les sommes prévues pour chacun. Il est certain qu’au début de la guerre les esprits étaient encore beaucoup plus échauffés que maintenant et l’histoire que ta lingère t’a racontée ne me paraît point invraisemblable, bien que tout le monde sût que moi j’étais resté ! En suivant la campagne des journaux, faite surtout pour entretenir l’ardeur de la population (11), je me demande souvent si réellement le monde n’a pas perdu son bon sens ! Dès qu’ils entrent dans des détails précis, il y a toujours des opinions et des jugements tellement extraordinaires qu’un homme du métier sent de suite le bluff. Le Journal (12) a commencé le 13 une série d’articles, “Les Boches de Paris” (13) que je suis avec une certaine attention. Est-ce que tu les lis ? Je constate en passant que dans ton jugement sur Mme P. (14) tu as de ces sauts d’humeur qu’en temps normal tu condamnerais toi-même. Tu souhaites aujourd’hui qu’elle ne revienne pas, alors que demain tu es contente de sa visite. 
Je pense et je suis même sûr que la bonne santé et le développement de nos gosses ne sont point un cadeau du ciel et que tu y es bien pour une bonne part. Mme P. par contre est trop fataliste et laisse plutôt faire ... Et je suis content que Suzette soit restée bébé, espérant que je la retrouverai ainsi à mon retour. Oui, moi aussi je souffre souvent de ne pouvoir te causer de mes projets et de mes idées de l’avenir, idées qu’on ne voudrait même pas confier au papier. Car elles évoluent forcément comme les évènements même et il faudra tenir compte des changements et du bouleversement qui viendront ... (15)
Mille baisers;


                                                Paul


Notes (François Beautier)
1) - "Mr. W." : Wooloughan.
2) - "T.P.J." : peut-être un rapport avec T.P. Thomas ou Franklin Thomas ou encore J.E. Thomas de Cardiff, signalés par Paul dans sa lettre du 23 janvier, du 3 février 1916 ?
3) - "Bassens" : port fluvial en aval de Bordeaux où Wooloughan disait avoir acheté 200 m. de quai.
4) - "La Petite Gironde" : journal quotidien édité à Bordeaux à partir de 1872, républicain libéral, tirant à plus de 200 000 exemplaires.
5) - "Savario" : légionnaire dont le père habite Caudéran, signalé par Paul dans sa lettre du 8 mars 1915.
6) - "sous-marins allemands" : la guerre sous-marine réduit le commerce maritime, ce qui fait grimper les prix.
7) - "Quai de Bourgogne" : en plein cœur de Bordeaux, ce débarcadère oblique (en pente) venait d'être transformé en quai vertical (aujourd'hui "quai des Salinières"). 
8) - "Macknassa" : officiellement Meknassa, en territoire tribal des Branes (encore incomplètement pacifiés).
9) - "ce soir aux chaussettes" : les chaussettes S.W. étaient donc en laine vierge (non dessuintée) de mouton : leur nom "S.W." signifiait peut-être "sheep's wool" (laine de mouton) ?
10) - "notre contrat" : entre les associés de la société Leconte, ou entre les Gusdorf et l'entreprise "Ameublement général" ?
11) - "l'ardeur de la population" : de la même façon que les "atrocités allemandes" les "rumeurs antiallemandes" ont contribué au patriotisme des Français.
12) - "Le Journal" : quotidien de 4 pages avec feuilleton, édité à Paris, lancé en 1892, devenu conservateur et nationaliste depuis que le sénateur de la Meuse Charles Humbert l'a acheté en 1911. 
13) - "Les Boches de Paris" : cette série d'articles fut publiée en février 1916 par Le Journal sous la signature de Georges Prades, un journaliste que le commandant Beaudier - du Deuxième bureau du gouvernement militaire de Paris, bureau supprimé le 31 janvier 1916 par le Ministre de l'Intérieur Malvy qui lui reprochait une "chasse aux sorcières" au profit des agitateurs antirépublicains groupés autour de Léon Daudet - alimentait en données et rumeurs pour contredire ce ministre et le préfet de police de Paris, Laurent, qui proclamaient qu'il n'y avait plus d'espions allemands à Paris depuis la fin 1915. 
14) - "Mme P." : Mme Plantain.
15) - "les changements et le bouleversement qui viendront" : le hasard fait que cette lettre parte le jour même du déclenchement de la grande "offensive finale" allemande sur Verdun.



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