jeudi 11 février 2016

Lettre du 12.02.1916

Artisanat marocain (Delcampe)


Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 12 Février 1916

Chérie,

J’ai tes lignes des 1° & 2 Février et te confirme mes dernières lettres, notamment l’avant-dernière par laquelle je t’ai fait parvenir un certificat de présence au corps. Pour ce qui concerne la réponse du séq. (1) je t’ai déjà donné mon avis : Si Mme Robin (2) continue à insister, réponds-lui de s’adresser directement ou par l’entremise de son avoué au séq. Ainsi que je te le rappelais déjà récemment, Maître Bonamy m’avait bien écrit une fois à Lyon en Décembre 1914. S’il ne donne plus signe de vie, c’est probablement par suite de la loi déjà mentionnée par moi (3), ou bien qu’il a été mobilisé et qu’il n’a chargé personne de ses affaires. Ce cas, je l’ai vu aussi plusieurs fois à Lyon. C’est peut-être par crainte que le bon confrère ne garde la clientèle avec laquelle il s’est mis ainsi en contact ... Surtout dans une petite ville. Quant à L., (4) il n’a aucun intérêt à travailler contre moi, du moins vis à vis des autorités : 1°) Mon capital retiré de l’affaire lui manquerait, car même dans le cas que tu envisages au sujet de l’issue de l’affaire, mon argent ne lui reviendrait en aucun cas. 2°) Etant associé avec moi depuis 8 ans et lié encore pour de longues années, il serait bien imprudent de jeter la pierre sur moi. 3°) Mon départ - sauf en cas de mort - n’étant point prévu par notre contrat, celui-ci serait annulé le cas échéant, c.à.d. Penhoat (5) aussi pourrait se retirer et L. resterait avec son seul capital. Rappelle-toi du reste que dans ses lettres à la Démocratie de St N. (6) il a tout fait pour me défendre : ce qui tombe sur moi tombe aussi sur la maison ... non, tu ne vois pas les choses comme elles sont ; du reste, tu ne connais pas ces petits dessous que je connais dans les combinaisons de L. qui évite surtout de se couper dans sa propre chair ! 
Le renvoi de Siret (7) me fait réellement de la peine, d’autant plus qu’il ne lui sera pas facile de trouver maintenant un nouvel emploi. Ce renvoi est sans doute la suite du projet de L. de mettre les employés à la journée. Et L. est encore assez niais de confier la direction de Bx (8) à un étranger. Car un Norvégien ou Danois, bien que neutre, sera toujours reçu comme un étranger et l’on se méfiera de lui, du moins pendant la durée de la guerre et encore quelque temps après. Auprès des Chemins de Fer et Administration, il est doublement imprudent d’agir ainsi en ce moment : Siret était connu partout et il était au surplus consciencieux au plus haut degré. Il manquait un peu d’audace, mais cela est quelquefois même bon. Enfin, si les choses redeviennent normales, tu verras ces hommes bon marché de Nantes (9) faire leur sac et quitter Bordeaux avec armes et bagages. Si tu as l’occasion de voir Siret, tu peux lui dire que lors de mon retour il y aura “revoyure” et explications. Ce qui m’étonne, c’est qu’il n’ait jamais eu le courage de m’écrire une lettre détaillée pour m’exposer les choses, comme l’a fait Baboureau (10) dans le temps.
Lorsque la guerre sera terminée, j’irai moi-même à Nantes voir et le citoyen Bonamy et le séq. et le Président du Tribunal de Commerce et je verrai bien comment cela tournera. En attendant sois certaine que ma part dans la maison a dû être déposée en garantie en banque et que c’est là-dessus que sont prélevés les 300 Frs (11). Je n’ai donc, pour le moment, rien à voir avec la maison et je considère cette circonstance plutôt comme un avantage. 
Ton colis recommandé vient d’arriver en parfait état, et j’en ai retiré un superbe saucisson, 3 paires de chaussettes russes S.W. et 2 paires de chaussettes en coton dont je te remercie beaucoup. Je suis curieux de voir si ces S.W. sont réellement aussi bons que le dit leur fabricant. Les feuilles arabes que je t’envoie sont, paraît-il, des versets du Coran qui est la bible des Arabes (12). Mais en dehors des prêtres (13) ou de nos Officiers du Bureau Arabe (14), on ne trouve personne ici pour les déchiffrer (15). La cagna où je les ai trouvées appartenait sans doute au prêtre ; elle était du reste assez propre.
Mille baisers pour toi et les enfants, le bonjour pour Hélène.


                                                    Paul


Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "du seq." : du séquestre.
2) - "Mme Robin" : propriétaire du logement que les Gusdorf louent au 22 rue du Chalet à Caudéran. La question du paiement du loyer par Marthe est un thème récurrent dans les Lettres. Paul recommande une nouvelle fois à Marthe de ne pas payer les loyers en retard (le séquestre ne lui laisse pas les moyens de les payer ; le moratoire au titre d'épouse de soldat lui donne le droit d'en reporter les échéances). Cependant les relations personnelles entre Marthe et Mme Robin rendent cela difficile.
3) - "loi déjà mentionnée par moi" : sa lettre du 3 février 1916 se référait au décret du 27 septembre 1914 instituant le séquestre, qui interdit à quiconque (hors du séquestre) de s’occuper des affaires des ressortissants des pays ennemis. 
4) - "L." : Leconte, fondateur et principal copropriétaire de la société L. Leconte et Compagnie, dont Paul est devenu l'un des associés en 1909, à hauteur de 30%, comme Penhoat. Leconte n'est donc actionnaire qu'à hauteur de 40%.
5) - "Penhoat" : le troisième associé de la Société Leconte.
6) - "Démocratie de St. N." : Paul se refuse à retenir le vrai nom du quotidien socialiste "La démocratie de l'Ouest", publié à Saint-Nazaire, qui avait consacré en février 1915 un article défavorable à la société Leconte, où Paul Gusdorf était nommément cité. 
7) - "Siret" : employé de la Compagnie Leconte à Bordeaux. 
8) - "Bx." : le bureau de Bordeaux de la Compagnie Leconte.
9) - "hommes bon marché de Nantes" : nouveaux employés à faible coût (étrangers payés la journée) embauchés par la Compagnie Leconte (dont le siège est à Nantes).
10) - "Baboureau" : employé au bureau de Bordeaux de la Compagnie Leconte, mobilisé au service armé depuis décembre 1914.
11) - "300 francs" : versement mensuel, en faveur de Marthe. Paul ne semble pas savoir précisément s'il s'agit du versement de sa part des bénéfices de la Compagnie Leconte (dont il serait alors dépendant), ou de l'intérêt de son capital placé en banque par Leconte du fait du séquestre.
12) - "la bible des Arabes" : en matière de religions, Paul ne s'embarrasse décidément ni de précision (tous les Arabes ne sont pas musulmans), ni de majuscule (obligatoire ici puisque Paul en donne une au Coran et qu'il s'agit des textes sacrés).
13) - "des prêtres" : précisément des imams. 
14) - "Bureau arabe" : administration militaire coloniale française servant d'intermédiaire entre l'Armée et la population autochtone, inaugurée en Algérie au XIXe siècle puis installée au Maroc par Lyautey dans le cadre du protectorat.
15) - "déchiffrer" : le Coran est rédigé en arabe classique.

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