Caricature montrant le Kronprinz au front (1914) |
Madame P. Gusdorf 22 rue du Chalet 22 Caudéran
Taza, le 29 Février 1916
Chérie,
Je te confirme ma carte du 27 (1); étant rétabli maintenant, je m’empresse de répondre à ta lettre du 18. Je n’ai jamais ressenti ni à Bayonne, ni à Lyon ou Bel Abbès, les suites de la vaccination comme cette fois-ci : je ne pouvais presque pas lever le bras gauche et j’avais aussi la fièvre mais très légèrement. Enfin, c’est passé jusqu’à samedi au moins, jour de la 2° piqûre.
A en juger par les journaux, la bataille de Verdun (2), qui dure toujours, montrera une foi de plus que les Allemands ne réussiront pas non plus d’enfoncer les lignes françaises, même au prix de pertes très élevées. Les dernières nouvelles qu’on colporte ici - mais qui ne figurent pas encore sur l’Écho d’Oran - disent que 200 000 Allemands seraient cernés (3) dans la région de Verdun. Je préfère cependant attendre le communiqué officiel pour m’éviter une déception. De toute façon, on peut considérer l’attaque sur Verdun comme échouée, et l’agence Wolff (4), malgré tout son aplomb, ne dira pas le contraire, savoir que les Allemands ont pris la forteresse ! Par contre, si réellement l’armée du Kronprinz (5) devait se rendre, cela pourrait être le commencement de la fin. Dans l’Echo d’aujourd’hui, il est question d’une séance du Landtag Prussien où un des députés socialistes, appuyé par Bebel (6), a déclaré que sur un signe de l’autorité militaire des centaines de milles d’homme étaient envoyés à la boucherie, alors que la même autorité ne pouvait pas amener les agrariens à envoyer leurs porcs à l’abattoir. Déduction : les cochons valent mieux que les maris et fils des femmes allemandes.
Ici tout recommence à repousser : la plaine de Taza est verte, mais les hautes montagnes sont encore couvertes de neige. Il fait pourtant bon, sauf, par ci par là, quelques journées de pluie et de violent sirocco qui menace d’enlever tous les toits. Il est difficile de se faire une idée exacte de Taza si l’on n’a pas déjà vu une ville arabe. Des antiquités, il y en a partout et un archéologue trouverait ici de quoi s’amuser. Mais tout cela n’a pas une trace d’art, à part la courbe des fenêtres et portes qui sont du style byzantin : c’est une courbe bien plus large et ronde que le gothique. Ce qui m’impressionne, c’est la masse, l’épaisseur, la solidité des murs et des tours, surtout vu les moyens très rudimentaires dont disposaient ces gens pour construire.
Le fait que Mme Plantain t’a laissé Georgette infirme donc aussi ton idée sur sa mentalité. Mr. Pasquier (7), la seule fois que je l’ai vu, me faisait bien l’impression d’un homme autoritaire et dur. Mr. P. l’estimait pourtant beaucoup pour son intelligence et ses capacités commerciales. En vérité, c’était et c’est P. qui tient les cordons de la bourse.
Le porte-monnaie a donc fait tant de plaisir à Georges ? Réussis-tu bien ses vêtements, je veux dire aussi bien que les vêtements de fillette ? Le prix des étoffes a certainement augmenté encore plus que celui des vivres et sous ce rapport tu réalises donc une économie sensible plus encore qu’en temps ordinaire (8).
Dis-moi donc à l’occasion si tu es allée l’autre jour à Floirac voir Malaret (9), ou bien si celui-ci est venu te voir chez nous.
Mes meilleurs baisers pour toi et les enfants.
Paul
Les articles de Georges P. (10) sont en effet d’une rare violence. On voit que cet homme a été en temps de paix rédacteur sportif du Journal.
Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "carte du 27" : carte postale perdue.
2) - "Verdun" : effectivement, la bataille dure et durera encore cinq mois, du fait de l'obstination des deux camps, et sera finalement un échec pour l'Allemagne.
3) - "seraient cernés" : à vrai dire les Allemands assiègent les forts de Verdun qui sont défendus par à peu près autant de Français, qui tiennent toujours la citadelle. Et les deux camps renouvellent leurs troupes par l'arrière.
4) - "agence Wolff" : "Agence de presse continentale", fondée par Bernhard Wolff à Berlin en 1849, l'une des plus importantes du monde, elle fut très hostile aux Alliés pendant la Grande Guerre.
5) - "le Kronprinz" : l'Empereur Guillaume II d'Allemagne avait confié à son fils, Guillaume de Hohenzollern, Prince de Prusse, Commandant des Hussards à tête de mort, le commandement de la Vème armée allemande qui participa à l'offensive sur Verdun. Ses capacités militaires étaient décriées (les Belges le désignaient depuis septembre 1914 par le sobriquet de "clownprinz") d'où l'hypothèse de sa reddition qui entraînerait le discrédit de l'Empereur.
6) - "Bebel" : August Bebel (député cofondateur du parti socialiste allemand) est mort en 1913. Paul le confond avec Karl Liebknetch, son successeur, qui appuya plusieurs offensives pacifistes des députés socialistes allemands au Reichstag entre le 13 décembre 1915 et le 29 février 1916, après le succès du congrès international de Zimmerwald, puis leur implication dans la préparation d'une deuxième conférence de Zimmerwald (qui se déroula à Kienthal la fin avril 1916). Le problème était que les thèse pacifistes de Zimmerwald étaient jugées pro-allemandes, défaitistes et antipatriotiques par les socialistes français.
7) - "Mr. Pasquier" : ?
8) - Marthe avait reçu une formation de couturière et faisait elle-même tous les vêtements de ses enfants.
9) - "Malaret" : l'un des employés de Paul au "Bureau de Bordeaux" de la Société Leconte.
10) - "Georges P." : Georges Prades, journaliste au "Journal", auteur de la série d'articles "Les Boches de Paris", alors inspiré par les antirépublicains coalisés contre le ministre de l'Intérieur Louis Malvy. Paul a déjà évoqué ces articles dans sa lettre du 21 février 1916.
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