mardi 2 février 2016

Lettre du 03.02.1916

Maroc - Indigènes lisant l'affiche relatant nos victoires, affiche rédigée en français et en arabesource : Opendata
Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 3 Février 1916

Par ma carte d’hier je t’ai annoncé notre heureux retour à Taza où j’ai trouvé tes lettres jusqu’au 25 et les journaux dont je te remercie. Je serais heureux d’apprendre que tu as reçu de ton côté mes deux lettre écrites entre les deux colonnes ainsi que les pantoufles envoyées par échantillon recommandé. Et avant de te donner des détails sur notre dernière expédition, je peux répondre aux différentes questions que tu me poses. Comme déjà dit, G. (1) est un demi-concurrent, un vieux renard qui, tout en étant très correct vis à vis de moi, ne m’a jamais eu à la bonne. J’espère donc que tu as reçu ma lettre à temps pour ne pas donner suite à ton projet d’aller le voir. Et je te prie instamment de ne pas prendre ces histoires au tragique : seuls des gens intéressés essaieront des trucs pareils et en revenant j’aurai toute facilité pour les démentir. Plus je réfléchis, plus je trouve l’histoire en question invraisemblable. Il ne faut du reste pas croire Mr. W. (2) à la lettre ! T.P. Thomas & Co. de Cardiff me connaissent depuis 8 ans et j’ai toujours été reçu chez eux comme un ami. Au surplus je connais même leur famille, notamment celle de Mr. Sanders où j’ai toujours dîné au moins une fois ! Telle qu’elle t’a été rapportée, l’histoire est donc certainement fausse et surtout cela n’aurait pas été à G. que Thomas aurait écrit cela. En ce qui concerne l’avocat de Nantes, il m’a bien écrit une fois à Lyon que ma cause lui semblait juste. Mais il a sans doute été mobilisé comme du reste la plupart de ses confrères et a laissé ses affaires en plan. Laisse donc cette histoire telle qu’elle est : il existe, je crois même, une loi interdisant aux avocats de s’occuper des affaires des hommes ressortissants des pays ennemis (3). Tout cela se règlera une fois la guerre terminée et je t’ai déjà expliqué que je ne partage nullement ton pessimisme irascible. Tu peux aller voir le représentant du séq. (4) à Bordeaux ; mais pourquoi s’esquinter dans l’unique but de faire plaisir à Mme Robin ? Ta lettre est du reste très bien écrite et tu n’as qu’à attendre la suite et au besoin rendre visite à cet avocat de Bx. (5).
Les agissements de Leconte vis à vis du bureau de Bx devront être vérifiés avant d’être jugés. Le cas Malaret (6) se greffe très probablement sur la question des frais dans laquelle M. était toujours irréductible. Mais je suis vraiment étonné d’apprendre que L. fait des tentatives pour évincer aussi Siret (7), dont il avait une très bonne opinion. Sais-tu s’il y a toujours un travail régulier à Bx ? Dans tous les cas, si je reviens, je mettrai bon ordre dans tout cela ! Merci aussi des lunettes qui m’attendaient ici par recommandé. Elles sont très jolies et doivent avoir coûté au moins 4 ou 5 Frs ? Ta lettre du 31 Décembre me parvient aujourd’hui via Casablanca avec la coupure de l’Humanité (8) que je te retournerai par un prochain. En même temps j’ai reçu une lettre de Mr. Watson (9), qui est comme capitaine dans l’armée anglaise et qui m’écrit 4 pages des plus aimables. Je t’enverrai la lettre lorsque j’y aurai répondu. 
Donc Georges Laforcade et Plantain t’ont également rendu visite. Que ce dernier soit venu le soir n’est donc point si extraordinaire ! S’il était venu à midi, tu aurais découvert qu’à cette heure, tout le monde était à table ... Et c’est avec le même scepticisme que tu envisages les visites de la famille Diet. Pourquoi, Diable, croire toujours au plus mauvais ? Au fond, ces visites te sont plutôt agréables, alors pourquoi récriminer ? Il est certain qu’en restant toute seule, tu t’abandonnerais complètement à tes idées noires ; je suis donc vraiment content que tu aies au moins de temps à autre l’occasion de parler à des personnes susceptibles de te remonter le moral - et à propos de la question financière, je te dirai en passant que la Mon (10) me doit également 5% d’intérêt, de sorte que nous ne perdons rien à l’Ameublement Général. 
Notre dernière colonne était dure, mais elle a eu un plein succès (11). Il y avait des étapes où l’on marchait, sac au dos, du matin 7 hs à 18 hs, grimpant des montagnes de 1000 m et davantage. Nous étions à côté de la zone espagnole sur le territoire des Metabza et le ravitaillement y était d’autant plus dur que le transport des canons et munitions exigeait un grand nombre de mulets. Aussi avions-nous souvent pour toute la journée un bout de beefteck froid avec 1/2 pain et, lorsque le pain manquait, 6 biscuits. Ceux qui avaient de l’argent pouvaient se procurer certains jours des vivres à prix d’or. Et le soir, après avoir campé, tout le monde se précipitait comme des affamés sur la soupe, le riz, le café et vin, car la viande arrivait souvent trop tard le soir ou bien était remplacée par le “singe”, viande de conserve représentant les vivres de réserve dont chacun porte 2 boîtes dans son sac. Ce singe est du reste de toute première qualité et supérieur au corned-beef américain que j’achète quelquefois (Liebig ou Chicago). Le 26 au soir, nous étions campés sur des rochers abrupts, hauts de 1000 à 1200 m. Il fallait travailler avec la pioche pour aménager des places pour les tentes au flanc des rochers. Dès notre installation, nous étions attaqués, mais assez mollement. Le lendemain matin, anniversaire de Guillaume (12), la majeure partie des troupes quittait le camp avec bidon, musette et toile de tente seulement pour attaquer le fameux Abd el Malek. Dès 8 hs, nous étions en plein combat : les 16 canons, les mitrailleuses et les fusils ne s’arrêtaient pas pendant toute la journée et nous avancions par bonds à travers les ravins. Vers midi nous pouvions apercevoir le camp d’Abdelmalek. A ce moment, la colonne du Maroc Occidental sous le Colonel Simon (13) nous joignait venant de l’autre côté et la canonnade et la fusillade étaient à leur comble. Des centaines de cagnas étaient en flamme et la fumée et le feu s’élevaient de toutes les hauteurs environnantes. Notre cavalerie, les goumiers et les spahis s’avançaient vers le camp qui avait été déjà bombardé et que nous-même (notre bataillon) n’a pas vu de plus près. Mais le soir, nos cavaliers rentraient chargés de butin de toute sorte, des lits, des tapis, des tentes, du mobilier, des poulets etc. tandis que nos partisans arabes (Brannès et Tsouls) (14) avaient déménagé les cagnas. Car les Metabzas (15) les avaient attaqués et pillés peu avant et ils rentraient ainsi dans leurs biens. Vers 17 1/2 hs nous campions “à la saharienne” dans un bois sur les collines. Comme on avait même laissé les couvre-pied à l’autre camp, on avait horriblement froid dans la nuit, malgré la distribution d’eau de vie dans le café après le repas. Je me levais vers 3 hs du matin et je trouvais déjà la moitié de la Cie autour de grands feux qui flambaient partout sur tous les mamelons. Les poilus (16) en capote qui portaient çà et là du bois, des arbres entiers pour alimenter les feux, avaient l’aspect de géants dans la brume légère qu’il faisait. Abd El Malek s’était enfui dans la zone espagnole ... jusqu’à la prochaine fois. Nous avons eu un deuxième combat sérieux le 30, la fête chez les Beni Boujalas (17) dont je te parlerai dans ma prochaine lettre. J’avais, ce jour-là (18), cueilli quelques jolies fleurs d’amandier, mais lorsque je les ai sorties hier de ma cartouchière pour te les envoyer, elles étaient complètement fanées et méconnaissables. J’ai pensé beaucoup à toi ce jour-là ...
Merci aussi de la jolie lettre de Suzette à laquelle je répondrai par un prochain.
Meilleurs baisers pour toi et les enfants.

                                                   Paul



Notes (François Beautier)
1) - "G." : relation d'affaires de Paul, évoquée par cette même initiale dans sa lettre du 23 janvier 1915.
2) - "Mr. W." : Mr. Wooloughan.
3) - "ressortissants des pays ennemis" : effectivement, leurs affaires sont placées sous séquestre et donc "gelées".
4) - "le séq." : le séquestre.
5) - "Bx." : Bordeaux.
6) - "Malaret" : l'un des employés de Paul au "Bureau de Bordeaux" de la Société Leconte.
7) - "Siret" : l'un des employés de Paul au "Bureau de Bordeaux" de la Société Leconte.
8) - "l'Humanité" : le journal socialiste fondé par Jean Jaurès. L'article en question pourrait être celui qui, à la fin 1915, fit l'éloge du livre de Romain Rolland titré "Jean Jaurès", précédemment publié en feuilleton en Suisse à partir du célèbre "Au-dessus de la mêlée".
9) - "Mr. Watson" : Paul est manifestement ravi de recevoir des vœux dont beaucoup viennent d'entreprises importantes et de personnalités étrangères, par exemple ce capitaine anglais. Est-il conscient qu'il apparaît ainsi, aux yeux de ses éventuels lecteurs militaires, comme un correspondant trop cosmopolite et polyglotte pour être banal ? 
10) - "la Mon." : la "Maison" (entreprise). Il semble que les Gusdorf aient versé un acompte à une société d'ameublement qui n'a pas livré les meubles qu'ils y avaient commandés et en partie payés (peut-être du fait du séquestre ?). Paul rassure Marthe : cet acompte n'est pas perdu et il rapportera même 5% d'intérêt.
11) - "plein succès" : effectivement, les rebelles organisés par Abdelmalek ont été dispersés après la prise de son quartier général lors de la contre-offensive française du 27 janvier 1916. 
12) - "Guillaume" : l'Empereur Guillaume II est né le 27 janvier 1859. Paul, qui a participé à la prise du camp de l'émir Abdelmalek, évoque par cette allusion à Guillaume II le soutien de l'Allemagne au chef de la rébellion antifrançaise (la Turquie et l'Espagne l'encourageaient aussi).
13) - "Colonel Simon" : il s'agit du colonel Henri Simon (1866-1956), futur général, placé par Lyautey à la tête d'une colonne de troupes du Maroc occidental en vue de maintenir la liaison entre les deux Maroc par la voie stratégique de Fès à Oujda via Taza. L'Histoire retient que le Colonel Simon a "dégagé" Taza, fin janvier 1916, des menaces qu'Abdelmalek faisait peser sur la ville. Paul avait déjà évoqué cet officier dans sa lettre du 20 juillet 1915.
14) - "Brannès et Tsouls" : en réalité, tous les Branes n'étaient pas pacifiés, de même que les Tsouls, une tribu berbère arabisée alors établie au nord-ouest de Taza. Cependant, la défaite et la fuite du chef nationaliste Abdelmalek rendait pour longtemps impensable tout soulèvement efficace.
15) - "les Métabzas" : tribu rebelle du versant sud du Rif, déjà évoquée par Paul le 16 juillet 1915. 
16) - "les poilus" : Paul ne résiste pas à l'emploi de ce mot habituellement très rare chez lui mais que l'ambiance nocturne, la neige, les lourdes capotes militaires, les feux de camp, la boue, les combats en cours... rendent ici exceptionnellement approprié. Ce faisant, ne risque-t-il pas d'inquiéter Marthe ?
17) - "les Beni Boujalas" : en fait "Beni Bou Yala", tribu rebelle liée aux Beni Krakra et comme elle très agitée depuis le début janvier 1916. Paul évacue le récit du combat et parle de "fête chez les Beni Boujalas" (il s'agit de fêter l'anniversaire de Marthe) !

18) - "ce jour-là" : Paul rassure Marthe en sortant de sa cartouchière des fleurs d'amandier spécialement cueillies pour son anniversaire. 

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