lundi 8 février 2016

Lettre du 09.02.1916




Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 9 Février 1916

Ma Chérie,

Je viens de recevoir ta lettre du 30 Janvier et suis bien content que ma lettre et le petit colis soient si promptement arrivés. Je compte aussi que tu ne t’es pas trop inquiétée de mon silence pendant la dernière colonne où il manquait toute occasion pour écrire. Au surplus, si par hasard il m’arrivait quelque chose, tu serais avisée par télégramme par la Compagnie, même en cas de blessure légère.
Les travaux de maroquinerie sont en effet faits par les hommes et on peut même regarder faire ces travaux ici à Taza dans les boutiques. L’émancipation de la femme est encore une théorie : c’est elle qui fait les gros travaux, et on voit ces malheureuses, souvent très âgées, souvent encore tout à fait grosses, porter des charges formidables de bois, d’eau, etc. Les hommes, dès qu’ils peuvent seulement marcher, se promènent à dos de cheval ou d’âne. On voit des petits de 4 et 5 ans sur un grand cheval - tout seuls ! Je note tes conseils pour le souvenir du Maroc : tu aurais reçu un sac de ce genre pour ta fête si la taille ne m’avait pas paru trop grande. Ce sont en effet ces grands sacs que portent les riches Arabes, les officiers indigènes et même nos propres officiers en bandoulière ... Aimes-tu les ornements en couleur ou bien préfères-tu un sac unicolore qui me plaît bien moins !
J’admire ton courage de vouloir apprendre l’anglais au milieu de cette tourmente, des gosses et de toutes tes préoccupations actuelles. Avec mon espagnol, cela marche bien doucement, car après des journées comme les nôtres on préfère se délasser le soir en lisant, causant ou jouant aux cartes ...
Je te retourne ci-joint l’article de l’Humanité sur l’attitude de la Belgique, article qui remet d’une façon saisissante et très noble les choses à leur place. Il est du reste curieux de constater avec quels soins l’Allemagne essaie de justifier ses actes - 18 mois après leur exécution (1). Je joins également la coupure sur l’ouverture de l’appontement de Bassens, la mine d’or de Mr. Wooloughan (2). Je crois bien que les femmes et mères des mobilisés fêtent les permissions accordées aux soldats et exhibent leurs poilus comme des trophées de guerre. Il est même à espérer que bien des ménages s’apercevront ainsi que malgré la longueur ou durée de leur union, il est resté encore un peu d’amour. Mais ne parlons pas de ces choses, car nous autres n’en bénéficierons sûrement pas (3). On parle même déjà d’une nouvelle colonne vers le milieu de Février, mais ce sont pour le moment des bruits. 
Il ne faut pas se faire des idées trop noires sur le danger que nous courons ici. Ce sont plutôt des fatigues que des dangers, car nos officiers ne ménagent pas les obus pour nettoyer et préparer le terrain et l’artillerie est largement utilisée. Lors de la dernière colonne on pouvait voir notre nouveau Lt Colonel (autrefois Commandant de notre bataillon) (4) s’exposer personnellement beaucoup plus qu’il n’aurait exposé un homme. C’est un Officier d’origine anglaise et qui est très estimé par tout le bataillon dont il connaît presque chaque homme par son nom (5). L’artillerie fonctionne du reste très bien ici ; ce ne sont pas - dans la majeure partie - les fameux 75 de campagne, mais des 65 et 75 (6) de montagne qui, dans quelques minutes, sont complètement démontés et portés à dos de mulet partout où un homme peut grimper, tout comme les mitrailleuses qu’on augmente aussi au fur et à mesure.
Georges donc s’intéresse aussi à l’exposition des trophées aux Quinconces (7). Et Alice va-t-elle mieux ? Quant à Suzette, j’aurais préféré que ses petites lettres me parviennent telles quelles, c.à.d. sans aucune correction.
Le renvoi de Carrère-Bayonne (8) est une grosse bêtise. Les phosphates de Gafsa (9) rapportent à Bayonne tout le salaire de C. que L. a sans doute voulu mettre à la journée. Et il sait pourtant que Gafsa n’aime point qu’on change d’agent : à Cette (10) le même cas s’est produit il y a peu d’années. Mais que veux-tu que j’y fasse dans ma situation actuelle ? 
Je t’embrasse, ainsi que les enfants, bien tendrement.

                                            Paul



Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "leur exécution" : allusion aux "atrocités allemandes" perpétuées ou supposées commises en Belgique lors de l'offensive d'août 1914. L'Humanité, ralliée à l'Union nationale avait rendu compte du congrès socialiste de Zimmerwald en novembre 1915 et, depuis lors, en débattait les thèses en soulignant que la "barbarie allemande" rendait l'Allemagne incapable de négocier diplomatiquement, puis de respecter, une paix inspirée par le seul souci humaniste de mettre fin à une guerre fratricide. Il semble que Paul partage l'accusation de barbarie portée contre l'Allemagne par les Alliés mais qu'il trouve "curieux" qu'elle s'en défende. Or l'enjeu de cette défense la rend tout à fait logique puisqu'elle vise à préserver la neutralité des Neutres (dont les USA, la Roumanie, etc.), et à laisser pensable une paix négociée séparément avec certains des Alliés, par exemple la Russie, ou l'Italie. Peut-être Paul veut-il laisser entendre à un éventuel censeur qu'en matière d'Allemagne il pense comme tous les Français , c'est-à-dire s'étonne que des barbares s'obstinent à vouloir justifier leur barbarie. 
2) - "mine d'or de Wooloughan" : cet ami américain de Paul a acquis pour ses affaires 200 m. de quai au port de Bassens, sur la rive droite de la Gironde, juste à l'aval de Bordeaux.
3) - "n'en bénéficierons sûrement pas" : Paul laisse entendre à Marthe qu'il n'aura pas de permission avant longtemps.
4) - "il connait presque chaque homme par son nom" : Bizarrement, Paul qui parle ici du lieutenant-colonel Charley, ne le nomme pas.
5) - " des 65 et 75 de montagne" : petits canons courts - tube d'environ 1 mètre - de calibres 65 et 75 mm. à tir rapide, sur affut en fer, portant à plus de 5 500 m., pesant moins de 500 kilos, aisément démontables en fardeaux transportables à dos d'homme, en terrain montagneux (ce fut le cas au Maroc) ou marécageux (de là leur utilisation sur les fronts d'Orient). 
6) - "exposition des trophées aux Quinconces" : de janvier à mai 1916 s'est tenue sur la Place des Quinconces à Bordeaux (au centre-ville) une exposition de trophées de guerre. 
7) - "Carrère-Bayonne" : sans doute s'agit-il de Mr. Carrère, du bureau de Bayonne de la société Leconte. Lucien Leconte, principal actionnaire de la société, cherche clairement à faire des économies, et peut-être aussi à se débarrasser du personnel trop attaché à Paul. 
8) - "Gafsa" : ville du sud tunisien, proche d'un vaste gisement de phosphate de chaux, découvert en 1886 par Philippe Thomas, vétérinaire zoologue et géologue de l'armée française, et exploité à partir de 1896 par la Compagnie des Phosphates de Gafsa. La société Leconte importait, outre le charbon, des phosphates d'Alsace ou de Tunisie.

9) - "à Cette" : il s'agit de Sète, dont le nom s'écrivait aussi (et s'écrit parfois encore) "Cette", un port français de Méditerranée importateur de charbon pour son usine à gaz, où la société Leconte pouvait donc avoir eu un bureau.


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