samedi 5 mars 2016

Lettre du 06.03.1916



Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 6 Mars 1916

Ma Chérie,

J’ai ta lettre du 24/25 Février. Pourquoi crois-tu donc que les lunettes n’étaient pas pour moi ? Elles ont remplacé et très avantageusement la paire que la Compagnie m’avait fournie et que j’ai perdue (1). Si j’ai demandé le prix, c’est que ces lunettes ont beaucoup plu à un camarade auquel j’ai recommandé de s’adresser directement à l’opticien en lui communiquant son numéro, car il n’y a aucune raison de te déranger encore une fois du moment où je peux indiquer le nom de l’opticien qui se trouve sur l’étui.
Pour ce qui concerne les permissions, aucune n’a encore été accordée, mais presque tous ceux qui les avaient demandées ont été prévenus qu’il ne faut pas y compter, vu que le simple désir de passer quelques jours dans sa famille ne suffit point et qu’il faut y avoir des motifs sérieux et urgents. L’ami Savario (2) de Caudéran a donc déchiré tous ses projets de voyage.
Tu trouveras ci-joint la jolie carte m’adressée par ton amie de Stockholm et qui est peut-être la seule vue intéressante que nous avons de Stockholm.
Si j’ai essayé l’autre jour de mettre les choses au sujet de la colonne de Janvier au point, ce n’était point par amour-propre ou par jalousie des lauriers au bénéfice du groupe mobile de Taza, mais uniquement parce que je n’approuve pas la manière des journaux de vouloir tout mettre sur le compte de 1 ou 2 hommes qui, s’ils s’occupent activement des opérations dans la région de Taza, laissent néanmoins à nos Chefs d’ici beaucoup de responsabilités pour les affaires dans l’Oriental (3) et notamment de la région de Taza. Il ne pourrait du reste en être autrement, car les alentours de Taza sont loin d’être tranquilles et il suffit de faire un tour au cimetière et à l’hôpital d’ici pour s’en rendre compte. Parmi les troupes d’Afrique on ne parle guère de la croix de fer, mais de la croix de bois (4), bien que celle-ci soit moins recherchée ici que la croix de fer (5) (souvent en argent) dans l’armée allemande. 
Malgré la perte de graisse, je me porte très bien physiquement, peut-être mieux qu’en arrivant ici. J’ai beaucoup bruni sous le soleil africain (que nous n’avons pas vu depuis 10 jours) et si je laisse ma graisse ici, j’espère toujours ramener ma peau ... Oui, je reste optimiste et plus que jamais persuadé que la guerre se terminera cette année. Certes, le sort de Verdun ne décidera pas de la guerre pour les Alliés, mais pour l’Allemagne l’issue de cette bataille a une importance capitale (6). S’ils ne réussissent pas à prendre Verdun malgré les pertes énormes, ce sera un rude coup pour le peuple et qui pourra facilement changer son attitude et, par la suite, la face des choses.
Le bruit court aujourd’hui ici que la Turquie a demandé la paix (7). Un telle paix serait, au point de vue économique, de la plus grande importance : ouverture (et probablement neutralisation) des Dardanelles, facilité de la communication avec la Russie, possibilité pour celle-ci d’exporter ses grains et libération de la majeure partie des troupes russes et anglaises massées au Caucase, en Egypte, en Mésopotamie etc. Il est vrai d’un autre côté qu’on lance beaucoup de canards ici, beaucoup plus qu’on en mange ! Où en est donc l’affaire Plantain-Pasquier ?
Combien de leçons anglaises prends-tu par semaine ? Renseigne-toi donc ou fais plutôt prendre des renseignements sur la proposition faite, à ce qu’il paraît, par l’Etat d’Amazonie (Brésil) aux porteurs de ses obligations qui n’avaient pas payé les coupons depuis 2 ans (8).
Mes meilleurs baisers pour toi & les enfants.

                                                Paul


Un bonjour pour Hélène.


Notes (François Beautier)
1) - "j'ai perdue" : Paul, très myope, avait été réformé pour ce motif de son service militaire en Allemagne alors qu'il y résidait encore. Sa compagnie de la Légion lui a fourni une paire de lunettes.
2) - "Savario" : légionnaire professionnel depuis 15 ans, il avait beaucoup plus de chances d'obtenir une permission que Paul, qui ne s'est engagé que pour la durée de la guerre.
3) - "l'Oriental" : le Maroc oriental (dont Taza est l'une des portes occidentales).
4) - "croix de bois" : critique rare, par Paul, du statut de fait inférieur des troupes françaises composées de soldats des colonies ("Les croix de bois" de Roland Dorgelès sera publié en 1919).
5) - "en argent" : la "croix de fer", décoration allemande attribuée comme symbole d'entrée dans un ordre militaire honorifique à trois classes créé en 1813, était en acier pour l'entrée dans la seconde classe, en argent et en or pour les autres. Paul, en précisant que cette croix était "souvent en argent", confirme le fait que la croix en acier avait été si massivement distribuée qu'elle ne suscitait plus d'intérêt et que les autorités l'avaient pratiquement remplacée par la croix de première classe en argent.
6) - "importance capitale" : le second assaut tenté par le Kronprinz sur Verdun, par la rive gauche de la Meuse, a échoué sur le Mort-Homme le 8 mars. Au soir de cet échec les pertes allemandes (tués, disparus et blessés) dépassent le nombre de 100 000 (à peu près autant chez les Français).
7)  - "La Turquie a demandé la paix" : fausse nouvelle provenant de rumeurs datées du début mars 1916 : celle d'une prise prochaine de Constantinople (les Russes s'étaient effectivement emparés d'Erzurum - au nord-est de la Turquie 8) - à la mi-février 1916, ce qui fit rêver certains journalistes d'une tenaille dont l'autre mâchoire serait une nouvelle offensive alliée sur les Détroits) et celle de la préparation d'un dépeçage de l'Empire ottoman entre les Alliés (un mémorandum concernant leurs futures zones d'influences respectives fut effectivement publié le jour même, le 6 mars 1916, de l'envoi de cette lettre. Mais la chute attendue de l'Empire ottoman était très loin d'être obtenue.
9) - "les coupons" : la France a officiellement engagé des négociations en 1915 avec l'État brésilien pour qu'il honore les dettes publiques de son État central, de ses États fédérés (dont l'Amazonie, qui a lancé son dernier emprunt obligataire en 1914) et de ses principales villes. Ces négociations permettront de convaincre le Brésil de sortir d'une neutralité favorable à l'Allemagne en lui déclarant la guerre en octobre 1917.


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